A PROPOS DE VIKTOR FRANKL (1905-1997) PRINCIPES ET PERSPECTIVES DE L’ANALYSE EXISTENTIELLE ET DE LA LOGOTHÉRAPIE

Rédacteur en chef

Georges-Elia Sarfati

Rédacteur en chef de Thyma

Professeur des universités

Ecole Française d’Analyse et de Thérapie Existentielles Viktor Frankl

  1. Introduction

Fondateur de la “troisième école viennoise de psychothérapie”, philosophe et psychiatre, déporté de Vienne pendant la seconde guerre mondiale, en raison de ses origines juives, rescapé des camps nazis, Viktor Frankl occupe une place de première importance dans le champ de la philosophie existentielle et de la thérapie. Il a développé une réflexion sur la condition humaine, qui met au centre des motivations premières de chaque être humain la recherche du sens. Pionnier de la médecine sociale et du conseil – à la même époque qu’Adler et Reich-, Frankl s’inscrit dans le mouvement de la phénoménologie. Pour l’Existenzanalyse et la “thérapie centrée sur le sens” (ou: logothérapie), l’ête humain est libre, conscient et responsable. Cet humanisme, ouvert à la dimension spirituelle, propose une perspective inédite sur la genèse de la souffrance et les moyens personnels d’y remédier. Héritier critique de Freud, d’Alder et de Jung, interlocuteur privilégié de la “psychologie humaniste” (Maslow, Rogers, May), Frankl considère que la “crise du sens” ou la “perte de sens” sont à l’origine de nouvelles pathologies. Sa conception lucide et optimiste de l’être humain, qui prend pour point de départ la question des conditions de l’équilibre individuel, ouvre aussi sur de nombreuses questions de société.

  1. Le contexte historique et théorique

L’oeuvre de V. Frankl a longtemps été méconnue en France, elle commence à peine de sortir de l’ombre, ayant peu à peu raison de fortes résistances qu’elle dût affronter aussi longtemps que se perpétua l’hégémonie d’une conception quelque peu mécaniste de la souffrance psychique.

Toutefois, si le nom de Frankl était familier, fut-ce à une fraction restreinte du lectorat, cela est notamment du à l’écho retentissant que connut la traduction française du témoignage de déportation et de captivité que le psychologue viennois publia au lendemain de la libération: Un psychiatre déporté témoigne. L’ouvrage -aujourd’hui repris dans une collection de poche sous le titre quelque peu aguicheur: Découvrir un sens à sa vie avec la logotéhrapie– reçut alors un bel accueil, il fut même préfacé par Gabriel Marcel, mais du fait de la tonalité spritualiste de son auteur, le reste de l’oeuvre souffrit pendant plusieurs décennies d’un véritable ostracisme. Un autre ouvrage de Frankl, à peine plus tardif, connut une première traduction, il s’agit de la thèse de philosophie que celui-ci défendit en 1948, à l’université de Vienne: Le Dieu inconscient. Loin d’accroître sa notoriété, dans un contexte peu enclin à le lire, cette seconde publication acheva d’exposer l’oeuvre de Frankl à une durable autant qu’injuste fin de non recevoir de la part de l’édition et du lectorat français.

En l’espace de deux prise de parole, précisément attestées par chacun de ces deux livres, Frankl donnait l’occasion, aux lecteurs qui le souhaitaient, de se familiariser avec les deux versants de sa réflexion: la logothérapie d’une part, l’Existenzanalyse, d’autre part.

Il est un fait que ces deux dénominations ne réfèrent pas exactement au même objet; il convient d’en expliciter la signification, et d’en restituer la logique, pour prendre la mesure de la contribution franklienne. Le fondateur de la “thérapie centrée sur le sens” avait forgé dès 1926 le vocable de “logothérapie”, pour désigner une modalité inédite du soin psychique, et, en 1938, il avait forgé le vocable d’Existenzanalyse (ou: Analyse existentielle), pour caractériser la dimension philosophique de son projet clinique.

La pensée de V. Frankl participe simultanément de trois champs de savoir: la psychanalyse dont elle propose d’enrichir le spectre, la philosophie (et notamment, nous l’avons dit dès les premières lignes, la phénéoménologie historique), enfin la psychiatrie (plus particulièrement la psychiatrie phénoménologique, dont Frankl est un pionnier, au même titre que L. Binswanger).

2.1. Viktor Frankl et la psychanalyse

Pour être appréciée à sa juste valeur, la contribution clinique de Frankl doit être située, par comparaison, vis-à-vis de la psychanalyse de Freud (1856-1939), mais aussi de la psychologie individuelle d’Alfred Adler (1870-1937). Comme nous l’avons évoqué en commençant, V. Frankl a d’abord été un familier de Freud qui publia son premier écrit scientifique en 1923, il fut ensuite proche du cercle d’Adler en 1925, mais il prit ses distances avec l’un et l’autre de ces deux maîtres, à partir de 1926. Mentionnons au passage que V. Frankl, qui fut assez vite proche de l’aile philosophique du mouvement psychanalytique, fut un ami de Rudolph Allers (1883-1963), lui-même psychiatre et philosophe thomiste, qui exerça sur son jeune collègue un puissant ascendant intellectuel.

Relativement à Freud et à Adler, V. Frankl affirme une position originale dans les domaines les plus spécifiques de la psychanalyse naissante:

La théorie de la motivation: Frankl affirme que la motivation fondamentale de l’être humain consiste dans la recherche de sens, et non pas dans le primat du principe de plaisir, situé au coeur de la Métapsychologie (Freud), ou du principe de puissance (Adler). Selon Frankl, le principe de plaisir et le principe de puissance constituent, à tout prendre, deux modalités incidentes, du principe de sens;

La conception de l’inconscient: Frankl défend l’idée d’un inconscient spirituel, qui ne se confond pas avec l’inconscient pulsionnel de Freud, ni avec l’ensemble des habitudes acquises, selon Adler, par le sujet dans son milieu familal ou social d’origine. L’idée d’un inconscient spirituel, qui ne se confond pas non plus avec l’instance du “surmoi”, suppose, nous y reviendrons, une anthropologie non dualiste;

La conception de la névrose: Frankl soutient en outre, que c’est le déficit de sens, ou, plus gravement encore l’absence de tout sens, qui est à la racine de la souffrance névrotique, et non pas seulement les complexes intrapsychiques mis en évidence par Freud, ni seulement les évolutions pathogènes du sentiment d’infériorité identifiées par Adler;

La conception de la cure analytique: Au contraire de Freud qui privilégie une conception “archéologique” de l’analyse (focalisée sur le passé du sujet), ou d’Adler qui privilégie une conception synchronique de l’analyse (focalisée sur le présent du sujet), Frankl préconise une pratique prospective de l’analyse, précisément axée sur l’avenir du sujet.

L’ensemble de ces différences spécifiques peut être ramené à la schématisation suivante:

Frankl Adler Freud
Principe de la recherche du sens Principe de puissance Principe de plaisir Motivation fondamentale
Spirituel Social Pulsionnel Inconscient
Déficit ou absence de sens Complexe d’infériorité Intrapsychique Névrose
Futur Présent Passé Axe temporel de la cure

 

2.2. V. Frankl et la phénoménologie

Le développement de l’Existenzanalyse et de la logothérapie s’inscrit dans la mouvance phénoménologique. A ce titre, la pensée de Frankl participe du mouvement de retour “aux choses mêmes”, préconisé par E. Husserl, dès les Recherches logiques (1900). Dans le contexte de son émergence, la phénoménologie réagit au naturalisme, ainsi qu’au psychologisme, elle constitue une défense de la subjectivité, un plaidoyer pour la philosophie du sujet dont il est aisé de suivre les filiations depuis le Discours de la méthode de Descartes (1637) jusqu’à la Psychologie d’un point de vue empirique de F. Brentano (1874). Ce qui intéresse Frankl dans la phénoménologie, c’est la réaffirmation, dans le contexte du positivisme, d’une conception active de la conscience, comprise comme instance intentionnelle. Pour tous les tenants de la phénoménologie de Husserl, cette thèse permet de s’affranchir d’une conception galiléenne de la science. Dans la perspective clinique, qui est celle de Frankl, ce point de vue revêt toute son importance, puisqu’il s’agit, avec l’Existenzanalyse et la logothérapie, d’ affranchir la psychanalyse et la psychiatrie de leur ancrage naturaliste. Aussi bien, Frankl reprend-il entièrement à son compte l’analyse husserlienne de la Crise des sciences européennes qui voit dans l’usage hégémonique d’une conception physicaliste de la science une des sources de la chosification de l’être humain.

2.3. V. Frankl et la psychiatrie phénoménologique

Dès ses premiers écrits, Frankl plaide en faveur de ce qu’il appelle une “réhumanisation de la psychiatrie”. Karl Jaspers l’avait quelque peu précédé, en réévaluant la problématique de la “maladie mentale” à partir du point de vue de la phénoménologie: Le Traité de psychiatrie (1913) faisait valoir tout le bénéfice, pour le médecin, de tenter d’induire par “empathie” le point de vue du patient. Cette importante contribution marque le commencement d’une critique de l’organicisme qui régnait en psychiatrie depuis les Lumières. Certes, si la psychanalyse confère une autonomie au psychisme, avec Freud, elle demeurait tributaire d’une conception causaliste des faits mentaux.

L’Existenzanalyse de Frankl demeure redevable de son inspiration spiritualiste et humaniste à la pensée de V. Von Gebstatel (1883-1976), qui voit dans la névrose l’échec de l’accomplissement individuel. Plus tard, l’oeuvre d’Otto Rank (1884-1939) ne dira pas autre chose, qui considère que la souffrance psychique a pour raison principale l’échec de la créativité du sujet. Mais Frankl eut encore à se situer par rapport à la pensée de Ludwig Binswanger -théoricien de la Daseinsanalyse-, qui fut sa vie durant un correspondant critique de Freud, auquel il objectait de faire peu de cas des enseignements de la philosophie, en faisant la par trop belle à une conception darwinienne de l’être humain. Binwsanger objecte notamment au fondateur de la psychanalyse d’appuyer toute sa théorie de l’appareil mental et des mécanismes de l’inconscient sur le postulat de “l’homo natura”, et de méconnaître la spécificité du mouvement de l’existence humaine.

