Christophe SY QUANG-KY
- Psychologue clinicien – Unité médico-psycho-légale (site SAINTE-ANNE) / Centre Hospitalier de MONT DE MARSAN
- Christophe.sy-quang-ky@ch-mt-marsan.fr –
- Président de l’association RAISONANCE – http://raisonance.net
SECONDE PARTIE : LES PISTES DE REFLEXION AU PROBLEME
Quel type de subjectivité est le produit de notre société ?
Pour répondre a cette question et pour analyser les phénomènes de violence, nous devons nous intéresser aux ‘mutations anthropologiques’ qui ont généré les pathologies de l’idéal. Alors nous pourrons poser des mots aux maux.
INTRODUCTION
La première partie a mis en exergue différentes figures de radicalités souvent porteuses de violences dans la société. Au nom de mon père – patronyme façonné par l’institution militaire coloniale en Indochine, de son parcours, de ses racines chinoises jusqu’à sa décoration de la médaille de la Légion d’Honneur, au croisement de l’histoire, de la géographie, de la politique et de l’économie, j’ai abordé comment intimement, chacun d’entre nous, nous pouvons être vecteurs d’une radicalité violente – pour ma part, en sublimant les pulsions destructrices des patients les plus violents en psychiatrie et les plus rejetés dans la société, les auteurs de violences sexuelles. J’ai donc démontré en première partie qu’une violence radicale était avant tout collective avant d’être individuelle, prenant sa source dans les injustices de l’humanité. C’est ainsi que nous avons différencié les pathologies du lien des troubles de la relation. Le lien est à la clinique du contenant ce que la relation est à la clinique du contenu. Le sens de l’autre et la notion d’empathie supposent un certain niveau de relation d’objet, intériorisant les principaux interdits sociétaux, ce qui n’est pas le cas du lien. La relation internalise l’objet tandis que le lien l’externalise, facilitant l’existence et ‘l’intérêt’ d’un objet dit transitionnel. Les pathologies de l’Idéal du Moi sont plutôt du côté du lien, témoignant d’une carence du symbolique et d’une défaillance d’objet transitionnel. D’où une articulation mal aisée entre agressivité et violence, une mauvaise approche des conflits internes/externes au sujet. Cependant, différentes formes de radicalités peuvent révéler la souffrance de chacun d’entre nous, en institution, collectivement ou en tant que professionnels ou individuellement comme citoyens, membres d’une famille car derrière les actes de violence voire de barbarie, il est encore question de civilisation, de culture et d’idéologie selon un écrasant Idéal du Moi par rapport au Surmoi. L’inhumanité nous impose tout un questionnement sur notre humanité. Comment comprendre, dans notre société dite post-moderne le retour de la haine systématisée dans un rejet radical de l’Autre ? Si, en psychanalyse, l’objet naît dans la haine, le sujet meurt-il dans l’amour ? Mais la haine est-elle vraiment à l’opposé de l’amour ou n’est-elle pas liée à la pulsion d’attachement ?
Selon un modèle psychanalytique, les figures de radicalisation pourraient se situer entre deux positions psychiques dites schizo-paranoïdes et dépressives. Autrement dit, dans la première, le sujet exprime sa toute-puissance narcissique. Son unicité est renforcée par les mécanismes défensifs du clivage et de la projection tandis que dans la seconde position, le sujet se désespère dans la séparation par rapport à l’imago maternelle. Pour aborder la clinique des comportements violents, il est nécessaire d’avoir une grille de lecture plus large faite d’horizon et d’échelle plus vaste. Ces figures seraient le fruit d’un modèle de société construit sur l’unique loi dérégulée du marché. Pourtant, cette dérégulation consumériste serait collectivement suicidaire au regard des risques pris pour l’écosystème. Le changement de modèle anthropologique devient donc une mesure défensive contre le risque létal de l’humanité. Composée de cynisme, d’arrogance et d’immoralité dans sa gouvernance, la dérégulation économique affaiblirait les figures surmoïques, le sens de l’autorité, ce qui a généré les pathologies de l’Idéal du Moi prônant l’intolérance à la frustration sans castration possible et l’accès à une jouissance immédiate des biens et des personnes. C’est ainsi que nous aboutissons aux violences radicalisées dans la société.
