DE LA PHENOMENOLOGIE DE LA VIE AFFECTIVE A L’ANALYSE EXISTENTIELLE : VIKTOR FRANKL , LECTEUR DE MAX SCHELER

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  1. Introduction : La perspective phénoménologique

La présente contribution a pour objet de caractériser l’influence que la pensée de M. Scheler a exercée sur les conceptions théoriques et cliniques du psychiatre viennois V. Frankl (1905-1997), fondateur de l’Existenzanalyse et de la logothérapie. L’inscription dans le mouvement phénoménologique caractérise les pensées respectives de ces deux penseurs, ainsi que le rapport de filiation intellectuelle qui permet de rapprocher Frankl de Scheler.

  1. Scheler appartient au cercle phénoménologique de Munich (Spielberberg, 1960), dont les perspectives sont en rupture avec la version transcendantale défendue par Husserl. Sa philosophie demeure marquée par le spiritualisme de Rudolph Eucken, ce dont témoigne sa première contribution, où l’affirmation du point de vue « noétique » fonde la double critique du positivisme et celle du néo-kantisme. Dans son état d’inachèvement, l’œuvre de Scheler laisse apparaître trois grands ensembles thématiques : une phénoménologie de la vie affective (entre 1910 et 1912), une sociologie de la connaissance (1926), ainsi que les linéaments d’une anthropologie philosophique (1928).

Les conceptions de V. Frankl sont surtout tributaires des œuvres de la première période. La phénoménologie de la vie affective s’épanouit en une théorie de l’intuition émotionnelle (la sympathie), puis se spécifie en une philosophie de la personne (avec l’idée de noésis), articulée à une éthique matérielle des valeurs.

  1. Frankl, médecin psychiatre, qui a d’abord été proche de S. Freud, puis s’en est éloigné pour recevoir l’enseignement d’Adler (Frankl, 2014, pp. 49-53), a été initié à la pensée de M. Scheler par le psychiatre et philosophe Rudolph Allers (1883-1963) qui avait été l’inspirateur de la dissidence philosophique au sein de la Société de psychologie individuelle[1]. Rescapé des camps de la mort, déporté en raison de sa judéité, Frankl appartient à la génération des précurseurs de la psychiatrie phénoménologique. Dans l’entre-deux guerre, Frankl a jeté les fondements d’une méthode thérapeutique fondée sur le primat du sens, et forgé le vocable de ‘’logothérapie’’ pour caractériser l’aspect clinique de sa pensée. En 1938, il a été amené à se démarquer de la Daseinsanalyse de L. Binswanger, en forgeant le terme d’Existenzanalyse, pour indiquer que, contrairement à son aîné, sa compréhension de la phénoménologie psychiatrique ne se situait pas dans l’aire d’influence de M. Heidegger, mais dans celle de M. Scheler, avec lequel il partage une anthropologie spiritualiste, ainsi qu’une ‘’image de l’homme’’ indissociable d’une réflexion sur le primat des valeurs[2].

Quand nous suggérons que l’originalité des vues de Frankl se situe dans la droite ligne de l’influence de la phénoménologie de Scheler, nous ne suggérons pas que cette relation intellectuelle s’est exprimée dans l’œuvre de Frankl sous le rapport d’une transposition pure et simple des acquis de la phénoménologie de Scheler, mais qu’elle résulte, au contraire d’une patiente élaboration, où domine plutôt l’effort d’interprétation ainsi que nombre de remaniements et de développements nécessaires à la théorisation d’une nouvelle compréhension de la souffrance et de la thérapie des troubles psychiques et psychosomatiques.

  1. L’anthropologie

2.1. Le personnalisme de M. Scheler 

 Dans la tradition philosophique contemporaine, l’anthropologie de Scheler marque une rupture remarquable avec la conception classique du sujet, puisque faisant fond sur la conception biblique de l’être humain, la phénoménologie des valeurs postule l’existence et l’autonomie d’une sphère spirituelle, qualitativement distincte du « corps-vivant ». Scheler articule une anthropologie « trialiste », aux termes de laquelle l’être humain se conçoit comme une entité complexe, dotée d’un corps propre (plan psycho-somatique) et d’un palier personnel (expression concrète de l’esprit). Les deux instances –le palier du psycho-soma et celui de l’esprit- entretiennent un rapport antagonique, qui met aux prises les forces de l’instinct avec les puissances de la noésis[3].

Le « corps vivant » comporte l’instance égoïste du moi, dont la principale fonction consiste dans une activité d’observation, ou de perception interne. Scheler qualifie cette instance d’ “’idole de la connaissance de soi”. En regard du moi (qui n’est pas le moi néo-cartésien de la phénoménologie transcendantale), la personne est l’instance éthique par excellence, en qualité de « centre d’actes spirituels » (Scheler, 1951, p.53 et sq). C’est au foyer actif de cette instance spirituelle que Scheler assigne les mécanismes de la réduction et de l’époché, véritables conditions de l’activité constance d’ « idéation » (ibid., pp. 67-69) où s’élabore en permanence le dépassement spirituel de la vie (ibid., pp. 72-73). La noésis, identité de marque de la personne, consiste dans la totalité des actes par lesquels se conçoit, sur le mode intentionnel, la visée et la saisie des essences, des valeurs et des personnes (par le biais de ce que Scheler, dans la description de la sympathie, l’« intuition d’un moi étranger »).

En vertu de l’antagonisme du corps vivant et de l’esprit, Scheler conclut à l’unité irréductible de la noésis par rapport au substrat psycho-somatique, comprenant la singularité de la personne comme aptitude à saisir sans médiation les vécus d’autrui. Parmi les différentes modalités de la vie affective (sympathie, participation, confusion, fusion), il revient à la sympathie de porter l’ « ordo amoris » (Scheler, 1996, pp.54-96) -l’ordre du cœur-, qui est ouverture à l’amour éprouvé, non comme cécité, mais comme clairvoyance et suprême lucidité.

 2.2. La conception dimensionnelle de l’être humain

 Reprenant à son compte l’anthropologie trivalente de Scheler, Frankl parle d'”ontologie dimensionnelle” (Frankl, 2009, pp.13-28 ; 2012, pp. 7-16) pour caractériser l’existant. Ce dernier redéploie la critique de la conception psycho-somatique de l’être humain, en soulignant à la fois son importance et son insuffisance. Il revient à Freud d’avoir conféré une autonomie théorique et clinique au psychisme, en mettant au jour -au fil des deux topiques de l’appareil mental- les lois constitutives du “déterminisme psychique”, et d’avoir donné une description rigoureuse des mécanismes de l’inconscient (notamment dans la Métapsychologie), frayant ainsi la voie à la médecine psychosomatique. Toutefois, le fait d’un être doté de psychisme, ne permet pas de distinguer la spécificité de l’humain, dans la mesure où les animaux supérieurs -ainsi que l’a montré Scheler- sont aussi dotés d’un psychisme: l’humanité de l’homme consiste dans la présence d’une activité spirituelle.

Frankl radicalise l’anthropologie schelerienne, en distinguant la dimension somato-psychique de ce qu’il appelle la dimension noétique. Ce distinguo se comprend mieux sous le rapport d’une opposition topologique entre l’axe du psycho-soma (abscisse) et l’axe de la noésis (ordonnée). Cette opposition permet à Frankl de rendre compte de “la force de défi de l’esprit”, dans la mesure où le plan vertical de la noésis distingue la liberté, tandis que le plan horizontal du psycho-soma distingue les différents aspects de la contingence. La distinction oppositive noésis/psycho-soma vise à articuler une critique du pan-déterminisme. Il ne s’agit pas en effet de soutenir la thèse naïve de la liberté infinie de l’existant, mais de tempérer les prétentions du déterminisme, prompt à constamment ramener l’humain à l’une ou l’autre des équations causales, dont le scientisme a le secret. La situation de l’existant ne s’explique pas par la somme de ses déterminations (héréditaires, biologiques, culturelles, socio-historiques, idéologiques, etc.), mais se comprend par sa puissance d’arrachement de la noésis au continuum des conditionnements. La dimension noétique est le lieu de la transcendance, celle du psycho-soma constitue celui de l’immanence. Or la condition humaine se comprend par la force d’émancipation de l’esprit.

Noésis (transcendance)

——— –/————/————/———-/——— Soma-Psyché (immanence)

hérédité     société          culture     idéologie    etc.

 La noésis agit constamment sur la situation de l’existant, par ses aptitudes transformatrices; à cet égard, elle ne connaît pas le repos, étant par principe une force de projection et de remaniement des impératifs apparents de la contingence. En regard de cette faculté de clairvoyance, le psycho-soma demeure tributaire du principe d’homéostasie, il est continument en appel de régulation, c’est-à-dire de restauration du quantum d’énergie dépensée. S’il existe une dialectique antagonique au coeur de cette anthropologie, elle ne relève pas du conflit des instances psychiques -comme dans l’anthropologie freudienne- mais de ce que Frankl appelle “l’antagonisme noético-psychique”. Cet antagonisme fondamental consiste dans l’affrontement des velléités du psycho-soma -qui définit l’enveloppe de l’ego individuel- et de la quête spirituelle du sensé -expression même de la personne. La persistance vitale du psycho-soma est dominée par la sauvegarde des intérêts égoïstes (à commencer par l’exigence impérieuse des besoins vitaux), persistance à laquelle -au nom de la signification des valeurs- l’esprit peut opposer un refus, ou imposer l’ascèse éthique: Telle est en son essence la qualité de transcendance de la noésis, sa force d’ouverture, par laquelle se conçoit la générosité, le don, la solidarité, et l’esprit de sacrifice.