Lorsque Frankl forge le vocable d’Existenzanalyse, en 1938, c’est pour distinguer sa perspective clinique de la Daseinsanalyse de Binswanger. En effet, si les deux psychiatres revendiquent l’influence de Husserl, ils se séparent sur la question de l’anthropologie: au-delà de Husserl, Frankl revendique l’influence de Max Scheler, pour lequel l’humanité de l’homme consiste dans l’affirmation et le choix axiologique (Der Formalismus in der Ethik und die materiale Wertethik, 1913-1916), tandis-que Binswanger développe sa propre pensée en regard de l’ontologie fondamentale de Heidegger (Zein und Zeit, 1926):

L. Binswanger V.E. Frankl
Daseinsanalyse Existenzanalyse
M. Heidegger (le Dasein, berger de l’être) M. Scheler (Ethique matérielle des valeurs)
Phénoménologie historique (Husserl) Phénoménologie historique (Husserl)

 

En France, la traduction indue de “Daseinsanalyse” par “Analyse existentielle” a créé une situation de quiproquos, et, étant donné la durable méconnaissance de V. Frankl, il en est résulté une confusion. Mais la Daseinsanalyse de Binswanger et l’Existenzanalyse de Frankl, sont radicalement distinctes, et seule la conception de Frankl peut, à bon droit prétendre, à l’équivalent français d’Analyse existentielle. La différence ne se joue pas seulement à l’endroit de la terminologie, elle se justifie également sur le fond: tandis que la Daseinsanalyse est une méthode descriptive, l’Existenzanalyse constitue la matrice philosophique d’un ensemble de méthodes cliniques qui font la particularité de la logothérapie. Nous y reviendrons.

  1. Les principes fondamentaux

3.1. L’Existenzanalyse, le concept d’existence et l’éthique

A l’instar de tous les penseurs de la mouvance existentielle -l’existentialisme sartrien étant l’une des modalités de celle-ci- V. Frankl insiste sur le caractère dynamique de l’existence, suggérant par là même que tout existant porte en lui les moyens d’un authentique accomplissement. La désignation d’ “existenzanalyse” n’est donc pas fortuite, elle tend à mettre d’emblée en exergue ce trait spécifique de la vie humaine. Rappelons que le vocable “existence”/”existenz” provient de l’éthymon latin: existere , vocable lui-même obtenu par l’enclise du préfixe “ex” (en dehors de) et du verbe “istere” (demeurer). Exister signifie littéralement “être situé hors de”, ou en d’autres termes: “ne pas se maintenir au même endroit”, ni à l’état statique. La notion d’existence emporte donc celle de projet.

S’agissant de donner une définition aussi précise que possible de sa philosophie de l’existence, V. Frankl explique que l'”analyse existentielle” n’est pas “l’analyse de l’existence”, mais “l’analyse à partir de l’existence”, entendant par là que ce dont il s’agit pour un sujet donné, c’est de se comprendre, de comprendre le mouvement de son existence à partir de la situation ou des situations qui le requièrent. A cela, Frankl ajoute -et cela constitue, relativement à la sagesse des nations, une véritable révolution copernicienne- que ce n’est pas l’être humain qui questionne sa vie, mais l’existence qui le questionne, le mettant ainsi en demeure de répondre. C’est notamment à ce changement de perspective anthropologique que V. Frankl fait remonter le phénomène de la responsabilité, renouant ainsi avec l’idée antique -grecque et biblique- selon laquelle l’être humain est causa sui. En sorte que quiconque refuse de répondre aux questions que lui adressent sa propre vie se dégrade en tant qu’être humain. Exister, c’est d’abord répondre de soi, en vertu de choix spécifiques qui consistent eux-mêmes dans l’affirmation de certaines valeurs.

 3.2. La conception de la condition humaine (“conditio humana”)

La philosophie existentielle de Frankl est indissociable d’une conception personnaliste de l’individu. Dans un contexte scientiste, le fondateur de l’Analyse existentielle et de la logothérapie fait valoir, à la suite de Rudolph Allers, que l’être humain est -selon l’expression de Thomas d’Aquin: “unitas multiplex”, c’est-à-dire une entité unique et unifiée, en dépit de la diversité des points de vue scientifiques auxquels chaque discipline serait tentée de le réduire. C’est à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu à Francfort, en 1950, que Frankl a présenté les “dix thèses sur la personne” qui expriment sa conception en ce domaine: (1). La personne est un individuum, (2). La personne n’est pas simplement une unité individuelle (individuum), elle est aussi “insummabile” (c’est-à-dire irréductible à la somme de ses constituants), (3). Chaque personne est une nouveauté absolue, (4). La personne est spirituelle, (5). La personne est une entité existentielle (irréductible au monde des choses), (6).La personne est aussi un Je et pas uniquement un “ça” (ceci fait référence à la conception pulsionnelle de l’inconscient, qui caractérise la psychanalyse de Freud), (7). La personne n’est pas seulement unité et totalité, mais elle fonde aussi l’unité et la totalité (cette thèse constitue une critique du dualisme), (8). La personne est dynamisme (l’ex-istence est une caractéristique humaine), (9).L’être humain, en tant que personne est lié au monde (Mit-welt), (10). La personne ne se comprend que relativement à la trancendance.

3.3. Les divisions de l’Existentzanalyse

Les perspectives de la “thérapie centrée sur le sens” reposent sur trois principes simples, qui entretiennent entre eux une relation de consécution logique, mais aussi d’implication mutuelle.

Frankl affirme d’abord “la liberté de la volonté”; il affirme ensuite “la volonté de sens”, laquelle s’atteste par “le sens de la vie”. Approfondissant cette distinction tripartite, Elisabeth Lukas, fait observer qu’à chacune de ces trois postulations correspond effectivement un domaine spécifique de l’Analyse existentielle. Ainsi, l’anthropologie franklienne tiendrait dans le premier principe (liberté de la volonté), tandis que la deuxième postulation ouvrirait sur la dimension proprement thérapeutique (la logothérapie), et enfin la troisième postulation résume la philosophie franklienne de l’existence (la vie possède un sens).

En schéma:

Liberté de la volonté Anthropologie
Volonté de sens Thérapeutique
Sens de la vie Philosophie

3.3. Les coordonnées de la condition humaine

Frankl caractérise la “conditio humana” à partir de ce qu’il appelle lui-même des “triades”; il s’agit ici d’appréhender plus spécifiquement ce qui borne ou ce qui fonde la dynamique existentielle:

La triade fondamentale vient d’être évoquée, elle détermine la motivation proprement humaine de la quête de sens;

La triade tragique: tout être humain est appelé à se confronter au vécu de la souffrance, de la culpabilité et de la finitude, le “tragique” dont il est ici question ne dénote nulle notion de “fatalité”, mais entend davantage souligner ce qui pèse sur la condition de mortel, et notamment de mortel conscient du caracère éphémère de l’existence.

La triade existentielle: Elle consiste à affirmer que l’être humain dispose du libre-arbitre, qu’il est responsable de ses choix et de ses actes, et qu’il est surtout un être doté de conscience (conscience de soi, conscience morale).

Cette caractérisation de la condition humaine a de quoi surprendre un lecteur contemporain. Que dire alors des premiers lecteurs ou des premiers auditeurs de Frankl, soucieux d’assimiler la “découverte de l’inconscient”?

Il ne faut certainement pas sous-estimer la portée polémique d’une formulation tendant à réhabiliter la conception d’une humanité libre, consciente et responsable. Il s’agit ici de réagir, après Freud précisément, aux effets culturels d’une certaine vulgate freudienne, qui risquait d’emporter les acquis de l’humanisme européen. Il importe toutefois de comprendre que l’affirmation franklienne entend définir les condition d’un nouvel humanisme, ou d’un humanisme critique, qui prendrait précisément acte de l’apport freudien, et non pas de s’y opposer sans nuance. Pourquoi “nouvel humanisme”, ou “humanisme critique”? La réponse est simple: Pour la raison que réaffirmer après Freud la pertinence des concepts de conscience, de liberté et de responsbilité suppose un réexamen de ces mêmes notions, dans la perspective de la découverte freudienne: le sujet de l’inconscient est aussi le sujet de la liberé, et sa liberté consiste notamment à éclairer la part d’ombre qui l’anime, de même que son statut de créature consciente lui fait moralement obligation d’accroître le champ de sa conscience, tout comme d’augmenter la latitude d’expression de sa liberté et de sa responsabilité, en refusant d’être le jouet d’un savoir insu.

  1. De R. Eucken et M. Scheler à A. Adler et V. Frankl

La thématique du “sens de la vie” et de l’existence humaine entendue comme “quête de sens” n’est pas spécifique à Frankl. On pourrait même dire que c’est un topos des grandes traditions spirituelles, soucieuse d’apporter une solution au problème de la condition humaine, en concevant, au plus près de ce que peut l’humanité, le canon d’une vie selon l’esprit.

Pour comprendre l’usage thérapeutique que V. Frankl fait de cette thématique, il convient ici de restituer, à grands traits, les principaux jalons d’une généalogi intellectuelle. Rappelons d’abord que c’est à R. Eucken (1846-1926), auteur d’un ouvrage fondateur: Der Sinn und Wert des Lebens (1908) – La valeur et le sens de la vie– que ce motif apparaît, en même temps que celui de la dimension noétique (noésis), c’est-à-dire spirituelle de l’être humain. M. Scheler (1874-1928) , qui fut le disciple de R. Eucken, prolongea la pensée de son maître, en élaborant une anthropologie originale, au coeur de laquelle l’idée de “dimension noétique” occupe une place importante. Enfin, rappelons aussi que dans le champ analytique, quà son époque Frankl traversa de part en part, c’est à Alfred Adler que l’on doit, dans son dernier ouvrage d’avoir situé les perspectives de la psychologie individuelle en regard de la question du “sens de la vie” (Der Sinn des Lebens, 1933).

Le génie de Frankl n’a donc pas consisté, comme certains le croient, à introduire ex nihilo la problématique du sens de la vie dans le champ analytique, en en faisant la matrice de l’Existenzanalyse et de la logothérapie, mais plus exactement à transposer dans le champ de la thérapeutique un thème philosophique par excellence, en achevant, à la suite d’Adler, de lui conférer des fondements cliniques, avec une tonalité hautement spiritualiste, elle-même héritée d’Eucken et de Scheler.