Regrouper les individus sous forme de paquets homogènes sans finesse, sans distinction ni complexité en écartant leur histoire personnelle lorsqu’on entend les « Blancs », les « Noirs », les « Asiatiques », les « Arabes », les « hommes », les « femmes », les « adolescents », les « seniors », les « hétérosexuels », les « homosexuels », « les décrocheurs », etc…, cette pensée essentialiste faite de « raccourcis et de réductionnisme » exprime déjà la radicalité, l’exclusion voire l’auto-exclusion puis l’affrontement entre groupes sociaux, communautés, ethnies, cultures. Comme si les catégories de couleur de peau, de religion, de niveau d’investissement scolaire, de genre ou d’orientation sexuelle définissaient les individus dans leurs comportements justifiant un rejet radical de l’altérité. La radicalité se réduit à des propos entre « Eux » et « Nous ». C’est le paradigme freudien de l’étrange étrangeté du nourrisson. A propos de l’idéologie ségrégationniste des années 1950, aux Etats-Unis, le producteur, scénariste et réalisateur Haïtien Raoul PECK a mis en évidence dans le film : « I am not your negro » (2017), la critique rigoureuse de l’écrivain James Arthur BALDWIN lorsqu’il dit : « Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver au fond d’eux-mêmes pourquoi, tout d’abord, il leur a été nécessaire d’avoir un « nègre », parce que je ne suis pas un « nègre ». Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu’il vous en faut un. (…) – Le problème Noir – . Ce problème que les [Blancs] ont inventé pour préserver leur pureté les a transformé en criminels et en monstres et maintenant les détruit. – Prenons le phénomène des tueries de masse en milieu scolaire aux Etats-Unis -. Et cela ne résulte pas de ce que les Noirs font ou ne font pas, mais du rôle assigné aux Noirs par une imagination blanche coupable et limitée. » – L’affrontement inter-groupal devient séculaire et paraît quasi-insoluble pour James Arthur BALDWIN : « Il est impossible d’accepter les prémisses de ce récit ; elles reposent sur le profond malentendu américain quant à la nature de la haine entre Noirs et Blancs. L’homme noir tire sa haine de la rage. Ce n’est pas tant qu’il déteste l’homme blanc, mais qu’il ne veut plus l’avoir sur son chemin, et, surtout, sur le chemin de ses enfants. L’homme blanc tire sa haine de la terreur, une terreur sans fond ni nom qui se focalise sur le Noir comme figure d’effroi, sur une entité qui n’existe que dans son esprit » (Ibid., p 80).
Il y aurait donc une fabrication de haine prise dans une « géohistoire », décrite par les travaux cliniques de Daniel DERIVOIS. Nous sommes face à une haine idéalisée. Mais aussi cela manifeste un idéal haineux fruit d’un imaginaire collectif pour garantir une cohésion groupale à défaut d’une cohérence individuelle. La haine issue de l’imaginaire s’appuie probablement sur la pulsion d’attachement, c’est-à-dire, elle proviendrait d’un mécanisme psychique archaïque liée à la vitalité de chacun d’entre nous. Dans cet imaginaire, le but est d’édifier un ‘mur’ contre ses propres angoisses destructrices. Plus qu’une protection, l’idée du mur correspond à l’idée d’un enfermement, d’un isolement et d’une rupture de liens d’altérité. La haine est une problématique de lien, pas de la relation. Ne plus voir l’autre ne l’empêche pas d’exister ! Le mur est très proche du déni de réalité, c’est-à-dire du mécanisme de forclusion psychotique. Mais les murs en voie de réalisation entre les frontières révèlent les murs psychiques de chacun d’entre nous (et vont au-delà des murs géopolitiques) : les murs ne contrôlent pas les flux migratoires et n’empêchent pas les attaques terroristes. Disons-le autrement : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
En 1860, lorsque Victor HUGO écrit ce poème, intitulé « La conscience », il prolonge le mythe biblique où il est question, rappelons-le, dans l’Ancien Testament, du meurtre d’Abel par Caïn. Le poète imagine les tourments de Caïn poursuivit par un « œil », l’œil de Dieu. Sa fuite constitue l’allégorie de la Conscience ou l’expression de la culpabilité, des remords grâce au Surmoi de Caïn. Bref, Victor Hugo humanise Caïn et fait de lui une figure emblématique de toute l’humanité. C’est la raison pour laquelle, actuellement, les mouvements radicalisés suprématistes qui diffusent leur haine sur les réseaux sociaux s’inscrivent dans cette logique géo-historique.