2.3. Les coordonnées de la condition humaine

L’Existenzanalyse qui sert de matrice philosophique à la thérapie centrée sur le sens (logothérapie) propose avant tout une réflexion précise sur la condition humaine. Pour ce faire, en fidèle lecteur de Scheler dont il adapté l’anthropologie spiritualiste, Frankl procède par caractérisations triadiques. La “conditio humana”, notion qu’il reprend au psychiatre Viktor E. von Gebstattel (Sarfati, 2014b, p. 108), se laisse comprendre à partir de trois systèmes de coordonnées:

      a/. La triade tragique permet d’appréhender à partir de trois catégories le “caractère transitoire de l’existence”. A cet égard, Frankl souligne le fait que tout existant est exposé à l’épreuve de la souffrance, au tourment de la culpabilité, ainsi qu’à l’expérience semelfactive de la finitude. Les trois vocables-pivots sont ordinairement appréhendés sur le mode de la dénomination, autorisant ainsi l’appréhension intellectuelle de vécus fondamentalement dépourvus de teneur intentionnelle, dont l’expérience s’impose sur le mode thymique de la dysphorie et de la passivité foncière du sujet. Ainsi, loin de ne concerner que la représentation cognitive, ces vocables donnent a priori accès à des vécus sur lesquels le langage ne permet en principe pas d’exercer la moindre maîtrise. Pourtant, cette dimension tragique de l’existence constitue le socle expérientiel de la logothérapie;

      b/. La triade existentielle définit les facultés actives de l’existant, et fondent la possibilité même d’une économie existentielle en effet fondée sur la mise en oeuvre ininterrompue de la noésis, comprise ici comme faculté de contextualisation de l’esprit. Par ce biais, Frankl affirme que l’être humain se comprend comme liberté, conscience et responsabilité. Il ne faut pas se méprendre sur les enjeux d’une définition de l’homme qui tend en apparence à reconduire la compréhension classique du sujet. Bien au contraire, il faut lire cette seconde triade comme un essai pour articuler, après Freud, la possibilité d’un néo-humanisme critique. La thématisation de cette seconde triade constitue un défi lancé à l’une des versions contemporaines du déterminisme, et Frankl entend ici -à sa manière- nuancer l’hyper-rationalisme freudien, en indiquant que le sujet abrite une sphère de constitution de la réalité qui n’est pas intégralement soumise à l’hégémonie de la sphère pulsionnelle. Cela suggère en outre qu’après Freud, il convient de considérer avec une exigence et une vigilance redoublées la réalité de facultés supérieures: liberté, conscience et responsabilité s’entendent autrement après la découverte freudienne de l’inconscient pulsionnel, dans la mesure où ces qualités relèvent de l’exercice de la vie spirituelle;

     c/. La triade anthropologique procède enfin d’une postulation qu’il est en outre possible de lire comme une chaîne d’inférence. A cet endroit, Frankl explicite sa théorie de la motivation, à partir d’une définition complexe de la quête du sens. L’existant se comprend en regard de la liberté de la volonté, puis de la volonté d’abord entendue comme volonté de sens (Will der Sinn), et enfin du sens conçu comme sens de la vie, c’est-à-dire comme contenu existentiel (“Der Sinn des Lebens”).

 Précisons ici que relativement à la solution de continuité que Frankl postule, en ce qui concerne le rapport du psycho-soma et de la noésis, la perception tout comme la constitution de ces triades relèvent de l’activité de l’instance spirituelle. C’est à cet endroit que se conçoit notamment, à partir d’une lecture de Scheler, la problématique du dépassement de la vie par l’activité spirituelle, puisque pour Frankl, la prise de conscience des tenants et aboutissants de la condition humaine relève de la vie spirituelle et des défis qu’elle en déduit au regard des limites du « corps vivant ». Il convient également d’observer que les termes mêmes de la triade anthropologique constituent chez Frankl la condition de perception des valeurs. A égalité de vues avec Scheler, Frankl réaffirme, à travers la qualification de la triade existentielle et de la triade tragique son intérêt pour l’anthropologie biblique : liberté, conscience et responsabilité distinguent l’humanité. Si ces paramètres sont postulés comme des universaux, il convient cependant de se demander si les termes de la triade tragique (souffrance, culpabilité, finitude) ne connaissent pas des modes de sémiotisation distincts selon les différents univers culturels.

 2.4. Le personnalisme de V. Frankl

 Explicitant sa conception des rapports entre dimension noétique et dimension psychosomatique, Frankl définit, à partir de 1950, dix thèses sur la personne (Frankl, 1972, pp. 108-118): (1). Toute personne est un individu (au sens où elle constitue une entité indivise), (2). La personne n’est pas réductible à la somme de ses différentes caractéristiques, elle en constitue la synthèse active, (3). Chaque personne est une nouvelle création (unicité), (4). Chaque personne est un être spirituel, (5). Chaque personne est une réalité existentielle; (6). Chaque personne est animée par un principe d’auto-détermination, (7). Chaque personne est une totalité unifiée (corps, psychisme, esprit), (8). Une personne n’est pas un système clos, mais une entité dynamique ouverte sur les autres, (9). Chaque personne possède l’aptitude de transcender la situation dans laquelle elle se trouve, (10). Les êtres humains sont capables de compréhension mutuelle dans la mesure où ils se transcendent eux-mêmes.

Cet ensemble de thèse met au travail un concept d’existence que Frankl admet dans sa littéralité étymologique: exister (ex-istere) c’est se tenir en dehors de la demeure, c’est être impliqué dans une dynamique qui porte constamment le sujet à aller de l’avant. Dans la perspective néo-schelérienne qui est la sienne, Frankl fonde le concept d’existence sur celui de dynamique spirituelle, en sorte qu’être humain -au sens verbal de l’expression- c’est être mu par une dynamique spirituelle, autrement qualifiée de noodynamique.

Dans le mouvement de l’existence, s’affirme le primat de la noodynamique, entendue comme dynamique de la dimension noétique.

 2.5. La définition de la noésis

 La dimension noétique[4] se caractérise en regard de deux attributs co-occurrents, que représentent respectivement l’aptitude humaine à l’auto-transcendance, et l’aptitude humaine à l’auto-distanciation. L’auto-transcendance (ou: auto-dépassement) se manifeste en tant que poursuite indéfinie d’un au-delà de la situation présente. Cet ”au-delà” se conçoit comme tension vers ce qui peut ou pourrait être. Le souci primordial de l’existant ne réside pas d’abord dans la recherche de la satisfaction immédiate (des inclinations naturelles ou des pulsions), mais davantage dans la réalisation de valeurs et dans l’accomplissement d’un sens qu’il convient de trouver dans le monde. Quant à l’auto-distanciation, elle se comprend comme anticipation des conséquences de nos actes. Du point de vue phénoménologique, il s’agit d’une aptitude à se voir de l’extérieur, c’est-à-dire à se donner une représentation objective de soi-même, mais également à produire de soi-même une distance relativement aux circonstances du moment (faisant écho aux conceptions de Freud sur le mot d’esprit -le Witz-, Frankl affirme que l’humour est l’attestation la plus manifeste de cette aptitude). Frankl corrobore Scheler de manière à établir la congruence de son anthropologie dimensionnelle dans le champ analytique ainsi renouvelé.

  1. Le différend: Scheler et Frankl, critiques de Freud

Dans son traité sur la Nature et les formes de la sympathie, Scheler consacre un long examen à la doctrine freudienne de la libido. De son analyse attentive de la psychanalyse, Scheler déduit une critique radicale : « La tentative de Freud de déduire toutes les qualités si diverses de l’amour d’une seule et unique qualité appelée « libido », a tristement échoué » (Scheler, 2003, p. 381).

Toutefois, cette critique ne va pas sans une appréciation nuancée aussi bien que rigoureuse de la théorisation freudienne. C’est ainsi que Scheler reconnaît d’emblée à Freud d’avoir contribué à éclairer de manière neuve « la connaissance de la causalité psychique en général » (ibid, p.366). Cette observation liminaire va de pair avec ce que Scheler reconnaît comme le « mérite de Freud » : celui qui consiste à avoir formulé « une ontogénie des sentiments sympathiques et de l’amour » (ibid.)

Néanmoins les critiques que Scheler formule à l’endroit de la psychanalyse touchent à l’essence même de l’architectonique conceptuelle de la théorie du psychisme, puisqu’elles visent d’abord la cohérence même de la conception freudienne de la libido, étant donné que Freud « n’a pas réussi à établir une distinction suffisamment nette entre les notions de ‘’libido’’ et d’instinct sexuel » (ibid., p. 370). Scheler objecte qu’il « existe (…) différents variétés qualitatives de l’amour, primordiales et irréductibles les unes aux autres (…) comme si les rapports qualitatifs les plus élémentaires qui existent entre l’homme et ses semblables étaient préformés dès la structure psychique » (ibid., p. 381)

L’écart de conceptions anthropologiques conduit Scheler à mettre en cause la pertinence de la théorie freudienne de la sublimation, entendue comme « mécanisme qui permet de faire dériver de la libido jusqu’aux qualités ‘’supérieures’’ (ibid.). Scheler questionne d’abord l’imprécision de la définition même du vocable (“on voudrait savoir quel sens on attribue ici au mot ‘’sublimation’’”), compte tenu du fait que selon Freud « toutes les manifestations de l’activité spirituelle, théorique, artistique, auraient leur source dans la libido refoulée » (ibid.). Cependant, achève d’objecter Scheler, il s’agit là d’une opinion « discutable », dans la mesure où « une alchimie spirituelle capable de transformer la ‘’libido’’ en pensée (…) est une chose dont nous n’avons jamais entendu parler » (ibid.). Scheler étaye sa critique par un argument de fond, qui consiste à observer que « Freud (…) ne dit pas un mot de la manière dont (…) la libido est refoulée, endiguée (…) de la manière dont (…) peut se produire (…) l’endiguement de la libido » (ibid.).