Ce qui fait la particularité de la pensée, aussi bien existentielle que clinique, de V. Frankl, c’est donc la manière originale dont il ariticula, l’un avec l’autre, le thème du sens de la vie avec celui de la dimension spirituelle de l’être humain.

4.1. La critique de l’anthropologie classique

A la suite de M. Scheler qui en fit le premier la critique dans son ultime ouvrage: Die Stellung des Menschen im Kosmos (1928) – Situation de l’homme dans le monde-, V. Frankl met en cause les données de l’anthropologie classique. Cette critique consiste à récuser la définition de l’être humain, entendu comme entité constituée d’un “soma” et d’une “psyché”, en affirmant que la spécificité humaine se saurait être comprise à partir d’une vue aussi réductrice. A la conception psycho-somatique de l’être humain, Scheler avait opposé ce qu’il nomme une ” ontologie dimensionnelle”, c’est-à-dire une définition de l’être humain incluant non pas deux dimension, mais trois (tertium datur). Cette troisième dimension consiste dans la “noésis”.

4.2. L’ontologie dimensionnelle

Les termes de cette otontologie spiritualiste sont précisément exposés par Scheler dans l’ouvrage préalablement mentionné (aux chapitres 2 et 3).

Tandis que la dimension psycho-somatique constitue l’axe de l’immanence, la dimension noétique (ou: spirituelle) constitue l’axe de la transcendance. Frankl tire parti de cette conception pour développer une critique radicale du pan-déterminisme. En effet, selon lui, la dimension psycho-somatique est celle des multiples déterminations qui pèsent sur la condition humaine (génétique, biologique, physique, pulsionnelle, sociologique, linguistique, culturelle, idéologique, etc.) :

.Noésis (Transcendance)

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—————————————————————————— Immanence (psycho-somatique)

 

  1. Lukas (20004), disciple et éminente continuatrice de V. Frankl, spécifie la distinction entre dimension psychosomatique et dimension noétique, en précisant que l’axe de l’immanence correspond à celui du “caractère” -souvent fruit des circonstances-, tandis que l’axe noétique coïncide, dans la mesure où il est cultivé, à la “personnalité”. Sans doute E. Lukas reprend-elle à W. Reich ce concept de “caractère”, dans la mesure où Reich identifia l’identité apparente de l’individu à la “cuirasse carctérielle” qu’il s’était forgée au gré des évènements, mais aussi des chocs et des épreuves de l’existence. Transposé dans le contexte de l’Existenzanalyse et de la logothérapie, cet enseignement revêt d’autant plus d’importance que pour Frankl, l’émancipation de l’individu, autant que son accomplissement en tant que personne suppose l’étayage de sa dimension spirituelle (ou: noétique), véritable processus de remaniement du “caractère”. Mais il y a davantage: le “caractère” représente l’ego psychologique – le moi individuel-, tandis que la noésis a toutes les qualités du moi supérieur, et précisément de ce que Husserl appelle l’ego transcendantal.

Incidemment, chacune de ces déterminations est érigée en déterminisme princeps par chacune des disciplines qui entrent dans la catégorie du spectre des sciences causalistes (de la génétique à la sociologie, en passant par la psychanalyse et l’anthropologie). Bien entendu, Frankl ne conteste nullement le poids des déterminations, il conteste seulement que celles-ci puissent livrer la formule ultime de l’humanité de l’homme.

La critique franklienne du pan-déterminisme est une critique du réductionnisme dont le leitmotiv consiste dans l’expression: “ne…que” (l’être humain n‘est que la somme de ses déterminations biologiques, psychiques, culturelles, etc.). Frankl voit dans toutes les tentatives du réductionnisme la signature du scientisme, et la marque contemporaine du nihilisme. Aussi bien, sa compréhension de l’être humain comme “unitas multiplex” consiste–t-elle à faire apparaître une dimension irréductible à l’ensemble des essais d’explication exhaustive de la personne. Cette part irréductible, c’est la noésis.

  1. La dimension noétique

L’idée de “noésis” s’appréhende au double point de vue de l’histoire de la philosophie, mais aussi de sa spécification, au-delà de Max Scheler, sous la plume de V. Frankl.

5.1. Qu’est-ce que la noésis?

Dans la philosophie antique, notamment chez Platon et Plotin, la noésis constitue la partie supérieure de l’âme. Au-delà du néo-platonisme, le concept de noésis connaît une éclipse; il reparaît dans la philosophie de R. Eucken, puis chez M. Scheler, dans le contexte d’une nouvelle anthropologie. Préalablement, la problématique de la noésis a été réhabilitée par Husserl pour qualifier le processus même de la visée intentionnelle de la conscience: il s’agit de la corrélation noético-noématique, c’est-à-dire de la mise en relation d’une visée et d’un objet (le processus de la visée intentionnelle, ou noèse, s’extériorise dans la saisie de l’essence de l'”objet” visée, ou noème). Ajoutons enfin que la problématique de la noésis occupe une place particulièrement importante dans la pensée de Pierre Theilard de Chardin, attentif à caractériser l’essor réticulaire de ce qu’il appelle la “noosphère”, au-delà de la biosphère, notamment dans son essai : L’énergie humaine.[1]

Pour V. Frankl, la dimension noétique coïncide avec la dimension spirituelle de l’être humain; elle s’oppose au psychisme, en ce que ce dernier est le lieu de l’intelligence pratique. Frankl propose différentes définitions de la dimension noétique: celle-ci correspond aussi bien à la “conscience morale”, qu’à l’aptitude à faire des choix sensés, c’est-à-dire consubstantiels à l’affirmation d’un ensemble de valeurs. Plus spécifiquement, la dimension noétique correspond à la part de transcendance présente en chaque être humain. Par rapport à Scheler, Frankl apporte une sépécification d’importance. La noésis se comprend en regard de deux attributs: l’auto-transcendance (ou auto-dépassement), et l’auto-distanciation.

La qualité d’auto-dépassement traduit le mouvement même de l’existence, compris comme projet, ainsi que nous l’avons dit (supra: 3.1); quant à la qualité d’auto-distanciation, elle consiste dans l’aptitude propre à chaque individu à se représenter -c’est-à-dire à se faire une idée claire de sa situation objective- comme s’il s’agissait d’un autre. De ce point de vue, l’aptitude à l’auto-distanciation ne se confond aucunement avec la faculté introspective. Pour donner une idée précise des possibilités de la mise à distance de soi par soi, Frankl mentionne l’humour (que Freud a particulièrement étudié, sous le rapport du “witz”, c’est-à-dire du “mot d’esprit). Dans un cas , comme dans l’autre, l’auto-transcendance et l’auto-distanciation sont deux formes de l’objectivation, en tant qu’elles attestent d’une même aptitude à se projeter, idéellement, dans un espace-temps, mais aussi relativement à des “objets” absents.

Principales aptitudes Noésis (dimension spirituelle)
Elle s’atteste par l’aptitude qui consiste à voir au-delà des réalités du moment, à envisager ce qui pourrait être ou ce qui devrait être. La motivation humaine fondamentale ne consiste pas dans la satisfaction des pulsions mais dans l’accomplissement de certaines valeurs, et dans la concrétisation de significations qui doivent être trouvées dans le monde. Auto-transcendance
Sur le plan intellectuel, l’être humain a la possibilité d’anticiper les conséquences de ses actes. Il a aussi la capacité de mettre une distance entre lui-même et les circonstances, et de s’observer, en faisant preuve de courage, mais aussi de gratitude et d’humour. Auto-distanciation

Mais la dimension noétique serait imparfaitement comprise, si l’on faisait abstraction du langage qui en matérialise les “projections”, dans la mesure où elle puise dans la fonction symbolique l’essentiel de ses motifs et de ses motivations sensées. Nous y reviendrons. Précisons enfin que Frankl s’oppose à Freud en ce qui concerne le statut de la conscience morale: celle-ci ne relève pas du “surmoi”,mais de la “noésis”. En effet, si tous les individus “normaux” ont un surmoi, tous les individus n’ont pas développé leur dimension spirituelle.

Sans doute convient-il ici de souligner la proximité de cette “ontologie dimensionnelle”, avec la tradition biblique, soucieuse de réitérer -aussi bien dans ses sources juives que chrétiennes- l’enseignement liminaire à toute éthique selon lequel “l’homme ne vit pas seulement de pain” (Deutéronome: 8, 3, et Matthieu: 4, 4).

5.2. La notion de noodynamique

Frankl a par ailleurs forgé le vocable de “noodynamique”, c’est-à-dire de dynamique noétique ou spirituelle, pour parachever de caractériser sa conception de l’existence. Si l’existence est, comme nous l’avons vu, est “projet”, et “projection”, si l’existence est mouvement “hors de soi”, c’est qu’elle consiste avant tout dans une dynamique spirituelle. L’existence, en tant que manière d’être au monde (Mitwelt), se comprend comme une dynamique aimantée par la quête de sens[2].

C’est la raison pour laquelle, Frankl -s’inspirant une fois de plus de l’éthique matérielle de M. Scheler- identifie le principe de sens à la recherche d’un accomplissement sensé, c’est-à-dire à l’effort constant qui consiste à donner corps à des valeurs.

Dès lors, Frankl distingue entre trois sources de “sens”, c’est-à-dire entre trois manières princeps, ou encore trois façon, pour tout individu, de donner de la valeur à son existence: l’eros, le pathos et l’ethos.

Les termes grecs ici utilisés n’ont pas la valeur d’emploi qu’ils ont dans leur usage canonique. A l’eros correspond l’ensemble de ce que Frankl appelle les valeurs d’expérience (celles-ci consistent à “prendre quelque chose au monde”): expérience de la beauté, de la nature, de l’amour, telles sont les valeurs érotiques, qui sont à proprement parler les valeurs de vie (au sens où Freud oppose précisément l’Eros, pulsion de vie, à Thanatos, la pulsion de mort). Au pathos correspond l’ensemble de ce que Frankl nomme les valeurs de créativité (celles-ci consistent à “apporter quelque chose au monde”): accomplissement d’une oeuvre, engagement pour une cause, prise de responsabilité dans un travail), telles sont les valeurs pathétiques qui font appel à un solide esprit de suite. Quant à l’ethos, il correspond à ce que Frankl désigne comme l’ensemble des valeurs d’attitude (celles-ci impliquent l’ensemble des conduites à partir desquelles l’être humain, confronté à l’inéluctable, peut encore faire preuve de dignité): maladie incurable, deuil, épreuve de la perte, etc.:

Valeurs d’expérience Eros
Valeurs de créativité Pathos
Valeurs d’attitude Ethos

 

  1. La conception de la souffrance

Pour V. Frankl, la souffrance humaine est surtout imputable à un échec de la “volonté de sens”. Empêché, ou limité dans sa quête existentielle, l’être humain se confronte à l’épreuve de l’inaccomplissement, et, peu à peu, en conçoit un déséquilibre psychique tel que ce sentiment d’absurdité peut aussi se traduire en désordres psychosomatiques. Telle est, dans la perspective de l’Existenzanalyse, la principale raison du “malêtre”, et, pis encore, de la maladie.