Plus qu’un système, nous avons décrit une doctrine pour révéler les pathologies de l’Idéal constituées de mortification et de narcissisme, ce qui génère populisme et radicalités. Les théories du complot où règne le désir de post-vérité représentent ces mécanismes de clivage et de projection. La colère et la haine radicalisée de certains groupes et individus semblent aujourd’hui, dans les mouvements sociaux s’inspirer de cette logique : tous, ensemble mais tout seuls. Nous sommes au-delà d’un combat juste qui peut dénoncer les injustices sociales. Ce constat suppose l’érosion des vérités des faits car ce qui est à l’épreuve, c’est l’imagination. Rêver devient un cauchemar ! La post-vérité s’en prend à la fiction qui enrichit le réel. C’est une atteinte du sensible, un régime d’indifférence qui altère la croyance, le jugement, le vivre-ensemble, le commun, la délibération et le complexe. L’illusion des sens fait rupture avec l’intelligible. Pourquoi une telle évolution de la société ? « Séparer l’Eglise de l’Etat ne suffit plus ; tout aussi important serait de séparer le religieux de l’identitaire », pensait Amin MAALOUF, de l’académie française, dans Les identités meurtrières (1998). « Si l’on veut éviter que cet amalgame ne continue à alimenter fanatisme, terreur et guerres ethniques, il faudrait pouvoir satisfaire d’une autre manière le besoin d’identité » (Ibid., p 110). La question identitaire (qui suis-je ? mais aussi où vais-je ? nous fait remarquer Daniel DERIVOIS (2017) nous semble cruciale dans la masse d’informations recueillie par le sujet. C’est un sujet seul, sans capacité de recul ni d’esprit critique qui n’accroît pas sa connaissance. Cette quête identitaire polarise les préjugés. L’individu triomphe dans la similitude. La modernité est donc un concept de crise et la démocratie qui n’offre aucune garantie ultime devient un système anxiogène. Pour réparer cette fragmentation de la pensée, à nous de dialoguer, convaincre, changer d’avis, se remettre en question soi-même face à l’autre. Entre politique d’austérité et politique de dépense publique, une troisième voie s’impose, faite de régulation « surmoïque » et d’ « aire transitionnelle », ce qui suppose d’instaurer une relation de confiance pour créer des liens de créativité et un sentiment d’Unité. Au contraire, la méfiance est partout, tout le temps. Méfiance à l’égard des idéologies, des lendemains qui chantent, méfiance à l’égard de la politique, de la science, de la raison, du progrès, de la modernité mais aussi méfiance à l’échelle du monde, du global, du planétaire. L’opinion et l’émotion tendent à remplacer la réflexion et le désir d’apprendre. Dans les réseaux sociaux sur internet, il n’existe pas de débats d’idées, car il n’y a pas la place ni le temps à la discussion selon une argumentation et une contre-argumentation méthodologique. La société narcissique altèrerait profondément le débat démocratique où il n’y a qu’une auto-contemplation soit dans l’onanisme soit dans l’orgie de l’image, du verbe, d’un soi grandiose. D’ailleurs, comment voulez-vous discuter avec plusieurs interlocuteurs avec 280 signes ou caractères sur twitter ? Les algorithmes et les réseaux sociaux sont des réducteurs de pensée, puissantes sources de radicalités. Du coup, le droit d’expression et les affirmations péremptoires écrasent le devoir de réserve et le sens de la réfutation. Le processus numérique détruit le procès, c’est-à-dire le débat contradictoire. La liberté de pensée se confond peu à peu avec la servitude des moteurs de recherche sur internet. Les violences actuelles se radicalisent car elles convergent toutes vers un problème identitaire inhérent à une problématique de la dépendance. Commençons par décrire nos dépendances (avec leur degré de toxicité) pour comprendre qui nous sommes puis ce que nous désirons et enfin dans quelle direction. La question : « Où vais-je ? » devient plus intéressante que la question : « Qui suis-je ? », dirait Daniel DERIVOIS. Cette démarche suppose un effort intellectuel, un goût pour la réflexion et surtout un désir d’apprendre (car notre monde interne et notre société sont d’une grande complexité. A propos du destin de l’humanité, l’auteur des Identités meurtrières, nous dit : « (…) pour l’homme, le destin est comme le vent pour un voilier. Celui qui est à la barre ne peut décider d’où souffle le vent, ni avec quelle force, mais il peut orienter sa propre voile. Et cela fait parfois une sacrée différence. Le même vent qui fera périr un marin inexpérimenté, ou imprudent, ou mal inspiré, ramènera un autre à bon port. » (Ibid., p 113). Comment amener toute une humanité à bon port ?
VI) LE TRAVAIL DE L’IMAGINAIRE COMME DEPASSEMENT DES COMPORTEMENTS VIOLENTS A TRAVERS L’ŒUVRE D’EDOUARD GLISSANT.