C’est au nom de son anthropologie « tridimensionnelle » que Scheler objecte à Freud une position réductionniste. Selon Scheler en effet, les œuvres de culture sont des élaborations de la dimension spirituelle de l’être humain, de la « personne », et non des constructions de l’économie psychosomatique, comme le soutient Freud. Cette critique attaque à sa racine la conception freudienne, dont la principale insuffisance provient de ce que Freud a eu tendance à conférer à la libido la force d’une puissance mono-causale, faute d’avoir nettement distingué entre le plan du psycho-soma et celui de la spiritualité. Ceci permet à Scheler de conclure que si « le mot ‘’sublimation’’ a un sens raisonnable, il peut seulement signifier que le refoulement de la libido a pour effet de favoriser un afflux d’énergie vers des aptitudes et des aspirations préexistantes, constitutionnelles pour ainsi dire ». Cette conclusion fait en outre valoir un dernier argument de taille, susceptible d’éclairer les situations dans lesquelles le mécanisme de la sublimation échoue : les « aptitudes et aspirations (…) en cas de persistance de la libido, peuvent rester indéfiniment latentes » (ibid.).

Frankl réaffirme, à la suite de Scheler, qu’il existe une solution de continuité entre le psychisme et la noésis, en conséquence de quoi, il est impropre de parler de « sublimation » pour distinguer les œuvres de l’esprit. Corrélativement, aboutissant la critique de Freud, Frankl suggère que si la majorité des sujets –exception faite de certains psychopathes- possèdent un surmoi (qui est dans la seconde topique, la troisième instance de l’appareil mental), tous les sujets ne développent pas comme ils le pourraient, leur dimension noétique. L’essence de la conscience morale ne consiste pas dans l’ensemble des interdits parentaux intériorisés, mais constitue une faculté de la noésis, qui est proprement celle qui consiste à savoir intuitivement distinguer le bien du mal : si le surmoi, qui est un aspect du psychisme se traduit sous le rapport du ‘’sens du devoir’’, la conscience morale, qui est un aspect majeur de la dimension noétique, se distingue par le sens de la responsabilité.

  1. De la phénoménologie des valeurs à la théorie de la motivation

4.1. La phénoménologie des valeurs de M. Scheler

 Le projet d’une éthique matérielle des valeurs porte en son principe la critique à la conception de Kant. La récusation philosophique de l’a priori formel conteste que la raison puisse se donner ses propres lois, puisque cette fondation conduit à écarter le commandement divin fait à l’homme, et notamment le commandement d’amour. La vie affective est dotée d’intentionnalité, c’est elle qui constitue le monde des valeurs, en tant que délimitation de la sphère du sensé. L’a priori moral schelérien délimite et autorise sur le mode intuitif cet accès immédiat aux impératifs, de telle sorte que le dévoilement du devoir être s’avère entièrement indépendant de toute logique discursive.

Scheler conteste donc à Kant le fait que les valeurs soient des données formelles : elles ne procèdent pas des pouvoirs constituants du sujet, mais de l’activité spirituelle de la personne. Leur objectivité tient à l’existence même des personnes qui les incarnent. Bien que discret, le thème de l’incarnation ne connote pas seulement une question de théologie morale, il induit –c’est du moins l’interprétation qu’en donnera Frankl- une réflexion sur l’ancrage psychosomatique de la dimension noétique, en tant que le vécu de la valeur demeure indissociable d’une phénoménologie de l’existence. Les valeurs appartiennent au monde, par leur qualité intrinsèque, parce qu’elles participent du champ perceptuel, configurent les différents modes de présence au monde.

Scheler tient que les valeurs orientent l’action humaine, autant que la connaissance (d’autant que celle-ci poursuit avant tout des fins pratiques, comme chez Bergson). Par leurs visées pratiques, les valeurs donnent sens aux situations, aussi bien qu’aux êtres et aux choses qui en participent. De même, pour Frankl, l’humanité de l’homme tient à l’activité constituante de l’esprit (la dimension noétique), aptitude par laquelle la personne fonde le sens au terme de l’affirmation intuitive de « groupes de valeurs » qui définissent autant d’ « orientations de sens ».

Selon Scheler, « le fait est que nous nous comportons à l’égard des valeurs comme nous nous comportons à l’égard des couleurs et des sons ». La phénoménologie des valeurs est donc solidaire d’une phénoménologie des ancrages thymiques de chaque type de valeurs, selon le niveau considéré : depuis les stades constitutifs du corps vivant jusqu’aux éprouvés de la personne spirituelle. L’analyse de Scheler, d’une extrême minutie, envisage de mettre au jour les corrélations qui relient les strates du vécu affectif avec les paliers de structurations axiologiques. Ce développement destiné à rendre compte de la dynamique de l’existence –mais dans des termes encore éloignés de la philosophie existentielle de Frankl- discrimine entre quatre niveaux principaux d’organisation thymique et de thématisation axiologique : (1). Le niveau des sentiments sensibles et des valeurs sensibles, (2). Le niveau des sentiments vitaux et des valeurs vitales, (3). Le niveau des sentiments psychologiques et des valeurs psychologiques, enfin, (4). Le niveau des sentiments spirituels et des valeurs spirituelles.

  1. Zaborowski a proposé une modélisation de cette systématique thymico-axiologique, qui a l’avantage de clarifier les résultats de cette analyse en lui donnant une forme topologique (R. Zaborowski, 2011) :

               Émotions spirituelles                     Valeurs spirituelles

       espoir/désespoir                              saint/profane

                        Émotions psychologiques             Valeurs psychologiques

                                                            joie/tristesse                                     beauté/laideur-vrai/faux-vérité/mensonge

       Émotions physiques                        Valeurs vitales

          confort/inconfort                              noble/vulgaire

           Émotions sensibles                        Valeurs sensibles

                     plaisir/douleur                                agréable/désagréable

           Valeurs d’utilité

                économie/politique

 Les émotions spirituelles sont directement liées au monde intérieur, et se forment sans lien avec des stimuli externes. Les émotions psychologiques font corps avec la sphère de l’ego, et ne concernent d’aucune manière le corps (soma) ; elles sont susceptibles de varier selon l’attention dont ils font l’objet. Les émotions vitales s’étendent à tout le corps, et sont peu sujettes aux modifications. Quant aux émotions sensibles, elles sont localisées dans certains endroits du corps, et se forment sous l’influence de stimuli externes. Dans la hiérarchie des valeurs et des corrélations sensibles, les valeurs d’utilité occupent la base de cette pyramide et semblent conditionner tout l’édifice.

Comme nous le verrons à l’instant, Frankl introduit d’importants remaniements dans la classification de Scheler. Tout d’abord, il paraît faire l’économie d’une théorie précise des corrélations entre les paliers de la vie affective et les quatre paliers axiologiques. Tout au plus suggère-t-il que cette sorte de corrélations se fait fortement prégnante lorsqu’il aborde le problème de la souffrance d’origine spirituelle, en termes d’entrée du sujet dans la région de la contre-valeur. En revanche, Frankl laisse entendre que quel que soit le contenu axiologique considéré, un vécu thymique le sous-tend. Enfin, Frankl semble inverser la thèse princeps de Scheler : ce ne sont pas tant les valeurs per se qui sont donatrices de sens, que la motivation sensée de l’être humain qui le porte à s’ouvrir au monde des valeurs, puisqu’ en « accomplissant certaines valeurs, il donne sens à sa vie ».

4.2. Sens et valeurs chez V. Frankl

 La pensée de Scheler constitue l’arrière-plan fondamental de l’Existenzanalyse, dont le “principe de sens” fait par ailleurs écho à un entrecroisement d’influences intellectuelles. La théorie de la motivation défendue par V. Frankl résulte d’abord de la relation critique que ce dernier a tour à tour entretenue avec la psychanalyse (Freud) et la psychologie individuelle (Adler). A la différence de Freud qui postule le primat du “principe de plaisir”, et à la différence d’Adler qui postule le primat du “principe de compensation” du sentiment d’infériorité, Frankl affirme -comme nous venons de le voir- que le “principe de sens” -ou encore la “quête de sens”- constitue la motivation humaine fondamentale.

Rappelons toutefois que cette perspective thématique intéresse autant l’histoire des idées philosophique que l’épistémologie de la “psychologie des profondeurs”. L’idée du “sens de la vie” est en effet aussi bien commune à la pensée de Rudolph Eucken -qui fut le maître de Scheler- qu’à l’anthropologie d’Alfred Adler. La théorie de la motivation sensée de Frankl hérite d’une part d’Eucken (Le sens et la valeur de la vie, 1908), d’autre part du dernier moment de la pensée d’Adler (Le sens de la vie, 1933). Toutefois, plus proche d’Eucken, par le truchement de Scheler, que d’Adler dont il reprend l’idée princeps du “style de vie”, Frankl articule sa conception du sens de la vie à la vision spirituelle selon laquelle, l’existence d’une personne revêt un sens en vertu de l’adhésion de celle-ci aux groupes de valeurs qui lui tiennent lieu de justification.