6.1. Pourquoi souffrons-nous ?

L’identification de l’absence ou de la perte de sens, comme facteur déclenchant de la souffrance, a amené Frankl à remanier quelque peu la typologie des névroses, en usage depuis Freud. A côté des névroses somatogènes, généralement consécutives à un affaiblissement de l’organisme, les névroses psychogènes, caractérisées par la psychanalyse, ont une étiologie intra-psychique. Non sans ironie, Frankl définit ensuite les névroses iatrogènes, comme un ensemble de traits pathologiques généralement provoqués par un diagnoctic approximatif ou erronné, en sorte que le patient -enclin à accorder toute confiance à ses médecins- peut se persuader de la pertinence de la parole médicale, et se trouver affligé à son corps défendant d’un type de pathologie que lui-même ne soupçonnait pas, et dont il n’avait pas même motif de se plaindre, fut-ce au plan de la symptomatologie. En regard des trois types de névroses à l’insant évoquées, Frankl situe ce qu’il appelle la névrose noogène, laquelle constitue, selon lui, la “névrose collective de notre temps”:

Névroses noogènes Névroses iatrogènes Névroses psychogènes Névroses somatogènes Typologie des névroses

La névrose noogène est par excellence consécutive à l’inachèvement de la quête personnelle du sens. Aussi bien, la “souffrance noogène” s’évalue-t-elle en terme de degré d’atteinte. Selon Frankl, une légère frustration de la volonté de sens n’est pas un symptôme pathologique, mais un aiguillon qui s’avère généralement source de stimulation, même si la tension induite par une légère frustration existentielle peut aller de pair avec un peu d’anxiété (c’est la situation de tout individu ayant clairement défini un projet, et inquiet de ne pas atteindre ses objectifs, en échouant par exemple aux rites de passage que sont les examens, ou les entretiens d’embauche, etc.). Dès lors que la frustration se prolonge, elle peut se muer en sentiment de détresse existentielle -situation objectivement liée à la multiplication des obstacles et des embuches sur la voie de la réalisation d’un projet significatif- faisant surgir le spectre d’un avenir bouché. Si la détresse existentielle persiste, le sentiment de non-sens se mue en épreuve du vide existentielle. Telle est, selon Frankl, l’étiologie existentielle (et non pas “somatique”, ni “psychique”) de la névrose noogène:

Frustration existentielle Premier degré de l’atteinte noogène
Détresse existentielle Deuxième degré de l’atteinte noogène
Vide existentiel Troisième degré de l’atteinte noogène

6.2. Le concept de névrose noogène

Le concept de névrose noogène est donc indissociable dans le vécu des sujets du sentiment de “vide existentiel”. Pourtant, Frankl va bien au-delà d’une simple caractérisation qui consiste, en effet, à donner consistance à l’idée d’une souffrance d’origine spirituelle (littéralement: noogénétique). Attentif aux effets pratiques de cette ultime atteinte de la quête du sens, le fondateur de l’Existenzanalyse fait observer que la souffrance d’origine spirituelle (plus exactement: la souffrance consécutive à l’inacomplissement de la volonté de sens) engendre des pathologies spécifiques.

L’expression de la névrose noogène se traduit sous le rapport d’une “triade pathologique”, qui correspond à l’émergence de nouvelles formes de dépressions, de la cohorte des addictions, ainsi que de nouvelles formes de violence. Frankl se montre nuancé, il prend bien soin de parler de “nouvelles formes”, précisément pour engager les thérapeutes à ne pas commettre de confusion et, partant, à ne pas formuler de diagnostics impropres (déclencheurs de “névroses iatrogènes”). Le vide existentiel ne se traite pas prioritairement par la pharmacothérapie, mais par la parole et l’évaluation des situations concrètes. Chemin faisant, Frankl sugggère -ce qui est presque scandaleux dans un contexte culturel où règne presque sans partage la loi de la prescription et du remède chimique pour traiter du “malêtre”- que toute souffrance n’est pas nécessairement une maladie, mais qu’un certaine souffrance peut se traduire en affections pathogènes:

Violences Addictions Dépressions Triade pathologique

Ces nouvelles pathologies -individuelles ou collectives- résultent du coup d’arrêt imposé à la noodynamique – c’est-à-dire à la dynamique existentielle comprise comme mouvement spirituel-. Face au “vide”, les sujets aux prises avec la névrose noogène, cherchent à “se remplir”, à retrouver une consistance, à se donner une contenance: le recours addictif est l’un des moyens -bien illusoire- de “combler” ce vide, de même que l’implosion dépressive -organisée autour des limitations de l’ego-, ou l’agressivité (auto ou hétéro-agressivité)[3].

Etablissant un parallèle avec l'”hystérie”, névrose collective de l’Europe pudibonde du début du XXè siècle, Frankl fait l’hypothèse que le “vide existentiel” constitue le mal collectif du monde en mutation issue de la révolution industrielle. Il est tout à fait remarquable que la “triade pathologique” identifiée par Frankl, comme inhérente à la névrose noogène correspond, terme à terme, aux principaux dysfonctionnements de la symptomatologie post-traumatique (ce que l’on apppelle la “comorbidité”). Cela laisse à penser qu’une collectivité qui a fait fi de ses idéaux collectifs, et dans laquelle la solidarité traditionnelle a laissé place aux liens contractuels, expose tendanciellement ses membres à faire l’expérience de l’anomie, ou, le cas échant, de la normopathie. Cette situation de délitement des liens de solidarité, induit une véritable mutation anthropologique, dont témoigne notamment la diffusion massive de la solitude, et l’apparition de “nouvelles maladies de l’âme” (Kristéva: 1993).

Que le vide existentiel connaisse un développement hyperbolique (absence de projet de société, société bloquée, déficit des horizons de sens) indique bien que la société post-industrielle est une société traumatogène, indissociablement liée au processus de désymbolisation. Désymbolisation dont témoigne quotidiennement la sociopathie ambiante. Dans le champ littéraire -tout particulièrement dans le domaine de la politique fiction- c’est sans doute A. Huxley (1958) qui a le plus précisément décrit ce processus d’involution de la fonction symbolique[4]. Cet état de fait n’est du reste pas sans rapport avec la perte des repères, la déstructuration des généalogies et des hiérarchies, mais ausi les ondes de choc à long terme de la cassure civilisationnelle, irréversiblement provoquée par le nazisme, le stalinisme et leurs legs délétères, sous le rapport de la dévalorisation de la vie humaine, et incidemment de sa chosification.

Au-delà de la réflexion spécifique de V. Frankl, témoin privilégié de cette mutation catastrophique, l’anthropologie dogmatique développée par P. Legendre (1995), porte sur nos sociétés un diagnostic affine. Le génie de Frankl est d’avoir établi un rapport direct entre le déficit de sens et le caractère potentiellement traumatogène des sociétés modernes. Selon lui, l’émergence de la névrose noogène est consécutive à l’effondrement des traditions, et, incidemment, au délitement des croyances religieuses. Il en est résulté, notamment entre les deux guerres, au titre de substituts de masse aux cadres traditionnels, l’apparition d’idéologies délétères, pourvoyeuses de pseudo-transcendances: les différentes versions du totalitarisme policier et du conformisme consumériste sont de fait des matrices de “vide existentiel”.

Appréhendée sous le rapport des mutations historiques, le concept de névrose noogène ouvre inévitablement un horizon de questionnement, qui met en équation la préoccupation thérapeutique avec l’analyse critique de la société. Sans doute, Freud (Malaise dans la civilisation), Reich (Psychologie de masse du fascisme), Fromm (Le coeur de l’homme), ont-ils devancé ou accompagné la réflexion de V. Frankl, en explicitant tout le potentiel critique du champ analytique. Mais là encore, l’originalité de l’Existenzanalyse tient au fait qu’en mettant au coeur de la réflexion la problématique du sens, ses perspectives posent les bases rigoureuse d’une conception ouverte de l’écologie politique. C’est sans doute la particularité de la mouvance phénoménologique de poser avec autant d’acuité la question des mécanismes d’aliénation ou d’émancipation dans des termes aussi nets. A bien des égards, mais en privilégiant surtout le point de vue thérapeutique, en donnant un statut clinique à la problématique philosphique de l’existence et du vide existentiel, Frankl fait-il profondément écho aux travaux de G. Anders (L’obsolescence de l’homme), de Marcuse (L’homme unidimensionnel), et d’Arendt (Le système totalitaire).

L’analyse franklienne du conformisme et du totalitarisme compris comme facteurs de névrose noogène constitue une importante contribition à l’intelligibilité de l’identité humaine. L’identité, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est pas le produit d’un faisceau d’identifications? Selon la nature des relations d’objet que les sujets nouent tout au long de leur existence, et prioritairement de leur formation en tant que sujets de parole, dépendent à la fois leurs choix comme leur imprégnations fondamentaux, autant que leur style de vie et leur échelles de valeurs. Avant Frankl, S. Ferenczi a montré à partir du concept d’introjection que ce processus inconscient contribue à un “enrichissement du moi”. A contrario, Frankl, à la suite de Reich, suggère que les différentes modalités du conformisme -libéral/consumériste ou dirigiste/répressif- sont des facteurs d’appauvrissement du moi, d’aliénation et de chosification: dans le premier cas, parce que les individus se croient obligés de “faire ce que tout le monde fait”, dans le second cas, parce que les individus “sont obligés de faire ce que tout le monde doit faire”. Dans ces contextes fondés sur la fabrication du consensus (Chomsky: 2008) -obtenu par le consentement ou par la coercition-, les espaces de liberté sont délibérément restreints, au premier chef desquels l’espace de la liberté intérieure, dans une monde de sollicitation consumériste, et des libertés extérieures, dans un monde d’obligations et de censure. Dès lors, le caractère invasif des modèles d’identification préconisés (modèles idéologiques qui oscillent ou combinent des simulacres de séduction, ou des idéaux guerriers) façonne de telle manière le “narcissisme collectif” (Fromm: 2002) que les systèmes qui en résultent nuisent, sinon détruisent toute possibilité de singularisation.