L’art et le recours à l’imaginaire nous amènent vers une « poétique de la relation », comme l’appelle Edouard GLISSANT. Notre choix pictural d’illustrer notre propos fut la « Métamorphose de Narcisse » car elle fut réalisée par Salvador DALI en 1937, période très mouvementée en Europe et correspondant à sa méthode dite ‘paranoïaque-critique’. Nous pourrions vivre actuellement les mêmes tensions sur le vieux continent. Pour les critiques d’art, DALI aborde différents concepts comme l’égotisme, le drame humain de l’amour, l’ambiguïté sexuelle, la transformation dans la mort et l’influence de Gala. Tous ces thèmes pourraient être d’actualité pour illustrer les métamorphoses de la société. Pourtant, cette œuvre prit tout son sens lorsqu’en 1938, DALI l’emporta avec lui lors d’une rencontre avec Sigmund FREUD à Londres. Le père de la psychanalyse exprima son admiration envers la maîtrise technique de l’artiste ainsi que son désir de creuser dans la genèse de l’œuvre. DALI sentit que les observations de FREUD signifiaient la reconnaissance de sa méthode dite paranoïaque-critique, et par extension, du mouvement surréaliste. Hélas, ce qui fut sublimé a sombré dans les ténèbres de la seconde guerre mondiale. Les radicalités et les processus paranoïaques contemporains seraient, de notre point de vue, parfaitement représentés dans une sorte de « poétique cannibale » qui « relie, relaie et relate » (pour se référer à Mondher KILANI, 2018). « Métamorphose de Narcisse » serait sur le plan clinique, l’œuvre paradigmatique qui relie le thérapeute et son patient, qui relaie le message de mort en message de vie et enfin qui relate l’inénarrable, la mise en récit d’une histoire effroyable. Or, « La fascination de l’effroi agirait pour le thérapeute comme contrepoids et contremesure pour lutter contre la sidération », nous indique Magali RAVIT (ouvrage collectif sous la direction de Anne BRUN, René ROUSSILLON, 2016).
Si à la scène de fascination de l’un correspond une scène de séduction terroriste de l’autre, l’imaginaire recrée du lien et réinstaure de la vie en mutation comme une chrysalide thérapeutique. La radicalité souffre d’ouverture de liens diversifiés au profit du repli communautaire ou clanique dans un fantasme d’homogénéité (loin de la réalité). Ce qui est enjeu, ce n’est pas la peur de la rencontre de l’autre ou l’étrange étrangeté mais l’angoisse de séparation qui surviendrait d’un jugement de l’autre sur soi-même, du fait d’un Idéal du Moi proche de la mégalomanie.
Le comportement de radicalité interroge la notion de racine et non pas de race ou de communauté. Sur le plan de l’identité, peu importe que les racines soient sous forme verticale (unique) ou sous forme de rhizome, qu’il y ait peu ou de nombreux échanges interculturels, qu’on soit dans la distinction entre cultures ataviques et cultures composites.
Au-delà d’un certain niveau de profondeur de l’Etre, nous partageons le même noyau, qu’il soit issu de l’écorce terrestre ou au cœur de l’ADN. En ce sens, toutes les cultures se valent, comme le souligne le philosophe Edouard GLISSANT, sans hégémonie entre elles. Avec la clinique de la mondialité, nous considérons que les histoires collectives s’articulent et sont imbriquées avec les histoires singulières. « Agis dans ton lieu et pense avec le monde… un monde qui bouge », nous oblige à penser à notre héritage identitaire. Rencontrer l’autre passe par la rencontre avec soi-même. Alors, cette injonction pose le métissage de la pensée. C’est ce que Daniel DERIVOIS appelle la clinique de la traversée. Le monde monochrome de l’uniformisation de la radicalité s’oppose au monde des idées métissées et de la diversité polychrome. La haine radicale n’est pas celle de l’autre mais c’est avant tout dans les racines de chacun qu’elle peut émerger. Dans la paranoïa, c’est le choix de l’amour de la raison qui l’emporte pour dissimuler la raison d’amour. C’est pourquoi tout paraît inverser dans le mécanisme de projection paranoïaque. C’est en puisant dans l’imaginaire qu’on peut dépasser ses angoisses et ses projections, grâce à différents supports culturels (linguistiques et artistiques) : « Nous pensons et écrivons en présence de toutes les langues du monde », nous explique Edouard GLISSANT, à propos de la créolisation des pays. Les œuvres d’art nous aident à percevoir la beauté du monde à travers le chaos, le vertige, la violence et le partage des humanités.
Le Tout-Langue devient ainsi une poétique de l’errance enracinée dans un espace multidirectionnel et multilingue, où se mêlent le regard du fils et la vision de l’étranger.
VII) LES CONCEPTS DE “CLINIQUE DE LA MONDIALITE” DE DANIEL DERIVOIS OU UN IDEAL REALISTE POSSIBLE ?