Dans la perspective de l’Existenzanalyse, la notion de sens est indissociable de celle de valeurs, dans la mesure où ce qui fait sens pour un sujet tient à ce qui revêt une valeur à ses yeux. Mais au contraire de Scheler, Frankl restreint la phénoménologie des valeurs au seul palier de la noésis, puisque seule la dimension noétique de l’être humain est, selon lui, apte à fonder l’axiologie donatrice du sens de l’existence.

A la hiérarchie axiologique très différenciée de Scheler, Frankl substitue une typologie des valeurs simplifiée, que l’on peut raisonnablement qualifier de triade axiologico-noétique. La donation de sens coïncide avec un mouvement thymique et intuitif de reconnaissance et d’acceptation discriminante de tel ou tel groupe de valeurs, compte tenu de la situation existentielle du sujet. Il s’agit bien d’un mouvement de reconnaissance intuitif et non pas d’un processus d’attribution du sens par le biais d’une invention des valeurs. Selon Frankl, le sujet n’invente pas ses valeurs, puisque le halo de sens qui leur correspond est partie intégrante du monde naturel. Tout au plus le sujet découvre-t-il ce qu’il tiendra pour ses valeurs propres, au terme d’une diachronie avec laquelle se confond sa genèse en tant que sujet autonome.

L’individu-sujet apparaît au monde, dans un environnement déjà saturé de sens et de combinatoires de sens, en sorte qu’advenir comme sujet coïncide avec un mouvement d’appropriation d’une portion du sens déjà donné.

La problématique de la donation de sens ne laisse précisément de se distinguer par l’ambivalence du processus évaluatif, qui est à l’origine de toute visée sensée. Cette problématique se confond avec celle d’un individu-sujet, d’abord passivement exposé au sens donné -c’est-à-dire au sens reçu, fut-ce par le biais de l’imprégnation culturelle et des transmissions éducatives-, puis peu à peu apte à assumer de lui-même le passage de la sujétion à la subjectivation. D’abord soumis à l’antériorité des combinatoires sensées qui lui préexistent, et par ce fait même assujetti aux contraintes d’un ordre symbolique qui investi son existence en insinuant des contenus existentiels sur lesquels il n’a d’abord aucune prise, avec la maturation psychosomatique, le sujet fait graduellement l’apprentissage de la plasticité de ses facultés noétiques, se familiarisant avec le donné, il devient peu à peu apte à des opérations de constitution du sensé, qui sont la marque même de la transcendance. C’est seulement au stade de la maturité acquise qu’il devient apte à produire les agencements adéquats par lesquels s’attestent son pouvoir de singularisation au milieu d’un univers qu’il n’a pas inventé, mais auquel il a, dans le meilleur des cas, réussi à imposer son “style de vie”.

La noodynamique prédispose chaque personne à inscrire son projet existentiel en regard de trois sources du sens, qui correspondent respectivement à “trois groupes de valeurs”:

1-L’eros, définit l’ensemble des ”valeurs d’expérience”. Celles-ci ouvrent sur les différents vécus de la beauté, de l’amour et de la fréquentation de la nature, végétale ou animale. L’axiologie érotique est dite d’expérience, puisqu’elle consiste, à travers ses diverses modalités, à “prendre quelque chose du monde” (Frankl, 2009, pp. 70-71 ; 2014, pp.17-24);

2-Le pathos, définit l’ensemble des “valeurs de créativité”, lesquelles donnent accès aux différentes formes de l’engagement, relativement à un travail bien fait, à une oeuvre artistique (plastique, poétique, etc.), à l’accomplissement d’un devoir, à l’exercice d’une responsabilité. L’axiologie pathétique est dite de créativité, puisqu’elle revient, à travers ses différentes expressions, à “ajouter quelque chose au monde” (ibid.);

3-L’ethos, définit l’ensemble des ”valeurs d’attitude”; celles-ci ont pour particularité de se traduire par les différentes postures spirituelles qu’une personne est susceptible d’adopter face à la souffrance quelle qu’elle soit (maladie, deuil, prémonition de la mort, etc.). Selon Frankl, les valeurs éthiques sont les plus hautes, car c’est par elles que l’existant affirme sa dignité, mais aussi sa force spirituelle (là se retrouve ”la force de défi de la noésis”). Notons qu’avec les ”valeurs d’attitude”, Frankl (ibid.) fait rupture dans l’histoire de la clinique, en conférant à la souffrance un autre statut, non strictement clinique, qui consiste -en mobilisant les aptitudes sémantiques et symboliques de l’esprit- à l’appréhender sous le rapport du souci philosophique. Nous y reviendrons.

 Avec cette typologie ternaire, Frankl confère à la motivation sensée, un ample spectre d’expression, qui définit à proprement parler les linéaments d’une sémiologie de l’existence, à partir de laquelle la compréhension du fait humain s’égale à la capacité irréductible reconnue à chaque personne de percevoir et de façonner la singularité de son projet. W. Breitbart, médecin cancérologue influencé par l’Existenzanalyse, a récemment suggéré de compléter la phénoménologie des valeurs de Frankl en faisant droit à une source du sens: l’histoire, comprise comme ensemble des ”valeurs de transmission” (Breitbart, 2011).

Revenant sur les acquis de la description franklienne, W. Breitbart a plus précisément défini chaque groupe de valeurs de la manière suivante: Les valeurs d’expérience (éros) définissent les différentes manières de mise en relation avec soi, le monde et les autres, tandis que les valeurs de créativité (pathos) donnent forme aux modalités de l’engagement personnel (dans le sens philosophique du terme); quant à elles, les valeurs d’attitude (ethos) fondent l’ensemble des conduites les plus dignes qu’ un être humain peut opposer aux limites de la condition humaine; enfin, les valeurs historiques (transmission) consistent à envisager la façon dont une personne évalue ce dont elle a symboliquement hérité, ce qu’elle a retenu et fait de cet héritage, et ce qu’elle entend à son tour léguer compte tenu de la manière d’y pourvoir. La qualification des valeurs historiques explicite l’importance du paramètre temporel, et sa signification axiologique au regard du temps vécu, sous le triple rapport de ses principales modalités existentielles: le passé, le présent et l’avenir.

  1. La polyvalence phénoménologique du sens

Pour notre part, au cours de notre activité clinique, et de notre enseignement, il nous est apparu que la problématique individuelle des horizons de sens appelle quelques aménagements. Ainsi, la distinction franklienne des ”sources du sens”, et celle des ”orientations de sens” qui en résultent (supra: 4.2) gagne à être enrichies de distinctions subsidiaires. Quand on considère les développements d’un projet existentiel, notamment au cours du processus thérapeutique, il importe en outre de distinguer entre quatre pôles de constitution du sensé: (a). Les sources du sens, en tant que dispositifs symboliques, appréhendés en regard de leur part d’objectivité, en tant qu’elles préexistent à l’apparition au monde des sujets, (b). Les orientations de sens, en tant que vectorisations concrètes de choix existentiels spécifiques, liés à la sélection d’un ou de plusieurs groupes de valeurs, (c). Les régions de sens, comprises comme sphères particulières de chaque orientation sensée (amour, oeuvre, maladie, avenir), (d). Les modalités de sens, entendues comme manières d’investir d’une manière personnelle -irréductible à tout autre et semelfactive- une ou plusieurs régions de sens.

Nous pensons en effet que c’est au cours de la transformation consentie d’une source de sens en orientation de sens, et d’une orientation de sens en région puis en modalité du sens, que s’effectue la subjectivation du sujet, c’est-à-dire la modification qualitative d’un sens possible en affirmation d’un sensé effectif.

 Il nous paraît enfin que le concept de sens gagnerait à être interrogé plus avant, notamment afin de mieux faire apparaître ses enjeux ainsi que sa portée phénoménologiques. En langue française du moins, le vocable de sens se distingue par sa polysémie, et en discours par la pluralité de ses valeurs d’emploi. En sorte que parler de “sources du sens” et d'”orientations de sens” -à plus forte raison de “régions du sens” et de “modalités du sens”- s’avère riche d’horizons inexplicités. Dans la pensée de Frankl, a notion de sens, tout comme celle de valeur qui lui donne forme et contenu, comporte une « épaisseur » qui ne se limite pas à la seule problématique de la signification, mais engage en effet tous les constituants de l’être humain. L’articulation sens/axiologie présuppose et implique cinq constituants :

(1). Un constituant sémantique, dans la mesure où un projet existentiel peut d’abord se formuler et s’expliciter dans les termes du langage articulé, et, se vivre de manière à constamment s’appuyer sur les motifs qui en justifie les développements ;

(2). Un constituant thymique, puisque, comme l’a montré M. Scheler, la mise en œuvre d’un groupe de valeur, et plus généralement toute adhésion axiologique repose sur un faisceau de vécus affectifs ; c’est l’ensemble des vécus affectifs qui sous-tendent les « groupes de valeurs » décrits par Frankl qui confèrent aux « orientations de sens » leurs tonalités particulières ;

(3). Un constituant éthique, étant donné que le vécu de la valeur, et dans le cas de Frankl, le vécu d’une ou de plusieurs orientations de sens définit invariablement des modalités spécifiques de rapports à soi, aux autres et au monde (des manières de dire, aussi bien que des manières d’agir et de se comporter);

(5). Un constituant praxéologique, qui correspond à la forme objective des actions et des suites d’action induites par tel ou tel type d’adhésion axiologique. Cette dimension praxéologique repose en dernière analyse sur la prégnance d’un schéma actanciel qui spécifie, dans chaque cas, le déploiement de la motivation sensée (« principe de sens ») en regard de la nature de l’objet de quête[5].