Frankl suggère par conséquent que les névroses noogènes résultent le plus souvent de la prégnance de contextes pathogènes, dans lesquelles la fonction symbolique se trouve canalisée sur ordre, ou appauvrie par la dictature du marché (avec la fabrication hyperbolique de “faux besoins”). En somme, conformisme et totalitarisme sont des facteurs de dévoiement, ou de subversion de la dimension noétique, et, incidemment de la noodynamique des sujets. L’aspect socio-politique de la pensée de Frankl suggère enfin que la résolution de la souffrance individuelle, est une ambition réaliste mais dans le même temps indissociable et coextensive à un projet d’émancipation collective.

  1. La thérapie, en tant que logothérapie

A ce stade de l’exposé, il convient de prévenir un contre-sens ou une mésinterprétation. La notion de “logos”, utilisée au titre de préfixe du vocable “logothérapie” n’a pas, pour Frankl, exactement la même valeur d’emploi que le terme grec: logos; du moins, ne se limite-t-il pas à faire exclusivement appel à la “raison”, ou au “discours”, puisqu’il désigne ici le “sens”. La logothérapie est donc une méthode thérapeutique qui mobilise la problématique du sens, et, plus précisément de ce qui fait sens pour un sujet.

7.1. La logothérapie en tant que science et méthode clinique

La question qu’il convient à présent d’aborder est celle du statut scientifique de la logothérapie, et celle de sa vocation clinique, compte tenu du statut qui lui a été assigné.

7.1.1. Le statut scientifique de la logothérapie

La critique que Frankl adresse à Freud ne se limite pas seulement à la définition de l’être humain (entité psycho-somatique ou entité psychosomatique et spirituelle), elle s’étend, comme on l’aura compris, à ce qu’il en est de la compréhension de l’inconscient, et, par suite, de la conception de l’analyse susceptible d’en faire affleurer les contenus.

Frankl, à l’instar de Binswanger, objecte à Freud d’être resté tributaire d’une conception zoologique de l’humanisation. Cet objection ne vise pas l’évolutionnisme en tant que tel, mais ses présupposés naturalistes, dans la mesure où c’est bien à l’intérieur des “sciences de la nature” que la psychanalyse historique entend théoriser et “expliquer” le “déterminisme psychique”. La critique du “pansexualisme” constitue, chez Frankl, l’un des points de départ de sa réfutation du “pan-déterminisme”, mais surtout, en vertu de son inscription dans le champ phénoménologique, Frankl considère que si le rationalisme a quelque validité, c’est du fait même de pouvoir rendrec compte de la condition humaine et des puissances du sujet, de telle manière que ne soit pas omise sa dimension historique, ni sa dimension culturelle. Si par l’emprise des besoins l’être humain appartient à la nature, par l’affirmation de son désir -qui est un autre nom de la noésis-, il relève de l’ordre symbolique. En sorte que les contenus de la part spirituelle de son inconscient engagent sa compréhension sous l’égide du projet herméneutique. La logothérapie est une herméneutique de la personne:

Logothérapie (Frankl) Psychanalyse (Freud)
Geistwissenchaft(sciences humaines et sociales) Naturwissenchaft(sciences de la nature)
Compréhension des conditions Explication des causes
Paradigme herméneutique Paradigme positiviste

7.1.2. La logothérapie en tant que clinique

De l’aveu même de Frankl, l’Existenzanalyse et la logothérapie sont partie intégrante du champ analytique, auquel elle prétendent apporter un “complément”. A différentes endroits de son oeuvre écrite (Frankl, 2009; 2012;2014), il précise même que la logothérapie est une “thérapie auxiliaire”, qui n’entend nullement se substituer à la psychanalyse. Examinons un instant la portée de cette proposition. Le premier point qui doit être souligné, c’est la nature de la “complémentarité” à laquelle prétend la logothérapie: il est indéniable, qu’en nuançant l’anthropologie freudienne, Frankl suggère au milieu thérapeutique de prendre au sérieux la dimension spirituelle de l’être humain. Le second point qui mérite d’être souligné concerne cette fois le domaine, voire les domaines de juridiction d’une clinique fondée sur le principe de sens.

Frankl assigne deux domaines, également coextensif, à la pratique de la logothérapie. La logothérapie est d’abord et avant tout une méthode thérapeutique destinée à traiter les névroses noogènes, à partir d’un ensemble de “techniques” qui font appel aux puissances de la noésis. Mais Frankl a aussi observé, au cours de sa longue expérience clinique, que la logothérapie pouvait en effet se montrer efficace pour traiter d’autres affections, notamment des dysfonctionnements tels que les troubles obsessionnels compulsifs, ou encore certains troubles de la fonction sexuelle (frigidité, impuissance). Pour ce faire, Frankl a respectivement mis au point -dans le premier cas (TOC)- ce que nous appelons aujourd’hui “la prescription du symptôme” (technique bien connue des thérapies cognitives comportementales), et qu’il a défini, dès 1936, sous la désignation d’intention paradoxale. Ce recours fait appel à l’aptitude noétique d’auto-distanciation, incluant, le cas échéant, une part d’humour (à un patient agoraphobique qui ne présente aucune pathologie cardiovasculaire, mais qui s’imagine que du seul fait de sortir de chez lui, il succombera à une crise cardiaque, Frankl demande de s’exposer à ce qu’il redoute, en imaginant qu’il ne succombera pas seulement à une crise cardiaque, mais à trois, quatre ou cinq crises successives, et qu’il mourra, au milieu des passants, dans l’indifférence générale. Le grotesque de cette représentation explique Frankl est un facteur de mise à distance d’une angoisse infondée). Frankl explique encore la survenue d’un trouble de la conduite sexuelle par ce qu’il appelle l’hyperéflexion, ou l’hyperintention: La recherche de la “performance”, l’idée saugrenue -préoccupation de nombre de jeunes gens, notamment- qu’il “faut arriver au plaisir”, sont autant d’expression d’une attitude égoïste, qui se préoccupe moins du bien être d’autrui, que du sien. Frankl a défini la méthode de la déreflexion, qui engage le sujet obnubilé par un “objectif” qui ne concerne que lui, à dépasser son seul point de vue, pour donner toute sa place et toute sa valeur à son partenaire. Cette méthode fait appel à la qualité d’auto-dépassement de la noésis:

– Dialogue et méditations – Sources du sens Névroses noogènes Clinique spécifique
– Auto-distanciation-Auto-transcendance – Injonction paradoxale-Déréflexion – TOC-Troubles sexuels Clinique complémentaire
Aptitudes noétiques Dimension noétique Dimension noétique Levier thérapeutique

 

 

7.1.3. Les orientations de sens

Le principal vecteur d’intervention thérapeutique de la logothérapie consiste dans ce que V. Frankl qualifie de “clinique des orientations de sens”. Comme nous l’avons préalablement évoqué, l’Existenzanalyse postule que la recherche du sens constitue la motivation humaine fondamentale. Par suite, elle délimite trois sources du sens: l’eros, le pathos et l’éthos (supra: 5.2).

En face des sujets affectés d’une névrose noogène, c’est-à-dire de personnes exposées à une crise du sens -désorientées et privées de raisons de vivre-, tout l’effort de l’analyste existentiel (ou: du logothérapeute) consiste à aider celles-ci à circonscrire leurs possibilités de renaître à un ou des projets sensés à leurs propres yeux.

Cette perspective nous oblige à explorer plus avant ce que recouvre le concept de sens. En la matière, le terme français offre l’avantage de la polysémie; il n’est pas abusif d’en donner une analyse brève, pour tenter de caractériser ici ce qu’est donc une expérience riche de sens ou, mieux encore, un vécu sensé:

Le sens s’entend d’abord d’un contenu sémantique, qui peut se ramener à un principe, ou un ensemble de principes: la définition d’un projet dépend en effet de la possibilité de sa verbalisation;

Le sens s’entend encore de contenus de sensibilité, il engage les dimensions thymiques du vécu, et plus généralement de l’existence. L’idée de vie “bonne” ou “mauvaise”, d’existence “heureuse” ou “malheureuse”, en dehors de toute appréciation moraliste, dès lors que ce sont les sujets eux-mêmes qui peuvent ainsi qualifier leur vécu, a donc partie liée avec ce registre de sensibilité. Cette seconde acception du vocable convoque la vaste gamme des impressions et de leurs corrélats immédiats: les sentiments;

Le sens s’entend enfin, mais cette dimension est d’emblée incluse dans les deux précédentes, par la la notion de direction, ou plus exactement, pour rester dans le registre termonologique franklien, d‘orientation[5] . Ainsi, un projet de vie est-il sensé parce que nous nous en faisons une représentation tournée vers l’avenir, linéaire ou pas, mais en tout cas accessible à notre désir, à notre imagination et à notre volonté.

La diversité des registres impliqués par le concept de sens fait paradoxalement apparaître que le fait de comprendre le “sens” en termes sémantiques n’est finalement pas la valeur prévalente. Certes, la possibilité de verbaliser ce qui fait sens importe beaucoup, mais nous voyons bien que la parole n’est que l’aspect le plus tangible -même s’il est le plus aisément communicable- de ce qui est “sensé” pour chacun(e) d’entre nous. Les deux autres aspects du “sens” impliquent quant à eux, au premier chef, la phénoménologie même du vécu subjectif: ils peuvent être décrits, mais leur vécu demeure propre aux seuls intéressés.

Il convient donc de distinguer soigneusement entre la théorie des orientations de sens, et l’affirmation personnelle d’une ou de certaines orientations de sens, par les individus, dans le contexte de situations de vie toujours uniques par elles-mêmes. Il convient aussi, au regard de l’analyse que nous venons de faire de la portée du concept de sens, de comprendre que la logothérapie ne vise pas seulement l’analyse intellectuelle des situations existentielles, mais qu’elle touche, pour quiconcque s’y intéresse, à l’intégralité des registres du sens: cognition, émotion, comportement. En somme, la logothérapie n’est pas logocentriste,- dans la mesure où son processus ne gravite pas exclusivement autour de la parole – et c’est pour cette même raison, que V. Frankl -sans récuser l’acception étymologique du vocable grec “logos”- l’a redéfini, pour sa part comme désignant le principe de sens.