En s’approchant de la conclusion, si les pathologies de l’Idéal sont étroitement liées au fonctionnement narcissique et à la dépression, qu’est-ce que la dépression ? Sur le versant économique, on parlera essentiellement de chute des valeurs boursières. Sur le versant métapsychologique et du point de vue de la psychopathologie, la dépression passerait par une quête ambivalente dans l’effondrement d’une certaine valeur de l’égo. Le sujet dépressif chercherait à la fois à se dégager de l’apragmatisme, du désespoir et d’un profond mal-être mais il serait également dans une forme de complaisance voire d’agressivité à l’égard d’autrui. Ne plus rien désirer ni même la vie en société, cela reviendrait peut-être à rejoindre le principe du nirvana, théorisé par Sigmund FREUD. En effet, l’extinction totale du désir en étant suspendu ou aspiré par un vide libérateur de tensions, cela peut s’apparenter paradoxalement à un état de bien-être dans le mal-être. Or, la métaphore du laboratoire photographique peut nous aider à dépasser l’état de dépression. Etre dans la négation de tout, c’est ne plus regarder les transformations détaillées du négatif.
Or, c’est précisément ce que démontrent les travaux de Daniel DERIVOIS par la nécessité de penser des espaces intermédiaires. Lors d’une journée de formation RAISONANCE (MONT DE MARSAN, 27/04/2018, cf. site internet), nous avons pu déplier et déployer la richesse sémantique de sa recherche clinique : « Nous avons un héritage, pas de testament », pour René CHAR. Un héritage identitaire. Pour cela, nous ne devons pas confondre commencement et origine. « L’homme arrive dans le mystère du pourquoi (…) où toute histoire est une trans-histoire », dans un déplacement du patient vers le clinicien, en réinterrogeant l’histoire de chacun et où l’histoire de chacun est inscrite dans une histoire collective. « L’ici et maintenant témoigne d’un ailleurs et toujours ».
La puissance et l’originalité de ce schéma est de représenter l’interpénétration des niveaux, échelles et axes pour les différents publics et professionnels motivés et engagés dans l’approche clinique de la mondialité. Appliqué en psychiatrie ou en pédopsychiatrie, quel que soit le public concerné mais pas seulement, utilisé par les professionnels de la protection de l’enfance ou en milieu judiciaire, « Ces échelles sont des portes d’entrée sur le psychisme du patient comme du clinicien. Quand ça coince dans une porte (symptomatique), on essaie de passer par une autre jusqu’à ce que l’appareil psychique s’assouplisse pour être en position de se recréer (thérapeutique) », nous dit Daniel DERIVOIS (2017). Cette modélisation des phénomènes de transition psychique démontre également l’évolution des traces héritées. « Comme le souligne la théorie winnicottienne, ce qui importe à repérer par le professionnel, ce n’est pas l’objet en tant que tel mais l’utilisation transitionnelle qui en est faite. » (Ibid., p 77). Donner un doudou à un enfant ne provoquera pas forcément une douce séparation entre la mère et l’enfant. C’est la manière dont l’enfant pourra investir son doudou qu’il y aura un processus de transition entre sa mère et lui. De même, traiter la problématique des différentes formes de radicalités sans s’interroger sur l’imaginaire ou le fantasmatique, c’est nier (dans un processus inconscient de déni) les interactions produites dans l’histoire et la géographie. « Il n’y a pas d’ « immigré » ni de « migrant » sans histoire ? » (Ibid., p 74). Les personnes qui se déplacent d’une zone géographique à une autre, quel que soit leur âge, quelles que soient leur confession et leurs convictions et quel que soit le crime commis par ses parents ou les « ennemis » de ses parents, pourrions-nous préciser, mobilisent et transportent leur histoire trans- et intergénérationnelle. La violence dite radicalisée serait le résultat d’un conflit hérité non élaboré voire enkysté chez un individu, c’est-à-dire au sein d’une famille, c’est-à-dire dans un groupe ou une communauté. Notre travail collectif, professionnels de l’écoute et citoyens est de délier, déplier, déployer cette longue géohistoire conflictuelle. Il convient ici d’apprendre à s’opposer pour se poser et à déposer la lourde douleur des générations. Penser pour panser les plaies dues à la chaîne d’agressivité du passé. Les actes destructeurs deviendront alors des maux qui se transformeront en mots de création de vie. Le but n’est pas uniquement psychothérapique mais il est d’assurer un remaillage des liens au sein de la société. C’est un travail supra-institutionnel impliquant les associations et les professionnels, la culture des uns et des autres, celle de l’écouté et celle de l’écoutant. Notre civilisation dite post-moderne doit y parvenir ou périr. En somme, le goût de l’Autre est un profond travail de passeurs d’idées et de continuité psychique. De notre capacité d’accueil y compris de notre propre radicalité dépendra l’apaisement et l’ouverture des esprits. L’échange interculturel et le partage de valeurs, les plus intimes soient-elles, fourniront un passionnant travail de symbolisation. « Ceux qui transmettent reçoivent aussi. » (Ibid., p 76). Le goût de l’Autre constitue l’interconnexion latente des cultures et rend manifeste la complémentarité des individus, d’ici et d’ailleurs. Le goût de l’Autre, c’est la saveur de la vie. La différence est ainsi recherchée pour la richesse de la diversité.