 Cette explicitation du caractère plurifactoriel du sens et de la valeur, indique en somme que leur liaison situationnelle engage simultanément la sensibilité, la cognition et le comportement du sujet dans un cours d’action donné[6].

  1. La question de la souffrance, ses métamorphoses

Sous la plume de Max Scheler (Scheler, 1951), la réflexion sur la souffrance –comme marque distinctive de l’expérience humaine- s’enracine dans les deux sensibilités issues de la tradition biblique. La souffrance est d’abord souffrance expiatoire, puis souffrance du juste, avant que de connaître, avec l’inspiration chrétienne, l’occasion d’une purification, annoncée par le Livre de Job (ibid., pp.: 62-63 et 64-66) :

« La doctrine chrétienne du sens de la souffrance, qui prescrit à l’homme la juste manière d’y faire face, faisait son entrée dans le monde. L’Ancien Testament avait su donner aux maux terrestres un sens justificatif rigoureusement logique. Toute souffrance n’était, en fin de compte, que punitive, que l’accomplissement, dès l’ici-bas, d’une justice divine avide de vengeance, la punition du péché de l’individu, de l’enfant, comme de celui des parents et de toute la génération entachée du péché originel. Mais déjà la voix du juste qui souffre s’était fréquemment élevée, avec puissance, dans les Psaumes, puis avec des accents particulièrement poignants, dans le livre de Job et dans le Kohelet, contre cette terrible interprétation qui ajoute aux maux de chaque souffrance ‘’innocente’’ celui qui est causé par une faute, jadis commise, dont il serait l’expiation (…).

La souffrance la plus profonde, le sentiment de l’éloignement de Dieu, Jésus en croix l’exprime librement : « pourquoi m’avez-vous abandonné ? » (…) Aussi bien, cette passion de la souffrance a un sens nouveau : celui de la purification par l’amour divin et miséricordieux qui envoie la souffrance à l’âme comme une amie (…). Purification signifie que les souffrances et les douleurs de la vie dirigent de plus en plus notre vue spirituelle sur les biens centraux de la vie (…) Ce mot ne signifie point la création d’une qualité éthique ou religieuse, mais l’épuration et la séparation de l’authentique du faux, et, au centre de notre âme, le lent retranchement de l’inférieur du supérieur ».

Sous la plume de Viktor Frankl, la thématisation schelérienne donne lieu à un renouvellement du statut clinique de la souffrance: Au regard des fondements de l’Existenzanalyse, la souffrance –comme nous l’avons évoqué précédemment- est l’un des termes de la ‘’triade tragique’’, elle fait partie intégrante de la condition humaine. Ce point de vue philosophique sur la souffrance, conduit Frankl à en appréhender la possibilité, aussi bien que le vécu, en dehors de toute considération scientifique, ou psychopathologique. La souffrance, tout comme la liberté et la responsabilité, est l’identité de marque de l’humain, en tant qu’expérience qui interroge l’existence. Elle est d’abord conscience des limites de l’individu, confronté aux possibilités mêmes de son projet. A cet égard, quelle que soit son point de naissance, la souffrance est le motif d’une prise de conscience spirituelle, qui est de nature à élever la personne.

En conséquence de quoi, Frankl suggère que la souffrance n’est pas originairement un ‘’objet’’ de la connaissance médicale, mais une donnée métaphysique. L’être humain souffre d’abord de prendre la mesure de sa finitude, et secondairement de devoir, le cas échéant, s’affronter à certaines formes de souffrance, dont telle ou telle affection, serait de surcroît une manifestation contingente, révélatrice de la fragilité constitutive de l’existence. Le souci de la finitude est l’aiguillon de la dynamique spirituelle (noodynamique), cela qui confère un sens au projet humain.

C’est à cet endroit que la réflexion de Frankl se détache de la perspective uniquement philosophique de Scheler, pour élaborer une phénoménologie de la souffrance susceptible de renouveler la compréhension des troubles psychiques. En vertu de sa conception de la motivation humaine, qui fait de la quête du sens l’essence même de l’humanité, Frankl suggère que le premier motif de souffrance tient à l’épreuve de la perte de sens, ou du déficit de sens. C’est à l’aune de cette défaite de la recherche d’un horizon sensé, que Frankl relie la problématique métaphysique de la souffrance à son éclairage psychiatrique.

Le souci de la finitude dispose en principe chaque sujet à définir pour lui-même un projet sensé, indissociable du choix et de l’affirmation de certaines valeurs qui prennent corps dans autant de ‘’rapports au monde’’, qui sont eux-mêmes autant d’expressions d’attitudes spirituelles spécifiques et chaque fois singulières, en vertu même de l’irréductibilité de chaque situation existentielle. Pour peu toutefois que ce projet achoppe, la conscience originaire de la finitude se mue en menace pour la noodynamique. Pour Frankl, la perturbation ou l’interruption de la dynamique spirituelle constitue, au-delà du souci de la finitude, le principal facteur de souffrance.

6.1. L’idée de névrose noogène

 Le fait pour un sujet de se trouver dans l’impossibilité de satisfaire aux exigences de sa recherche de sens, c’est-à-dire de se trouver dans l’impossibilité de s’accomplir en tant que personne, ou plus exactement de s’élever du plan contingent de la « vie » au plan supérieur de l’existence, marque l’entrée dans le vécu de la névrose noogène.

Le concept de névrose noogène a été forgé dans l’entre-deux guerres, pour caractériser la souffrance consécutive à l’absence de ‘’raisons de vivre’’.

La description qui en est donnée, tout au long de l’œuvre de Frankl, consiste d’abord à en identifier la progression, en la comprenant comme un phénomène scalaire. Excepté de rares cas, notamment consécutifs à des événements de vie qui introduisent une rupture brutale dans l’existence du sujet (accident, deuil, perte, etc.), l’affaiblissement de la noodynamique, suit une série d’étapes qu’il convient de décrire en termes de degrés d’atteinte de la dynamique spirituelle. Le premier degré de la souffrance noogène correspond à un sentiment de ‘’frustration existentielle’’, qui s’origine dans l’expérience d’une limitation apportée à la dynamique du sujet ; mais tout bien considéré, une légère frustration existentielle représente un facteur d’émulation. Cette sorte de sentiment est notamment inhérente à l’état d’esprit d’un sujet investi dans un projet, poursuivant un ou des buts qui exigent de lui un effort soutenu ; à cet égard, il s’agit le plus souvent d’une frustration teintée d’anxiété, à la pensée de ce qui reste à accomplir pour parvenir à ses fins.

Le deuxième degré de la souffrance noogène correspond à un sentiment de ‘’détresse existentielle’’, lui-même corrélé à une situation dans laquelle le sujet concerné s’affronte aux limites que lui impose son milieu naturel ou le contexte historique dans lequel se déploie son existence. Le sujet est alors littéralement dessaisi de son projet, ou pire de toute possibilité objective de donner forme à un projet ; l’anxiété dirigée sur un objectif plus ou moins difficile à atteindre, cède le pas à l’angoisse, consécutive à l’absence d’objet. A l’improbabilité d’une action sensée, fait suite la représentation de l’impossibilité de toute accomplissement.

Le troisième et dernier degré de la souffrance noogène se traduit sous le rapport d’un sentiment de ‘’vide existentiel’’, consécutif à la pérennisation d’une détresse que rien n’a permis de dissiper. C’est à ce stade ultime de l’involution de la dynamique spirituelle qu’il est permis de parler d’une névrose noogène constituée. Du point de vue de la phénoménologie du processus pathogène, l’entrée dans la névrose noogène constitue l’entrée du sujet dans l’univers de la contre-valeur, avec les tonalités affectives afférentes.

 6.2. Les raisons et les implications de la névrose noogène

 Etablissant un parallèle avec ce que Freud disait du caractère commun de la névrose hystérique dans la Vienne du début du XXè siècle, Frankl fait souvent observer que « la névrose noogène est la névrose collective de notre temps ». Toutefois, contrairement au type de névrose identifié par Freud, la névrose noogène ne porte pas sur le psychisme, et ne résulte pas non plus d’un conflit des instances, elle ne met pas en jeu le narcissisme, mais constitue une atteinte à la dignité spirituelle de la personne.

La remarque de Frankl dépasse de beaucoup les enjeux du champ analytique, puisqu’elle fait d’abord directement écho au diagnostic de Husserl, rapportant la « crise de l’Europe » aux dérives de la science galiléenne. La crise de l’Europe se comprend pour Frankl comme « crise du sens », qui s’est traduite au cours des deux guerres mondiales sous le rapport d’une montée en puissance des forces destructrices[7]. A la pulsion de mort, définie par Freud à partir de 1920, Frankl ajoute le diagnostic philosophique mais aussi clinique qui consiste à voir dans le déferlement de la guerre totale et l’épanouissement du système concentrationnaire le triomphe sans fard du nihilisme.

A l’échelle historique, la crise du sens serait d’abord liée au « délitement des traditions » ainsi qu’ « à la fin des religions » (Frankl, 2009, p. 83 et sq)), c’est-à-dire à l’effondrement des grands référentiels collectifs qui constituent les cadres symboliques de la civilisation. Ni les traditions, ni les religions instituées ne prescrivent plus « ce qu’il convient de croire et de faire » : Leur disparition, ou leur affaiblissement en tant que cadres axiologiques de portée générale ne permet plus de pérenniser les systèmes de valeurs et de normes susceptibles de façonner le lien social. Les modèles culturels susceptibles de servir d’exemples –c’est-à-dire de motifs d’introjection, au sens de Ferenczi (Ferenczi, 1909), ont perdu toute portée paradigmatique : Le saint, le génie et le héros, tels que Scheler les exaltait, dans les prémisses de sa sociologie de la connaissance, n’exercent plus le même attrait sur les multitudes.