Précisons encore que la typologie tripartite proposée par Frankl dans sa thèse de 1948: Der Unbewusste Gott (Le Dieu inconscient) a été quelque peu enrichie par W. Breittbart (2009), par une quatrième valeur: l’histoire, terme qui désigne sous la plume de ce pionnier nord-américain du soin palliatif spirituel, l’immense domaine de la transmission (“legacy”). Compte tenu de cet amendement, la problématique des orientations de sens, intègre désormais quatre perspectives, au lieu de trois, ce qui permet dès lors de mieux caractériser la part d’inscription généalogique de chaque sujet, en regard des valeurs dont ils ont hérité, qu’ils ont eux-mêmes assumés et qu’ils souhaitent, à leur tour, transmettre.

Le concept d’orientation de sens, et la clinique dialogique qui en résulte (infra: 8) ne repose sur aucune vision a priori de ce que serait un choix pertinent pour la personne en quête de sens. Les orientations de sens ne sont du reste pas exclusives les unes des autres; dès lors, plusieurs choix existentiaux sont permis: Un sujet peut opter pour une orientation de sens, pour deux, ou pour trois ou quatre. De même, un sujet peut au cours de sa vie assumer plusieurs orientations de sens, pas nécessairement dans la simultanéité, mais dans la successivité; il peut encore accéder à des orientations de sens méconnues ou inconnues de lui, à la faveur d’une rencontre, ou d’une expérience passagère. Il faut donc tenir les orientations de sens, non pas seulement pour des caractérisations théoriques des posibilités de déploiement existentiel, mais bel et bien pour autant d’affirmations de choix personnels. L’affirmation d’une orientation de sens est toujours l’expression pratique de la transcendance. C’est de cette affimration, chaque fois individuelle et unique, que résulte le passage du sens au sensé:

Relation (beauté, amour, nature) Valeurs d’expérience Expérience (Eros)
Limite (limitations, maladie, mort) Valeurs d’attitude Attitude (Ethos)
Engagement (travail, devoir, responsabilité) Valeurs de créativité Créativité (Pathos)
Héritage (passé/présent/futur) Valeurs de transmission Histoire (Transmission)

 

  1. La logothérapie en action

8.1. Le dialogue et ses fins

Frankl appuie l’essentiel de l’analyse existentielle -qu’elle soit philosophie ou thérapie- sur les vertus bien comprises de la relation intersubjective, en référence à une tradition ancienne selon laquelle l’exercice méthodique du dialogue est par lui-même thérapeutique.

C’est notamment à V. Frankl, en cela fidèle héritier d’Adler, que le champ analytique, et plus généralement les pratiques de la relation d’aide doivent la réhabilitation contemporaine de l’art d’accoucher les esprits (la maïeutique). L’intégration harmonieuse, mais aussi prévalente de cette technologie, dans l’art du soin, fait aujourd’hui partie des évidences culturelles. Mais ce fait n’allait nullement de soi, notamment dans le contexte de la naissance de la psychanalyse, où le principe de la “cure analytique” avait été sévèrement codifiée par Freud, faisant du silence de l’analyste ou de sa neutralité apparente une règle d’or.

L’analyse existentielle et la logothérapie renouent donc avec la tradition du dialogue socratique, mais elle en renouvelle aussi les perspectives, dans la mesure où Frankl a adjoint à l’exigence grecque, le souci éthique d’autrui qui caractérise si fortement la vision hébraïque du monde:

– à la tradition grecque, Frankl emprunte les principes du dialogue en tant que véhicule de la vérité, ou plus exactement du “dévoilement de l’oubli” (aléthéia), la présupposition philosophique de ses usages étant que chaque être humain détient la vérité qui le concerne, quel que soit son statut ou son rang social. Le paradigme de cette conception réside dans les enseignements du dialogue platonicien intitulé Ménon, dans lequel le personnage de Socrate suscite chez son interlocuteur -un esclave- l’énonciation de la vérité;

-à la tradition biblique juive, amplement thématisée par Martin Buber dans son livre de 1924: Ich und Du (Je et Tu), Frankl reprend l’idée du dialogue authentique, c’est-à-dire d’une intersubjectivité qui fait de la proximité pacifique le critère de la véritable humanité. Comme on le sait, Buber distingue entre deux modalités relationnelles: la modalité Je/tu et la modalité Je/Cela. La modalité Je/Cela est celle du rapport de sujet à objet -également indicatif du rapport de chosification d’autrui, notamment lorsque ce dernier est tenu pour un moyen. La modalité du Je/tu est, au contraire, celle du rapport de réciprocité de personne à personne, chacune étant à la fois un “Je” et un “Tu”, dans la mutualité dialogique.

A l’aune de cette double acceptation de la notion de dialogue, Frankl définit une philosophie de la relation à la fois soucieuse de vérité et de proximité. Pour mieux éclairer la portée de cette conception, il suffit d’expliciter l’enjeu princeps du lien thérapeutique: Parce que la souffrance -notamment la souffrance noogène- constitue une atteinte à la dignité de la personne -victime de sa condition d’être humain chosifié par des rapports le plus souvent fonctionnels où domine l’anonymat-, la logothérapie entreprend d’emblée de réinscrire le sujet souffrant dans une relation interpersonnelle, qui en le soustrayant à l’anonymat comme au règne de la violence utilitaire, le réhabilite dans sa dignité et lui confère à nouveau, de manière inconditionnelle sa dignité de personne[6]. A cet égard, Frankl rejoint la conception défendue par Emmanuel Lévinas (1997), selon lequel c’est dans le dialogue que se révèle la responsabilité incessible du sujet pour-autrui[7]. Mais par-delà ce fondement élémentaire de la relation éthique, la pensée de Frankl recoupe également la problématique philosophico-politique de la “reconnaissance”, telle qu’elle a été conceptualisée par P. Ricoeur (2003), ou par A. Honneth (2013):

Notions Référence Auteur Tradition
Aléthéia (‘vérité’) Ménon Platon Philosophique
Authenticité Je et Tu Buber Biblique

Le maniement du dialogue ne suppose aucune conception injonctive de l’activité du thérapeute. Fidèle à son ancrage phénoménologique, la logothérapie n’est pas prescritive, mais descriptive. Si la recherche du sens se fait à deux -dans la relation thérapeute/patient- elle demeure libre d’envisager tout possible, dès lors qu’il est constructif, c’est-à-dire qu’il est explicité par le patient, et ne verse pas dans la contre-valeur. Attentive au fait que l’épreuve du “vide existentiel” résulte le plus souvent d’une absence de repères -et de la dépersonnalisation qui en découle- le dialogue thérapeutique se développe comme un retour graduel au “monde de la vie” (Lebenswelt).

8.2. Les finalités de la logothérapie: liberté et responsabilité

Pour V. Frankl, l’objectif premier de la logothérapie -appuyée sur les postulats de l’Existenzanalyse- est de rendre l’individu à son autonomie, ou s’il en était privé, de l’y faire accéder. Mais l’autonomie n’est pas à elle seule sa propre fin. La philosophie de l’existence développée par Frankl apporte la contradiction à l’existentialisme de J.-P. Sartre, sur au moins deux points: la liberté ne saurait s’accomplir dans sa seule reconnaissance de dynamique singulière, puisque la liberté authentique consiste dans la prise de responsabilité. D’autre part, rompant avec un nietzschéisme sous-jacent à l’existentialisme prométhéen de Sartre, Frankl conteste l’idée selon laquelle les individus inventent leurs propres valeurs. Les valeurs relèvent d’univers culturels spécifiques, elles sont objectives; à l’instar du système de la langue, elles sont antérieures aux sujets, elles leur préexistent. Tout au plus, les sujets expriment-ils leurs choix en connaissance de cause, tout au plus le sujet opte-t-il pour certaines valeurs, les exprime-t-il et les agence-t-il de manière singulière: c’est déjà en cela que consiste son originalité, comme son unicité,c’est-à-dire le style de vie correspondant à ce mouvement de réappropriation subjective.

Le dialogue maïeutique -fait de recherche de la vérité et de reconnaissance de la dignité de la personne- suppose un maniement subtil. Certes, son usage connaît une grande variété de formes, bien qu’il soit possible d’en restituer le canevas général.

La conduite du dialogue en logothérapie définit une téléologie, puisque l’interaction verbale, qui repose sur l’initiative non directive du thérapeute, est finalisée. Ce processus comporte un ensemble de six étapes, dont chacune correspond à une progression vers la vérité du sujet, sous le rapport d’une réévaluation et d’une revalorisation de ses capacités de réflexion, de prise de conscience et d’action:

La première étape consiste à identifier avec le patient la problématique qui l’a poussé à consulter. Cette prémisse joue également la même fonction que l’entretien clinique préalable, puisqu’il est d’abord question d’évaluer si la “demande d’analyse” du sujet relève ou non du domaine de compétence de la logothérapie: du vide existentiel au dilemme existentiel (choix moral, antagonismes de valeurs dans une situation donnée, situation de ”croisée des chemins”) sont autant de motifs de consultation. Toute la question à ce moment est de savoir si la logothérapie s’impose en première ou en seconde intention;

La deuxième étape consiste à identifier la nature du problème ou du questionnement apporté par le patient, à évaluer le caractère d’impasse de la situation du moment, son degré de difficulté. Un certain nombre de méthodes peuvent ici être employées pour éclairer notamment la logique d’un parcours existentiel (par exemple, l’exercice de l’autobiographie dirigée, qui vise à isoler les segments significatifs du cheminement existentiel, la nature des choix qui ont été faits, en circonvenant les tendances axiologiques qui ont présidé à ces choix, ou encore les logotest, susceptibles de mesurer la puissance et les priorités de la noodynamique de la personne intéréssée; ce dernier recours reprenant à l’aune du primat du “sens”, la question freudienne des “relations d’objet”). De manière générale, le thérapeute et le patient peuvent dès ce moment décider ensemble d’opter pour certains exercices de ce qui constitue la logothérapie narrative, et qui ont pour fin d’aider le sujet à mieux caractériser ses orientations de sens, mais plus généralement, les motifs qui ont présidé à ses formations identitaires;