EN CONCLUSION
Nous pourrions nous référer aux écrits de quelques experts intervenus lors de l’audience publique sous l’égide du Ministère de la santé qui s’est tenue les 14 et 15 juin 2018 à propos de la prévention, de l’évaluation et de la prise en charge des auteurs de violences sexuelles. Parmi ces experts, notons les propos d’Odile VERSCHOOT qui évoque la nécessité d’une articulation santé-justice.
La violence attaque l’intime ou l’identité, surtout les comportements violents en référence à une pathologie de l’Idéal. L’articulation entre le monde judiciaire et le milieu de la santé nous semble pertinente car l’auteur des faits, à travers son acte est toujours dans la négation d’autrui. La loi du 17 juin 1998 qui a permis de penser et de poser le suivi socio-judiciaire avec injonction de soin répond à l’indifférenciation-confusion Moi / non-Moi à l’œuvre chez les auteurs présentant des troubles du narcissisme. Cette articulation constitue un maillage entre le réel et le symbolique, là où tout est pulsionnel pris dans le clivage et les mécanismes d’emprise.
En matière de traitement de comportements violents dans la société, cette articulation devra être élargie à d’autres acteurs comme ceux du champ social pour la prise en charge des auteurs dits radicalisés. L’idée est de créer des cadres inter-contenants bénéfiques pour l’auteur-justiciable, les professionnels et l’ensemble des citoyens. Le but est de construire la notion de respect et de différence dans différents espaces de complémentarité.
Pour conclure, nous pourrions esquisser une hypothèse de travail. En m’inspirant des travaux de Daniel DERIVOIS en psychopathologie et de l’œuvre d’Edouard GLISSANT poète philosophe de la relation, à savoir, pour dépasser le phénomène des comportements de violence, au lieu de poser un travail de symbolisation pour les auteurs, proposons-nous et proposons-leur un espace imaginaire. Parce que la violence nous emprisonne dans le réel, quelle violence que ce soit, d’individus dans la sphère de l’intimité ou faite au genre dans l’espace public, la violence d’Etat, d’un système économique ou liée à un Idéal mortifère, changeons de modèle de pensée, imaginons un autre monde possible.
Les œuvres de l’artiste chinois LIU BOLIN, sculpteur, performeur et photographe surnommé « l’homme invisible » est particulièrement paradigmatique. Issu du pop art, il emprunte les codes culturels universels pour dénoncer les fléaux d’ordre culturel, politique, socio-économique et écologique. « Certains diront que je disparais dans le paysage ; je dirais pour ma part que c’est l’environnement qui s’empare de moi. » Cet énoncé démontre à la fois l’esprit occidental et la pensée chinoise, au sens de Marcel GRANET. L’esprit dit cartésien suppose le conflit et la confrontation. En effet, disparaître c’est se soumettre par rapport au plus fort. L’ego contre le monde extérieur. Le second point de vue renvoie à la dynamique des fluides selon la règle essentielle des fonctions de la vie : l’homéostasie. Ne faire qu’un avec les éléments (métal, bois, eau, feu et terre) traduits en chinois les 5 phases (« WUXING »), notions apparues entre le Vème et le IIIème siècle avant J.-C. « Le sage est sans destination et même sans aspiration. Il évolue dans le tao, tel le poisson dans l’eau », dirait le sinologue François JULLIEN dans Nourrir sa vie à l’écart du bonheur (2005). Ne restons pas attachés à l’aspect cosmologique de la pensée chinoise traditionnelle comme un point aveugle. Si tout s’oppose, tout se complète, s’interpénètre et se transforme dans un système analogique contenu dans les 64 hexagrammes du Yi King ou Livre des Transformations. Loin d’être un ouvrage ésotérique et divinatoire, il offre une structure logique, en médecine traditionnelle chinoise, de la théorie de la complexité reliant microcosme et macrocosme, l’homme et son environnement. Il est commun de rappeler que chaque hexagramme du Yi King équivaut à l’un des triplets génétiques et la structure de l’ordre naturel décrit dans l’ouvrage ancestral se trouve correspondre point par point aux radicaux chimiques composant l’ADN. Cette conception de la vie n’a pas empêché LIU BOLIN de développer un immense travail créatif de protestation silencieuse depuis 2005. Il crée des œuvres mêlant photographie, body art, art optique et sculpture vivante. Le temporel rejoint l’intemporel et inversement grâce à l’art photographique. Le contenant esthétique amplifie le contenu du message. La forme n’est rien sans le fond et réciproquement. Fervent admirateur de Picasso, Modigliani, Warhol ou encore Bacon, l’art du camouflage est pour LIU BOLIN est de rendre visible l’invisible, l’audible l’inaudible. Avec l’aide de ses assistants, cet homme caméléon pose durant des heures devant un mur, un monument ou une nature pour se fondre dans le décor sans aucun trucage