L’épreuve du ‘’vide existentiel’’ guette d’autant plus l’humanité contemporaine, qu’à la place des traditions et des religions en déclin, les collectivités ont eu recours à des référentiels de substitution[8], tels que « le totalitarisme et le conformisme ». Or l’une et l’autre de ces conceptions du lien social sont également des matrices de névrose noogène. Dans le premier cas, « les sujets sont obligés de faire ce que les autres doivent faire », et dans le second cas, « les sujets se sentent tenus de faire ce que tout le monde fait » (ibid.).

 Que convient-il en effet d’entendre par « totalitarisme » et par « conformisme » ? A travers ces deux vocables, Frankl vise à n’en pas douter les deux formes de régime économico-politique qui ont étendu leur empire sur la planète à partir de 1945 : Le communisme soviétique à l’Est (totalitarisme), la démocratie de marché à l’Ouest (conformisme).

Si ces deux formations collectives constituent des matrices de névrose noogène, la raison en est simple : la coercition totalitaire, comme la séduction consumériste sont également ennemies du « principe de sens », dans la mesure où toutes deux s’opposent et contrarient, chacune à sa manière, le désir de singularisation des individus. La coercition interdit, tandis que la séduction dévoie. Dans les deux cas, la noodynamique des sujets est battue en brèche, soit parce qu’elle n’a aucun droit à l’affirmation (sous peine d’être appréhendée comme un signe de déviance politique), soit parce qu’elle succombe aux attraits de la publicité, et se perd dans la satisfaction de faux besoins.

A l’époque où V. Frankl autonomisait sa propre conception de la souffrance mentale et de la clinique, W. Reich était le premier à ouvrir le spectre de la psychanalyse à l’interrogation politique, en montrant – à partir des travaux de Freud sur la psychologie collective (Freud, 1921) que les régimes politiques captent l’adhésion des sujets en s’adressant à leur besoin d’amour qu’ils prétendent combler au prix d’une manipulation délétère qui aura raison de leur personnalité (Reich, 1933; 1945).

Dans le champ phénoménologique, la double critique de Frankl, s’agissant de ce qui fait obstacle à la liberté a été respectivement étayée par Arendt (Arendt, 1951), G. Anders (Anders, 1956 et 1980) et Marcuse (Marcuse, 1964). Ici, le diagnostic néo-husserlien de Frankl entre par ailleurs en résonnance avec l’analyse que Durkheim a donnée de l’anomie dans son étude sur le suicide (Durkheim, 1897), d’une manière particulièrement originale. Le concept d’anomie distingue l’absence de loi de référence, et distingue la dérégulation du lien social qui en résulte. Frankl confère un contenu subjectif à cette analyse, en soulignant le fait que sur le plan individuel la névrose noogène traduit l’état de déséquilibre du sujet exposé au ‘’vide existentiel’’. La traduction clinique de cet état de dissolution du lien social est un état de malaise que l’on ne saurait pour autant assimiler à une maladie. En revanche, la névrose noogène constituée se traduit par une  triade pathologique  qui consiste dans l’apparition de nouvelles formes de dépressions, d’addictions, et de nouvelles formes de violence » (Frankl, 2007, p.196)).

 L’identification de ce cortège d’affections psychosomatiques –au nombre desquelles il faut compter les crises suicidaires, et c’est en cela que Frankl rejoint Durkheim- indique que la névrose noogène est avant tout une névrose sociogène. Elle n’a pas sa source dans un dérèglement de la vie psychique, mais dans une désorganisation sociétale (celle des mœurs, des institutions, des systèmes axiologiques) aux lourdes conséquences pour l’équilibre mental.

Tout l’intérêt de cette nouvelle qualification nosographique vient de ce qu’avec le concept de névrose noogène, Frankl définit un critère inédit de la souffrance humaine, qui repose en outre sur une caractérisation phénoménologique de la distinction entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas (inhumain, ou « subhumain, selon le vocable consacré). La chute dans la pathologie est avant tout consécutive au déficit d’un vécu sensé, et ce déficit de sens incombe avant tout aux conditions d’existence objectives. Cette perspective ouvre un champ de recherche inédit, et inscrit explicitement l’enjeu clinique à la jointure de l’interrogation éthique : Ce qui fait sens procède de l’affirmation d’une série de valeurs, ce qui signe l’entrée dans la maladie coïncide avec l’emprise de la contre-valeur. Au plan collectif, comme au plan individuel, la névrose noogène constitue nu plus ni moins qu’un processus de dé-symbolisation[9].

La théorisation de ce point de vue, d’abord dans le domaine de l’Existenzanalyse, puis dans celui de la logothérapie, a d’importances conséquences pour ce qui est de la définition d’un type de souffrance, jusque-là demeuré hors de portée de la clinique, et dont l’identification était restée l’apanage de penseurs précurseurs de la philosophie de l’existence (de Pascal à Kierkegaard et Nietzsche jusqu’à Gabriel Marcel et Jean-Paul Sartre).

Par ce biais, Frankl indique que la souffrance existentielle n’est pas en soi une maladie, mais qu’elle peut être à l’origine d’états pathologiques : La formulation de cette thèse dans le contexte de la psychanalyse post-freudienne, fait de cet auteur un pionnier de l’antipsychiatrie, ainsi qu’un précurseur de la psychotraumatologie[10].

 La caractérisation étiologique et sémiologique de la névrose noogène a eu pour conséquence un remaniement de la nosographie psychiatrique et psychanalytique traditionnelle. A côté de la névrose somatogène, de la névrose psychogène (Freud), de la névrose essentielle (Marty), la clinique des troubles mentaux doit désormais faire droit à cette ‘’maladie de l’âme’’ qui touche précisément à l’essence de l’humain, puisque privé de « raisons de vivre », tout être humain succombe au ‘’vide existentiel’’. Ajoutons à cela que la névrose noogène peut dissimuler une névrose traumatique (l’analyse permet souvent de remonter à une étiologie traumatique qui s’exprime en ‘’malêtre’’), tandis qu’une névrose traumatique constituée provoque le plus souvent une névrose noogène (compte tenu du fait que la gravité du choc traumatique peut en effet avoir raison des croyances fondamentales du sujet).

  1. Soin, sens et valeurs

7.1. Le dialogue socratique en tant que dialogue authentique

 Bien qu’il n’entre pas dans notre propos de faire un exposé précis sur les usages de la logothérapie, il convient cependant d’en rappeler les principales notions, afin de parachever l’analyse des strates d’influence intellectuelles que la pensée de Max Scheler a suscité sur les conceptions de V. Frankl.

Frankl est sans doute le premier clinicien à avoir préconisé l’usage du ‘’dialogue socratique’’ dans la relation de soin. Mais à la vérité, la notion philosophique de dialogue socratique a donné lieu à une réévaluation de sa définition, et très certainement à une recodification souple de ses finalités. En logothérapie, l’idée de dialogue s’enracine aussi bien dans la tradition philosophique de l’art d’accoucher les esprits –la maïeutique- que dans la tradition hébraïque du « face à face », source de paix et de proximité. Le dialogue clinique soulève différentes questions : tout d’abord, il a pour fin avérée de recréer un cadre propice à la ré-humanisation du lien intersubjectif. En ce domaine, Frankl n’a de cesse de reconnaître sa dette intellectuelle vis-à-vis de Martin Buber, et de son maître ouvrage : Je et Tu (1926). Comme on le sait, Buber distingue entre deux « mots-principes » : le mot principe « Je-Tu » qui est le lieu de la ‘’relation authentique’’, et le mot principe « Je-Cela » qui est le lieu du rapport fonctionnel. Dans cette perspective, Frankl considère que la vocation première du dialogue est de réinscrire le sujet souffrant dans l’espace du « Je-Tu », en le soustrayant au monde inauthentique, et réducteur, du « Je-Cela ».

La ”ré-humanisation” de la relation médecin/patient commence avec ce déplacement d’inscription intersubjective. Le dialogue a ensuite pour finalité d’amener le sujet souffrant à reconnaître sa propre vérité, en l’occurrence à découvrir les horizons de sens congruents à ses véritables aspirations.

Toutefois, les véritables aspirations d’un sujet ne lui sont pas toujours claires, elles peuvent être précisément voilées par la souffrance noogène (supra: 6.1). C’est en ce sens exact, que la logothérapie est une méthode d’investigation de l’inconscient spirituel, et qu’elle se distingue de la psychanalyse, comprise comme méthode d’investigation de l’inconscient pulsionnel. Tel est pour l’essentiel le propos que Frankl développe dans Le Dieu inconscient.

Frankl reconnaît que la relation de dialogue est par principe thérapeutique ; en l’occurrence elle est centrée sur la recherche des significations potentielles qui résident, de manière latente, dans la situation existentielle du patient, en sorte que sa finalité est d’aider le patient à identifier de lui-même ce qui fait sens ici et maintenant, et la manière de stimuler de nouveau une noodynamique en proie à des obstacles réels ou imaginaires. Conformément au dialogue socratique, la parole logothérapeutique s’adresse à la « personne noétique », apte en vertu de ses qualités intrinsèques (auto-transcendance et auto-dépassement) à modifier l’attitude du sujet dans le contexte situationnel où il se situe au moment où s’ouvre l’espace de l’interlocution.