La troisième étape est consacrée à l’identification des tenants et aboutissants de la situation présente, mais cette fois sous l’angle des possibilités objectives de résolution du problème que se pose le patient: les possibilités objectives consistent aussi bien dans la mise en oeuvre d’aptitudes personnelles qui n’ont jamais été sollicitées ou qui l’ont été faiblement, que dans la recherche des points d’appui relationnels, ou les terrains d’initiative encore inexplorés, bien qu’envisagés ou entrevus. Ce moment peut être l’occasion de revisiter un coin du passé encrypté dans la mémoire, ou dont la portée existentielle avait été sous-estimée: De ce point de vue, la logothérapie rejoint la psychanalyse, mais en traquant les éléments de sens, qui ne sont pas seulement symptômes, mais appels de significations dormantes;

La quatrième étape consiste à caractériser ou à esquisser un projet, au sein même de la situation présente, au terme de son élucidation. Généralement cette “esquisse” s’impose d’elle -même, comme l’expression d’une maturation de l’auto-compréhension et de la prise de conscience. Le patient a eu tout le loisir, avec la coopération active de l’analyste, de faire varier son point de vue sur le problème qui l’occupe, et partant de “voir les choses autrement”. L’exercice réitéré de la “modification d’attitude” ou encore du “positionnement” a permis cet état de maturation qui peu à peu libère l’initiative, en ayant raison des obstacles, réels ou imaginaires;

La cinquième étape vise le passage à la concrétisation graduelle du projet esquissé, car il s’agit d’en éprouver la solidité autant que la pertinence, à l’épreuve de la réalité du sujet. Ceci engage de sa part une résolution, indissociable de prises de décision qui engage la modification durable de son rapport au monde, et partant la transformation éventuelle de son mode de vie, à tout le moins sur le plan dont il concevait une préoccupation névralgique. La mise en oeuvre du projet pré-défini peut consister à privilégier ce qui était déjà significatif, mais inaperçu, ou bien à rendre possible un remaniement existentiel plus profond. Il apparaît fréquemment que la prise de conscience ultime (c’est-à-dire la reconnaissance explicite par la personne de ses orientations de sens);

La sixième étape est celle du “suivi” (ce que les logothérapeutes anglo-saxons appellent le “follow up”). Ce moment en principe conclusif n’est guère subalterne, puisque c’est à ce stade que se concrétisent, se confirment ou s’infirment les choix et que se vérifie la pertinence des décisions qui ont été prises. C’est un moment de stabilisation, et de consolidation des acquis, relativement à ce que Frankl appelle “l’accomplissement d’un sens”, ce qui expérienciellement correspond au stade de l’incarnation de la liberté dans une responsabilité, ce qui est à la fois source de “dépassement” de soi, et d’affirmations de valeurs spécifiques.

Frankl insiste à de nombreuses reprises que la quête du sens ne saurait se confondre avec la quête du bonheur, ou bien celle de l’auto-actualisation préconisée par la psychologie humaniste (en particulier A. Maslow). En effet, selon Frankl, le “bonheur” n’est pas en soi une “orientation de sens”, mais la conséquence d’un choix axiologique adéquat. Sur ce point, la logothérapie se distingue néttement des principaux enseignements de la psychologie humaniste nord-américaine (de ses variantes contemporaines “trans-personnelles”, ou de la “psychologie positive”).

8.3. L’idée de ministère médical

Frankl a forgé l’expression de “ministère médical” pour désigner l’exercice de la logothérapie en tant que pratique clinique valorisant la dimension spirituelle des patients. Cette perspective audacieuse implique de fait une redéfinition des frontières habituelles de la médecine, notamment de la médecine allopathique, de tradition analytique, encline à appréhender la maladie sous l’angle de la symptomatologie et de la physiologie. En même temps qu’il fondait la “thérapie centrée sur le sens”, en référence à une conception personnnaliste du sujet (supra: 3.2), Frankl inaugurait une autre manière d’envisager la prise en charge de la souffrance. Celle-ci ne doit pas se limiter à la prescription médicamenteuse, mais s’adresser à l’humanité de la personne souffrante, puisque la noésis du sujet peut aussi bien agir efficacement sur l’évolution du mal (à ce sujet, Frankl parle de “pathoplastie”, c’est-à-dire d’effet sur le soma malade de la détermination psycho-spirituelle). En valorisant la dimension du sens, Frankl a contribué à la formation de la médecine psychosomatique, et, simultanément s’est montré pionnier dans le domaine de l'”accompagnement”.

D’aucuns, empressés de ranger ses conceptions au rang des “remèdes miracles”, lui ont objecté de confondre thérapeutique et religion, logothérapie et théologie. Non sans humour, mais réaffirmant fortement la validité de son “ontologie dimensionnelle”, et de sa théorie de la motivation humaine (la quête de sens), Frankl rétorque à ses détracteurs qu’il convient au contraire de nettement distinguer les deux domaines: Si le souci de l’âme leur est en effet commun, leurs visées respectives diffèrent du tout au tout sur un point fondamental: tandis que la religion se préoccupe du “salut de l’âme”, la logothérapie se préoccupe du “soin de l’âme”:

Salut de l’âme Théologie
Soin de l’âme Logothérapie

 A bien des égards, cette polémique s’inscrit bien dans une tradition fortement étayée de controverses, entre les tenants d’une conception matérialiste de l’être humain, et les tenants d’une conception spiritualiste. C’est Freud qui a ouvert le débat, avec L’avenir d’une illusion (1927); ce débat s’est partiellement poursuivi dans la correspondance qu’il a entretenu avec le Pasteur Pfister -lui-même psychanalyste et pionnier de la psychanalyse d’enfants-; par suite, un tel débat s’est prolongé, dans le contexte de la psychologie individuelle, notamment à l’occasion d’une réflexion conjointe entre A. Adler et le pasteur Jahn.

Frankl fait en outre observer que la posture religieuse ne conditionne pas nécessairement la pratique de l’Existenzanalyse et celle de la logothérapie. S’il est avéré que d’un point de vue historique, les traditions religieuses ont professé que l’humanité est dépositaire d’une dimension spirituelle, les religions ne subsument pas le vécu de la spiritualité. Cette nuance, doublée d’une critique à l’endroit de la prétention exclusive des religions, donne tout son sens à la problématique du “Dieu inconscient”. Ce terme veut simplement indiquer que tout être humain porte en lui une notion de l’absolu, et qu’il lui appartient de la reconnaître et de l’accomplir. A cet endroit, Frankl rejoint les vues du psychologue R.Allers, auteur de The individual and its religion (1950), prédisant la fin des religions collectives, et l’émergence de choix spirituels de plus en plus personnels.

Le thème du “Dieu inconscient” introduit dans le champ analytique une question d’importance: Loin de disposer à la souffrance, ou à la névrose, l’ouverture à la transcendance (religieuse ou pas) est facteur d’épanouissement. Frankl répond ainsi à Freud, en retournant contre le fondateur de la psychanalyse sa critique du fait religieux, en lui objectant précisément que c’est l’absence de transcendance qui engendre la souffrance, suggérant ainsi que Freud -fidèle au point de vue de la philosophie allemande- a trop hâtivement assimilé religion et vie selon l’esprit.

L’Existenzanalyse et la logothérapie campent assurément sur une métaphysique en regard de laquelle la transcendance est de ce monde, puisqu’elle consiste dans le dépassement des limites de l’ego, et l’éloge des infinies richesses de la condition humaine, en dépit du caractère éphémère, sinon transitoire de l’existence.

Dans cet ordre d’idée, Frankl mentionne souvent le récit de Tolstoï: La mort d’Ivan Illitch, pour donner l’exemple de ce qu’est une vie inauthentique, vécue dans la banalité des choses. L’histoire de ce fonctionnaire, homme de devoir, entièrement dédié à sa fonction est en même temps le drame d’un individu qui n’a pas choisi d’exister, qui fut fidèle à ses devoirs, et qui parvenu au seuil de la vieillesse, succombe à la maladie, entraîné vers le néant avec un sentiment d’absurdité. Si Frankl fait l’éloge réitéeé de ce court récit, c’est pour nous indiquer que la littérature est aussi une source de connaissance philosophique[8]. La leçon qu’il convient de tirer de cette lecture tient en peu de mots: la vie est unique et irréversible, elle fait obligation à chacun de l’apprécier à sa juste valeur sans la gâcher. En somme, l’Existenzanalyse est une philosophie de l’éveil. Quant à la logothérapie qui lui fait écho sous le rapport du “soin de l’âme”, elle n’engage aucune visée spéculative sur un hypothétique au-delà; le défi auquel elle engage chacun à répondre, n’est pas de savoir s’il existe une vie après la mort, mais si une existence digne de ce nom est possible au sein même de la finitude.

  1. Les chantiers de l’Existenzanalyse et de la logothérapie

La pensée de Frankl, sous son double versant philosophique et thérapeutique, se rattache à la tradition de la “médecine spirituelle”, au demeurant indissociable de la pensée antique. Elle fait écho à l’inspiration socratique, au regard de laquelle “une vie qui n’est pas examinée, ne vaut pas la peine d’être vécue” (Apologie de Socrate, 29 c-d), mais également à l’inspiration de la Bible hébraïque (au moment où Dieu demande à Adam: “Où es-tu?, C’est-à-dire non pas: “en quel lieu te trouves-tu?”, mais “où en es-tu dans ton cheminement spirituel”, selon le commentaire de Rashi[9], sur Genèse: 3, 9).

L’Existenzanalyse, en tant que réflexion renouvelée sur la condition humaine, avec son versant thérapeutique: la logothérapie, articule les deux étapes distinctives des sagesses antiques: le moment proprement psychothérapeutique (premier stade du “soin de l’âme”), et le moment psychagogique (second stade du “soin de l’âme”). Le processus analytique consiste à résoudre la question du sens -en surmontant l’état de crise, ou en dépassant l’état de vide existentiel – pour accéder à une transformation de soi (en l’espèce: l’affirmation d’une ou de plusieurs orientations de sens). Parmi les écoles philosophiques de l’Antiquité, la secte des thérapeutes juifs d’Alexandrie demeure emblématique de cette conception du “soin de l’âme”. Il y allait du traitement de la “désorientation du désir”, et ultimement de la mise en relation du patient avec l’Etre. La conception philosophico-médicale de Frankl ne procède pas autrement: soucieuse de traiter les affections consécutives à la névrose noogène (psychothérapie à fondement noétique), elle vise en dernier ressort à relier la personne au Logos, c’est-à-dire aux perspectives pratiques d’un sens ultime. Mais ce n’est pas tout: la transformation de soi qui en résulte, procède de la capacité du thérapeute à mobiliser les aptitudes du patient; à cet égard, la mise en oeuvre de la dimension noétique s’appuie sur des “méthodes” et des “techniques” qui, à l’instar du dialogue maïeutique et de la relation authentique, constituent autant d’exercices spirituels[10].