numérique. A l’espace d’art contemporain de la ville de Bayonne, ma ville natale, LIU BOLIN a exposé quelques œuvres entre juin et septembre 2018, en interrogeant la politique et la censure, la tradition et la culture chinoise, la société de consommation et la liberté de la presse. L’œuvre intitulée « Charlie » est en réaction aux attentats survenus dans les locaux de Charlie Hebdo en 2015. En collaboration avec les galeristes français Flore et Romain DEGOUL, LIU BOLIN a l’idée de faire disparaître 17 personnes devant un pan entier de couvertures du journal. Après accord des familles des victimes et les membres de la rédaction, « la performance se passe à Paris dans la plus stricte confidentialité. Les membres de la rédaction, accompagnés de leurs gardes du corps ainsi que les autres participants se font peindre devant les couvertures de Charlie Hebdo. La performance dure 5 jours avec la participation de 17 figurants dont un enfant et une équipe de 8 assistants. » Cette œuvre devient intemporelle lorsque le drame a creusé la temporalité -et mis en avant l’idéologie fanatique. Regardons plus loin les faits historiques.
Pendant les quatre années de la Grande Guerre, les Français ont chanté. Avec enthousiasme, avec désespoir, avec haine, avec pitié, avec humour, avec patience… Bertrand DICALE a retrouvé ces chansons et nous propose de les (re-) découvrir. L’émission « Carnets de chant 1914-1918 », diffusée le 08 août 2018 accompagnée d’une carte postale montrant une caricature en modelage de Guillaume II illustre notre concept de légitimation de la violence pour définir les buts de la guerre et même pour décrire une anthropophagie politico-idéologique !
La chanson écrite pour les circonstances de la guerre, s’intitule “Chasse aux barbares”, écrite par l’anarchiste Gaston MONTEHUS. Nous reconnaissons l’air de “Auprès de ma blonde“. Cette chanson fut apparue en 1704 sous le règne de Louis XIV et c’était une chanson de soldat. Avec les mœurs de 1914-1918, ce n’était pas étonnant que l’on utilisât une chanson enfantine pour parler de la guerre. Voici les paroles :
« Pour chasser les barbares qui veulent rentrer chez nous / Pour chasser les barbares, Français sans peur debout / Ne versons pas de larmes, fièrement Prenons les armes / Si le canon gronde, c’est pour notre liberté / Liberté du monde, qu’on veut massacrer / Nous prendrons la jambe de Guillaume… »
Autre exemple reliant l’Idéal à la pulsion de mort. L’article du journal Sud-Ouest du 05/08/2018 titrait : « Le suicide de BEREGOVOY ou le naufrage d’un idéal », à propos de cet acte intervenu le 1er mai 1993. Il est question dans cet article, avec ce drame, d’avoir « enterré les utopies de mai 1981 », lors de l’élection de François MITTERRAND. Pierre BEREGOVOY aurait incarné la gauche gestionnaire qui prône l’adaptation aux lois du marché « comme si ce suicide, au-delà d’un destin personnel, symbolisait le naufrage d’un élan collectif et l’abandon en rase campagne des classes populaires par le parti socialiste », écrit l’éditorialiste du quotidien Sud-Ouest.
In fine, les actes de violence intimement liés aux pathologies de l’Idéal et au narcissisme nous imposent une question philosophique : que doit-on choisir ? La liberté ou le bonheur ? Nous avons tenté de définir dans cet exposé que l’un ne dépendait pas forcément de l’autre sans risque d’enfermement lié à la pensée normative. Le video-clip de la chanson « Happy », de PHARRELL WILLIAMS, diffusé en 2013, fut commercialement efficace à travers le monde. Cette chanson nous impose par un rythme universel, une injonction au bonheur cosmopolite et parfaitement égalitaire, quelle que soit sa culture, son genre ou son orientation sexuelle, quelle que soit sa part d’héritage économique ou sa classe sociale. Le contenant techno-économique crée et conditionne désormais le contenu de la vie des individus. L’humanité du nouveau millénaire pourrait se passer de sa liberté pour vivre dans un bonheur encadré par des normes de sécurité, dans un monde sous anxiolytique. Or, quelle est la violence la plus primordiale ? N’est-ce pas celle de perdre toutes nos libertés ? Au terme de cet exposé, faut-il encore choisir entre la liberté ou le bonheur ? Et si au fond, l’existence n’était qu’un contenant sans contenu ? Les actes les plus destructeurs de type génocidaire et les plus abjects des meurtres de masse aux crimes les plus barbares ne constitueraient, pour les auteurs, qu’une quête désespérée ou qu’un acharnement délirant d’un contenu sans contenant. Le sens décortiqué et rendu à sa plus simple expression ne renverrait qu’à un énième contenant que l’on peut décline à l’infini. Ceci expliquerait pourquoi nous passons autant de temps et d’énergie psychique à envoyer des messages électroniques par téléphone ou ordinateurs. Nous arrivons à la confusion entre le contenant et le contenu.