 7.2. Le maniement du dialogue

 Le dialogue logothérapeutique est un art, dont l’exercice ne suppose pas que l’analyste occupe un « position haute » à l’égard du patient. Ses usages oscillent entre la résolution d’une problématique existentielle, ou le traitement d’une névrose noogène –sociogène ou post-traumatique. Sa mise en œuvre fait fond sur la sympathie (au sens de Scheler), non sur la mise en œuvre d’une technique quelconque. La sympathie appelle l’implication sans fard du thérapeute, dans la mesure où elle est la condition du « dialogue authentique », lequel met en présence l’une de l’autre deux personnes d’égal statut ontologique. La sympathie appelle la réversibilité de la présence (de l’être-avec-autrui), en ce sens exact elle se distingue fortement de la « neutralité bienveillante » -recommandée par Freud pour exercer une maîtrise sur le caractère transférentiel de la relation analytique ; la sympathie se distingue aussi de l’empathie, préconisée par les tenants de la psychologie humaniste, tels que C. Rogers, ou R. May.

La principale fonction interpersonnelle du dialogue consiste dans la découverte d’un ou de plusieurs horizons de sens, à partir d’une exploration minutieuse des possibilités de la situation du sujet. Cette priorité fait lien entre les principes de l’Existenzanalyse et les réquisits de la logothérapie. L’Existenzanalyse ne consiste pas dans une ‘’analyse de l’existence’’ –tâche utopique- mais dans l’analyse à partir de l’existence, ce qui indique –si besoin était- que la matière même de la dynamique noétique n’est pas l’existence en tant que telle, mais l’enchevêtrement des situations existentielles. Quant à l’intervention thérapeutique, elle consiste justement à répondre aux questions que les situations posent au sujet (ce qui introduit une rupture avec la position de sens commun, selon laquelle c’est le sujet qui ‘’se pose des questions sur l’existence’’).

La vérité qu’il est question de faire affleurer procède d’un maniement du dialogue qui consiste à envisager le cours de la rencontre thérapeutique comme une coopération intelligente entre deux personnes responsables. Il est possible de décrire les principales étapes de cette phénoménologie dialogique, à partir de la reconnaissance d’environ sept étapes intrinsèquement liées : (1).Il convient d’abord d’identifier la nature de la problématique existentielle du patient ; cette première étape incorpore également les exigences de l’entretien clinique préalable, (2). Par suite, il s’agit de parvenir à la définition la plus précise possible de la question qui motive la consultation, en caractérisant les principaux enjeux (demande d’élucidation, demande de réparation, demande de réévaluation de la pertinence de certains choix originaires ou plus récents), (3). Les données recueillies au cours des deux premières étapes, permettent de mieux qualifier la nature de la situation présente du patient, sachant que le poids des déterminations n’est pas le facteur ultime, (4). A ce stade de la rencontre, il s’agit de considérer la qualité in situ de la noodynamique du sujet (le questionnement ou le recours à des échelles de mesure fermement établies permettent aujourd’hui d’étayer la connaissance intuitive), (5). L’examen des possibilités naturelles, inhérentes à la situation du moment marque la prise en compte des ‘’sources du sens’’ pertinentes pour le patient ; c’est à ce stade de la rencontre que s’esquisse la prédétermination d’un « projet » spécifique, susceptible de cristalliser des motifs d’accomplissement personnels, (6). L’affirmation d’un projet, consécutive à la traduction de certains choix en une série de décisions spécifiques caractérise ce moment (il peut être pertinent de renouer avec une orientation sens ancienne ou plus récente, ou au contraire de s’essayer à en affirmer une nouvelle, entièrement inédite dans l’histoire de la personne, (7). La dernière étape, est à proprement parler conclusive au regard du processus logothérapeutique, mais elle ouvre dès lors sur un segment de vie où naît une nouvelle préoccupation, celle de l’évaluation de la pertinence des choix qui viennent d’être faits et des décisions qui viennent d’être prises. Cette étape marque un moment de transition entre l’espace de la consultation (garanti par une maïeutique inscrite sur l’axe Je/Tu) et la remise en jeu du sujet au contact de la quotidienneté (dont les espaces sont tendanciellement dominées par les contraintes des rapports Je/Cela).

 7.3. Le dialogue, moment de la vie de l’esprit

 Le dialogue thérapeutique, ainsi que le conçoit la logothérapie, comporte cette particularité de s’adresser à la personne, en tant qu’instance spirituelle. Appréhendant désormais le sujet souffrant à l’aune de l’intersubjectivité authentique –sur l’axe relationnel Je/Tu-, celui-ci est alternativement soustrait, sinon arraché au monde ordinaire de la réification –marqué par les déterminismes qui pèsent sur sa complexion psycho-somatique, et se trouve ainsi placé en situation de reconnaître et de cultiver sa puissance noétique. Cette immersion dialogique autorise la remise en jeu de l’existant, son retour à la réalité, avec le bénéfice d’une position de surplomb dont l’avaient dépossédé les différents facteurs de réification. En l’occurrence, l’épreuve de la liberté recouvrée s’incarne dans la prise de responsabilité, laquelle consiste elle-même dans la « concrétisation » d’un projet précisément défini, désormais appréhendé au regard du « groupe de valeurs » qui en autorise l’accomplissement.

Le dialogue logothérapeutique, enté sur les prémisses philosophiques de l’Existenzanalyse repose sur la mise en œuvre d’un principe fondamental : celui de la modification d’attitude. Cette ‘’technique’’ est au principe de l’ensemble des méthodes logothérapeutiques, puisqu’elle consiste à faire appel à la plasticité de la noésis. S’y reconnaît l’essentiel de l’enseignement stoïcien, selon lequel à défaut de changer une situation, il nous est loisible de modifier le rapport que nous entretenons avec cette situation. La possibilité du changement concerne en premier lieu le sujet lui-même, apte à mettre en œuvre autant d’exercices spirituels, c’est-à-dire de « pratiques destinées à la transformation de soi » (Hadot, 2003). De ce point de vue, la pratique du dialogue renoue avec la tradition originaire du « soin de l’âme », fondatrice de la tradition philosophique[11].

Frankl assigne au dialogue ainsi conçu une réévaluation du « soin de l’âme », entendu comme soin que le thérapeute et le patient prennent ensemble du sens. La conduite du dialogue se développe compte tenu des prérequis des « sources du sens », comme recherche des « orientations de sens » du sujet souffrant, mis à la question par le « vide existentiel » : Frankl suggère souvent que face de la souffrance, tout être humain est dans la situation de Job, faisant ainsi écho à la réflexion de Scheler. Cependant, la logothérapie s’impose à l’esprit comme une clinique de la résilience, puisque « la vie possède un sens, quelles que soient les circonstances ». Autrement dit, loin de constituer des points d’achoppement susceptibles de faire glisser la conscience de l’existence vers le non-sens, la souffrance revêt l’aspect d’un motif sensé : A la différence de l’animal qui vit selon les contraintes de son milieu (Umwelt), l’existant se projette dans un monde (Welt) qu’il transforme sans cesse ; or l’épreuve de la souffrance constitue un défi que sa dimension noétique lui permet de relever. La clinique des orientations de sens, qui se déduit de la phénoménologie tripartite des valeurs (eros, pathos, ethos) accorde à la souffrance –et pas seulement à la souffrance noogène- le statut d’un objet noétique auquel il est dès lors possible d’attribuer un sens. De même qu’il existe une sémantique du projet existentiel, il existe, même dans les situations-limites, une sémantique de la souffrance, qui procède non pas de l’ordre du « corps vivant » -avec une symptomatologie qui serait sa seule sémiologie- mais aussi la possibilité d’une élaboration symbolique du sens de la souffrance, en tant que le sujet peut aussi en traiter autrement que sur un mode médical, en interposant entre sa facticité et la puissance de la noésis un prisme interprétatif. Avec l’Existenzanalyse et la logothérapie, la souffrance ne constitue plus une limite indépassable, elle devient elle-même le lieu d’une transformation spirituelle de la personne (c’était déjà la thèse de M. Scheler), et par-delà cette évènement de la vie intérieure, elle devient une force transitive à part entière : Nul existant ne peut dire qu’il souffre en vain, souffrir c’est toujours souffrir pour quelque chose ou pour quelqu’un.

Frankl a donné le nom de « ministère médical » aux pratiques de dialogue spécifiques qui résultent de la mise en œuvre concrète des « valeurs d’attitude » (ethos), assignant précisément à cet ensemble de valeurs la possibilité de surmonter le nihilisme, et de congédier l’entrée du sujet dans le monde de la contre-valeur (abattement, découragement, désespoir). Cette vue combative se supporte de que Frankl a appelé son « credo psychothérapeutique », lequel consiste dans la conviction –déduite de son expérience clinique- selon laquelle la dimension noétique de l’être humain n’est jamais susceptible de succomber à la maladie.