En approfondissant la définition de la logothérapie entendue d’abord comme thérapie spécifiquement dévolue au traitement des névroses noogènes, et incidemment comme thérapie complémentaire, avec le recul historique dont nous disposons, il est désormais possible de répertorier à grands traits les domaines d’intervention de cette méthode de soin si fortement enracinée dans la philosophie.

Sur le plan strictement thérapeutique, les usages de la logothérapie sont nombreux, puisque celle-ci peut être employée avec succès soit dans le domaine du conseil (“counselling”) -spirituel ou séculier-, soit dans celui de la prévention, ou, à l’opposé, des situations de crise. Parmi les chantiers actuels de la logothérapie, il convient de mentionner en outre, son apport substantiel à la clinique du psychotrauma, mais également au domaine -souvent bien pauvre- de l’accompagnement en fin de vie, y compris dans les pratiques du soin palliatif. Dans le cas du traitement du traumatisme psychique, la logothérapie prend efficacement le relais des méthodes thérapeutiques traditionnelles (pharmacothérapie, approches psychodynamiques), dans la mesure où au-delà du rétablissement psycho-social des patients, son souci du sens, permet aux victimes de trauma de réélaborer, à nouveau frais, l’architecture même de leurs croyances fondamentales, ainsi que le spectre de valeurs qui sous-tend un projet de vie véritablement digne de ce nom (Sarfati: 2013). Dans le cas de l’accompagnement, mais aussi du soin palliatif, la logothérapie vérifie le principe franklien selon lequel “la vie possède un sens jusqu’au dernier souffle”. En l’occurrence, la présence et l’action bienveillante du thérapeute permettent aux patients de faire la paix avec eux-mêmes, et de clore de manière cohérente une fin de vie autrement violentée par la souffrance , l’angoisse, la culpabilité et souvent le désespoir. On pressent ici l’incidence thérapeutique d’une référence intelligente à la “triade tragique”, lorsque le primat demeure malgré tout accordé à ce qui jusqu’au bout fait sens (valeurs d’attitudes, mais aussi valeurs de transmission). D’aucuns objecteront que la période historique que nous connaissons est bien peu favorable à ce genre d’applications, car il est un fait que les menaces qui pèsent sur l’assistance publique -notamment en France-, mais pas seulement, sont peu propices à la mise en place de nouvelles formations (la raison d’Etat s’affirme hélas souvent au détriment des personnes, ce que Frankl a bien perçu dès le début des années 30…).

Sur plan de ses contributions annexes ou connexes à la problématique de la santé publique, l’Existenzanalyse, en tant que matrice philosophique de la logothérapie, peut également s’avérer d’un immense apport. En effet, dans un certain nombre de domaines périphériques à la thérapeutique, les chantiers ne sont pas moindres. L’Existenzanalyse ouvre de précieuses perspectives à l’éducation, mais aussi à la pédogogie, puisqu’elle enseigne la valorisation de la vie, à partir d’un certain nombre de notions et de méthodes qui articulent précisément la valeur de l’existence à une philosophie morale, peu contraingnante, puisqu’elle engage chaque individu à travailler sur soi, en évitant les écueils qui débouchent sur l’âbime du réductionisme et du nihilisme.

Aux jeunes, elle inculque la notion de projet de vie, mais surtout l’idée que chaque individu peut et doit construire sa vie, en regard d’aspirations uniques; aux moins jeunes, elle enseigne à se défier des contre-valeurs ou des pseudo-valeurs, au profit du développement d’une authentique culture spirituelle (puisque la problématique des orientations de sens avant de constituer une réplique à la crise ou au déficit de sens peut d’emblée constituer les bases d’une solide formation de la personnalité); aux personnes âgées, elle offre une conception optimiste de la temporalité vécue, en regard de laquelle “l’expérience engrangée” participe de la pléinitude de l’existence, et de son accomplissement, fut-elle marquée par les épreuves. Sur d’autres plans, qui intéressent plus généralement la cohésion et la stabilité collectives, les perspectives de l’Existenzanalyse peuvent encore féconder la crtitique constructive des politiques du moment (gouvernement des hommes et des choses): l’ontologie dimensionnelle, et le thème noétique sont de nature à renouveler le questionnement de la philosophie sociale: qu’est-ce qu’une société juste? Qu’est-ce qu’un projet de société favorable au plus grand nombre? Comment concevoir les liens de responsabilité dans une société de libertés? Selon quelles options la bioéthique doit-elle procéder, compte tenu des implications d’une anthropologie spiritualiste? Selon quels axes pratiques devrait se comprendre une écologie globale, soucieuse du respect du vivant?, etc. Comme on le pressent à la lumière de la diversité des interrogations possibles, l’Existenzanalyse est riche d’un potentiel évaluatif, précieux en des temps d’incertitude, où le jugement pratique et l’esprit critique constituent les leviers les plus esssentiels de l’action.

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[1] Le père Theilard de Chardin distingue entre trois modalités de la noosphère: l’énergie incorporée, correspondant avec “l’étonnante ”machine naturelle” du corps humain”, l’énergie contrôlée, “celle que l’Homme parvient à dominer (…) au moyen des ”machines artificelles”, et l’énergie spiritualisée , “localisée dans les zones immanentes de notre activité libre” (ibid., p.154 et sq).

[2] L’idée de noodynamique, entendue comme instance de la transcendance, et du dépassement continu de la dimension psycho-sémantique appelle une autre remarque: autant le psycho-soma repose-t-il sur le principe de l’homéostasie (lequel garantit la restauration de l’énergie dépensée), autant la noésis, nous dit Frankl, ignore la régulation homéostatique, puisqu’elle est tension constante vers un accomplissement. Ici un parallèle fécond peut être établi entre la noodynamique entendue comme dynamique spirituelle, et la philosophie du mouvement de l’existence développée par le phénoménologue tchèque Jan Patocka. Ce dernier identifie “trois mouvements de l’existence”: l’acceptation, la reproduction (ou: le travail), et la percée (ou:transcendance). Les deux perspectives se rejoignent sur le statut éminent de la transcendance comme possibilité de l’humain.

[3] Précisons également que le sentiment de “vide existentiel” est souvent une caractéristique des personnalités-limites, dont les conduites à risque sont autant de tentatives infructueuses pour se donner le sentiment d’exister. C’est l’un des thèmes abordée par A. Green, s’agissant de rendre compte des mutations du sujet contemporain.

[4] A. Huxley recense la plupart des techniques de domination issues de la seconde guerre mondiale, qui ont essaimé, d’abord dans le contexte de la “guerre froide”, aussi bien dans le monde capitaliste que dans le monde communiste, lesquelles techniques demeurent partie intégrante de la “gouvernance”, au-delà de cette période de l’histoire du XXè siècle: excès d’organisation, propagande: dans une société démocratique, mais aussi dans une dictature, publicité, lavage de cerveau, persuasion chimique, persuasion subconsciente, hypnopédie”.

[5] Précisons ici, que du point de vue technique, il fqut distinguer la notion de “direction de sens”, propre à la Daseinsanalyse (cf: L. Binswanger, Le rêve et l’existence, Paris, Vrin, 2012) -qui désigne le rapport thymique à la spatialité- et la notion d”’orientation de sens”, propre à l’Existenzanalyse, qui implique des modalités distinctes de l’être-au-monde, en terme de portée axiologique du projet de vie.

[6] Obsersons ici qu’il existe de fortes affinités entre cette perspective et le projet anti-utilitariste portée par le mouvement du MAUSS (cf. en particulier: A. Caillé, Anti-utilitarisme et paradigme du don. Pour quoi?, Paris, Le Bord de l’eau, 2014.

[7] Les liens de contiguités entre Frankl et Lévinas sont très forts: tous deux situent l’expression de la transcendance à l’horizon de l’immanence, et tous deux présupposent – à la différence de M. Buber- que la responsabilité pour-autrui s’entend d’une conduite désintéressée qui n’appelle pas obligatoirement la réciprocité. De fait, dans la relation d’aide, et plus particulièrement en logothérapie, le thérapeute accueille autrui sans rien en attendre, rien d’autre du moins que son seul éveil au sens insu (au “Dieu inconscient”) qui l’habite. Il est tout aussi loisible de penser que le “dieu inconscient” dont parle Frankl est un autre nom du daïmon socratique, présent chez tout être humain.

[8] Ajoutons que dans la perspective de l’Existenzanalyse, la bibliothérapie s’impose comme une alliée naturelle de la logothérapie.

[9] Rashi, acronyme de Rabbi Shlomo ben Itzhak Ha Tzarfati (le Français) , exégète du XIè siècle (Troyes, 1040-1105).

[10] Rappelons, avec P. Hadot (2010, p. 69 et sq) la défintion des “exercices spirituels”: “(…) des pratiques, qui pouvaient être d’ordre physique, comme le régime alimentaire, ou discursif, comme le dialogue et la méditation, ou intuitif, comme la contemplation, mais qui étaient toutes destinées à opérer une modification et une transformation dans le sujet qui les pratiquait”. Sous l’influence, ou parallèllement à la pensée héllénique, toutes les grandes traditions ont développé cette forme de discipline, comprise comme fondement d’une vie philosophique, ou d’une existence sensée. Dans cet ordre d’idée, nous renvoyons également le lecteur aux travaux de X. Pavie (2013; 2014), ainsi qu’à notre ouvrage: La tradition éthique du judaïsme. Introduction au Moussar, Paris, Berg, 2014. Dans le cas de l’Existenzanalyse ce sont notamment les exercices fondés sur le dialogue et l’intution qui prévalent: tous reposent sur la mise en oeuvre de la ”modification d’attitude”(supra: 8.3).

 

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