Autant les idéaux que la matière dans tout l’Univers mais aussi le temps, l’espace, l’idée de vitesse, les liens et les relations d’objet, la notion d’identité et même nos émotions formeraient un emboîtement de contenants et de contenus systémiques à différentes échelles en interaction les uns avec les autres. La physique quantique subatomique nous l’enseigne. A un certain niveau, il y a des formes, des lois, des éléments séparés et distincts. A d’autres niveaux, au niveau subatomique, les entités sont interpénétrées au point où le photon n’a plus de matérialité, il n’a qu’une existence éphémère. Parce que la particule est encore matérielle alors que l’onde ne l’est plus, nous relions des notions contradictoires et antagonistes. La sagesse ou la spiritualité rejoint la science lorsque deux visions du monde s’imposent : l’une où les choses sont claires et distinguables, l’autre où les choses sont génésiques. Là où il y a quelque chose qui génère, le chaos a la puissance génésique, la genèse étant le moment de création où les choses se font. Mais ce qui est créateur existe avant que la forme créée apparaisse. La forme ou le contenant renvoie à l’informe ou le contenu qui lui-même apporte la forme, dit autrement, d’un point de vue bouddhique, la forme est vide et le vide est forme. Le chaos ne serait pas une séparation entre l’Etre et le non-Etre, le chaos continuerait à être à l’intérieur du cosmos. Le chaos n’est pas un état antérieur mais un état intérieur. Je crois aussi aux forces de l’Esprit, en étant pour finir, dans ce domaine, mitterrandien ! La vision scientifique et technique du monde a différencié l’Occident des autres civilisations mais cette vision constitue un refoulement de tout ce qui avait auparavant existé en Occident, selon une conception cosmogonique. Le cosmos mécanique, au fil des siècles, a permis l’invention du numérique qui, à son tour, nous ramènera dans un monde organique comme les nanotechnologies. Nous accédons tous, à une levée du refoulé ! Jean-Marie LE CLEZIO nous dit, à propos de l’écriture, que « La main sème, les yeux récoltent », je me demande si les oreilles recueillent après un exposé, je lance le débat, je vous laisse la parole.
« L’humanité est engagée dans un processus de développement que l’on qualifie de progrès. Or finalement, tous les problèmes actuels de la société sont la conséquence de cette évolution. Il y a là un lien de cause à effet et une contradiction dont il me semble nécessaire de prendre conscience : plus on se développe, plus il y a un impact sur notre développement et plus, en réalité, celui-ci se dégrade. Les symptômes ne sont pas circonscrits à la Chine. Ils sont communs au monde entier. » LIU BOLIN.
ARTICLES, BIBLIOGRAPHIE, EXPOSITIONS, SITES
- Anne BRUN, René ROUSSILLON, Aux limites de la symbolisation, Editions Dunod, 2016
- Jean-Pierre CAILLOT, Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique, Editions Dunod, 2015
- Daniel DERIVOIS, Clinique de la mondialité – Vivre ensemble avec soi-même, vivre ensemble avec les autres, Editions Deboeck, 2017
- Anselm JAPPE, La société autophage – capitalisme, démesure et autodestruction, Editions La découverte, 2017
- René KAËS, L’Idéologie, l’idéal, l’idée, l’idole, Editions Dunod, 2016
- Mondher KILANI, Du goût de l’Autre – Fragments d’un discours cannibale, Editions Seuil, La couleur des idées, 2018
- Jean-Pierre LEBRUN, Les couleurs de l’inceste – Se déprendre du maternel, Editions Denoël, 2013
- Charles MELMAN, La nouvelle économie psychique – La façon de penser et de jouir aujourd’hui, Editions érès, 2009
- Michel Gad WOLKOWICZ (sous la direction de), Le sujet face au réel, et dans la transmission, Editions In press, 2017
- Exposition Liu BOLIN, Hiding in the city, DIDAM, Bayonne 29/06-16/09/2018
- Christophe SY-QUANG-KY, Théories du complot : pourquoi visent-elles une déconstruction idéologique des savoirs
- Le rhizome selon Edouard GLISSANT, Une pensée archipélique