  1. Conclusion: bilan comparatif des conceptions de M. Scheler et de V. Frankl

Il convient pour conclure, de récapituler les acquis de cette étude. Après avoir mis au jour les enjeux d’une anthropologie spiritualiste, fondée sur la critique de la conception psycho-somatique de l’être humain, nous avons tenté de montrer quelles implications théoriques et cliniques l’Existenzanalyse de Frankl avait pu déduire de la phénoménologie de Scheler. C’est au prix d’une réinterprétation fine de l’axiologie de Scheler, que le psychiatre viennois parachève une critique de Freud déjà présente chez le penseur de l’éthique matérielle. De surcroît, privilégiant une typologie fonctionnelle des « sources du sens » et des « orientations de sens », Frankl élabore un concept de névrose noogène qui consiste à placer au centre du champ analytique, ainsi réévalué, le caractère pathogène du « vide existentiel ». Comme nous l’avons longuement montré, l’originalité de l’Existenzanalyse tient avant tout dans la façon dont son fondateur thématise les principales coordonnées de la condition humaine, pour articuler une théorie de la motivation humaine privilégiant la quête du sens, ce qui a pour incidence de conférer une dimension clinique à la problématique de la valeur et de la contre-valeur. La logothérapie enfin, entendue comme modalité thérapeutique –et non pas seulement philosophique- du soin de l’âme- vise, grâce au maniement du dialogue, à restaurer l’équilibre de la dynamique spirituelle de la personne, en faisant fond sur l’expérience interhumaine de la sympathie. Partant, au-delà des enjeux d’une théorie de l’inconscient pulsionnel, Frankl, à la suite de Scheler, fait l’hypothèse féconde selon laquelle l’être humain aspire à accomplir les valeurs les plus hautes en référence à l’intuition d’un « dieu inconscient », qui ne se confond pas nécessairement avec le créateur des traditions religieuses.

Les principaux niveaux d’analyse des conceptions respectives de Scheler et de Frankl peuvent être situées en regard l’une de l’autre de la manière suivante :

Max Scheler Viktor Frankl
Anthropologie spiritualiste (entité somato-psychique+ esprit) “Ontologie dimensionnelle” (entité somato-psychique + noésis)
Donation de sens intuitive Donation de sens intuitive
Hiérarchie qualitative des valeurs 4 types de valeurs avec leurs corrélats thymiques Typologie des valeurs 3 groupes de valeurs, source du sens et des orientations de sens
La constitution de la valeur valorisée est fondatrice du sens La constitution du sens, et celle d’une existence sensée, résulte de l’affirmation réfléchie d’un ensemble de valeurs
L’objectivité des valeurs est relative à leur attestation concrète dans les conduites d’autrui L’objectivité des valeurs est relative à leur appartenance au monde naturel dont la réalité préexiste à l’apparition du sujet
Réalité de la souffrance comme motif de purification de l’individu, et de spiritualisation de la personne Réalité de la souffrance comme trait constituant de la condition humaine, et possibilité de la névrose noogène en tant que “crise du sens”
Phénomène de la sympathie en tant qu’intuition immédiate d’autrui Phénomène de la sympathie en tant que vecteur du ”dialogue authentique” en logothérapie
Finalité philosophique (fondation de l’éthique matérielle des valeurs, phénoménologie de la vie affective) Finalité philosophico-thérapeutique (élaboration/remaniement d’un projet existentiel sensé)

Les détracteurs de Frankl, trop rapidement enclins à récuser l’apport de ses conceptions novatrices, du fait même de leur dérogation au paradigme positiviste, mais aussi à cause de la relation élective que sa pensée entretient avec la phénoménologie spiritualiste de Scheler, lui ont objecté de confondre le souci du sens dont fait preuve la logothérapie, avec les promesses de la théologie. Dès sa thèse de philosophie : Le Dieu inconscient, Frankl a prévenu l’objection, en répliquant que si religion et logothérapie se préoccupent toutes deux de l’âme, elles n’en sont pas moins fondamentalement différentes, puisque la religion se préoccupe du salut de l’âme, tandis que la logothérapie se préoccupe du soin de l’âme (Frankl, 2012, pp.55-67).

Georges-Elia Sarfati

Professeur des universités

Membre de l’Ecole française de Daseinsanalyse

Directeur de l’Ecole française d’analyse et de thérapie existentielles (Logothérapie) V. Frankl

Notes

[1] R. Allers, opposant au régime nazi, émigra aux Etats-Unis à partir de 1938, où il enseigna la philosophie à Georgetown university. Il fut un critique avisé de la psychanalyse historique (Allers, 1940), et compta également au nombre des pionniers de la psychiatrie phénoménologique (Allers, 1961).

[2] La traduction, en langue française, des travaux de L. Binswanger a très tôt semé la confusion, puisque “Daseinsanalyse” a été rendu par “analyse existentielle”. Il en est résulté que dans le meilleur des cas, le vocable “Existenzanalyse” porte à croire que la conception de Frankl est une nuance de celle de Binswanger, alors qu’il s’agit de deux conceptions hétérogènes l’une à l’autre (Sarfati, 2014a).

[3] Dans son ouvrage Ich und Du, paru pour la première fois en 1924, M. Buber distingue entre l”individu et la personne: “L’individu dit : “je suis ainsi”, la personne dit: “je suis”. La distinction schelérienne ente l’ego du corps vivant et le “je” de la personne paraît isomorphe de la précédente. Il serait intéressant de savoir si Scheler, dont l’anthropologie philosophique date de 1928 (Die Stellung des Menschen im Kosmos) a eu connaissance de l’analyse de Buber. Ces deux auteurs ont également compté dans la formation de la pensée de V. Frankl.

[4] La notion de noésis s’enracine dans la philosophie antique, notamment chez Platon où ce vocable désigne la partie supérieure de l’âme. Elle reparaît chez R. Eucken, puis dans la phénoménologie (chez Husserl, sous le rapport de la corrélation noético-noématique). Dans l’évolutionnisme néo-bergsonien de P. Theilard de Chardin, cette notion motive celle de “noosphère” entendue comme progression réticulaire de l’esprit à partir de la biosphère (cf. en particulier : L’énergie humaine, Paris, Seuil, Col. « Sagesses », 2002, pp.153-157). La pensée de Frankl est tributaire de ces deux dernières conceptions.

[5] Rappelons que dans la sémiotique narrative de Greimas (Greimas, 1965), le schéma actanciel est au principe de toute action. Selon cette perspective, un actant se définit comme une fonction mettant en rapport un acteur et des actions spécifiques. La notion d’actance est indissociable d’une réflexion sur les dispositifs axiologiques qui informent la manière dont l’objet de quête est lui-même investi.

[6] Cette description de la polysémie des rapports du sens et de la valeur, ou plus exactement de la portée axiologique du sens, et corrélativement de la dimension sémantique de toute axiologie permet incidemment de déduire un critère de démarcation pour penser le monde de la contre-valeur, en le comprenant comme le lieu du non-sens, et de l’insensé. Frankl pour sa part affirme que le sujet qui n’existe, c’est-à-dire qui n’affirme pas sa dimension noétique (ou : sa dynamique existentielle en tant que mouvement de découverte et de concrétisation de la valeur, se situe dans l’ordre du « subhumain ». Conséquemment, l’inhumanité peut se décrire, du point de vue phénoménologique, comme l’empire de la contre-valeur. Chez M. Scheler, l’emprise de la contre-valeur donne lieu aux descriptions des émotions contraires, inhérentes au ressentiment, ainsi: “Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout: la rancoeur et le désir de vengeance, la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie, la malice.” (in L’homme du ressentiment, Paris, Gallimard, Col. “Idées”, 1970, p. 16).

[7] Le point de vue de V. Frankl n’est guère éloigné de celui du phénoménologue tchèque J. Patocka, selon lequel “l’Europe s’est détruite elle-même au cours des deux guerres mondiales”( Patocka, 1981).

[8] L’aspect politique de cette analyse de Frankl fait à bien des égards écho à la thèse d’Eric Voeglin, selon lequel la modernité sous le rapport des évolutions de la vie politique est l’accomplissement de ”nouvelles gnoses” à caractère millénariste qui minent le fondement axiologique de la civilisation (E. Voeglin, 1959).

[9] Sur les différents aspects de la dé-symbolisation, nous renvoyons le lecteur à l’analyse de ch. Melman (Melman, 2003).

[10] Le concept de névrose noogène tend à repousser vers le dehors sociétal les causes de la souffrance psychique, et induit par conséquent à conclure au profit d’une autre conception du soin psychique, non nécessairement fondé sur l’hypothèse étiologique endogène, et certainement très éloigné de la pharmacothérapie. C’est cela qu’indique Frankl lorsqu’il plaide en faveur d’une « réhumanisation de la psychiatrie » (Frankl, 2009, pp.13-28)). D’autre part, ayant eu à traiter des rescapés du système concentrationnaire nazi, Frankl a compris que la déshumanisation était indissociable d’un ensemble de stratégies destructrices, destinées à provoquer des traumas intentionnels. Sur le plan du vécu, le désespoir (forme extrême du ‘’vide existentiel’’), la perte de « raisons de vivre », et la symptomatologie qui en résulte (dépressions, conduites addictives, violences, hétéro ou auto-agressives) distingue les états comorbides définis par la clinique du trauma. A cet égard, le témoignage que Frankl a donné de sa déportation est tout à fait remarquable.

[11] Rappelons que le « soin de l’âme » définit le souci philosophique, ainsi qu’en témoigne le personnage de Socrate, dans nombre de dialogues platoniciens, à commencer par l’Apologie de Socrate, où au cours de sa plaidoirie, le premier philosophe développe l’idée qu’une vie qui ne s’examine pas elle-même ne vaut pas la peine d’être vécue, engageant avant tout ses concitoyens à « se soucier de devenir eux-mêmes aussi bons et avisés que possible » au lieu de privilégier d’abord leurs « affaires propres » (ibid., 36c). Cette problématique informe une grande partie de la philosophie antique, elle est explicite chez les sceptiques, aussi bien que les stoïciens et les épicuriens (cf. A.-J. Voelke, 1993), ainsi qu’au début de l’ère commune dans l’école des thérapeutes d’Alexandrie, ainsi qu’en témoigne Philon (cf. J.-Y. Leloup, 1999).

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