DIAGNOSTIQUER LES SITUATIONS DE DANGER AU SEIN DU COUPLE.

 VIF

Geneviève PAYET

  • Psychologue clinicienne
  • Présidente du Réseau VIF

* * *

Notre longue expérience sur la prise en charge des victimes de violences conjugales et l’importance du phénomène à La Réunion, les nombreuses actions menées sur le terrain (dispositifs de prévention, d’accueil, de protection, de soin, …), la formation en direction de tous les partenaires, le travail d’écriture et de publication, etc. n’ont à ce jour pas encore infléchi les données statistiques en la matière, ni atténué la gravité des faits commis.

En permanence associative comme aux urgences hospitalières ou à l’écoute téléphonique, les femmes que nous recevons viennent de tous horizons, de tous milieux. Pour la plupart, ce sont des mères de jeunes enfants ou d’adultes. On constate au fil des années que les violences au sein du couple touchent de plus en plus de jeunes filles, encore mineures, et que les couples homosexuels ne sont pas épargnés par ce fléau.

Certaines victimes sont inscrites dans une relation débutante, d’autres sont installées dans une union de plusieurs décennies. Toutes sollicitent aide et conseil, mais chacune a une conception personnelle de ce qui lui conviendrait. De la médiation dans le couple à l’éloignement d’un conjoint violent, en passant par le simple ‘besoin d’en parler’, elles révèlent la peur de ce partenaire devenu leur tortionnaire. On constate aussi qu’elles sont souvent dans l’incapacité de se saisir des réponses apportées (dépôt de plainte, consultation spécialisée, accueil en structure d’hébergement, …) qui leur semblent totalement hors de portée, parfois la pire des solutions.

De fait, malgré notre niveau d’expertise dans ce domaine, malgré la multitude et la qualité des conférences, séminaires, journées à thème sur le sujet et une bonne connaissance épidémiologique du phénomène, face à la répétition des événements dramatiques autour de nous, nous restons persuadés que nous manquons de compétence dans ce type accompagnement. Plus encore lorsque cela concerne les situations les plus complexes et les plus sensibles, celles où la gravité des actes est avérée, celles où il est difficile de cerner les enjeux implicites dans le couple, parfois aussi avec la famille élargie, ou bien lors d’un recours aux systèmes croyances et aux superstitions.

« Il pensait que ça ne marchait pas entre nous parce que les esprits étaient sur moi.

Il a demandé de l’aide à mes sœurs qui m’ont emmenée de force

chez plusieurs guérisseurs à travers toute l’île ;

Pendant ces rituels, on me mettait au milieu d’un cercle,

on me mouillait la tête, on me mettait nue.

Ils me jetaient parfois de la poudre blanche, ils me lançaient du parfum.

J’étais humiliée et terrorisée. »[1]

Cette impression déroutante, voire d’échec, nous la lisons dans les regards fatigués de ces femmes qui nient douleurs et blessures, qui tentent de retirer leur plainte, qui ne donnent aucune suite aux propositions de soins et de protection qui sont mises en place avec elles, qui disparaissent parfois dans nos contacts … avant de réapparaître brusquement encore plus meurtries. Car, pour finir, elles restent en couple et continuent de subir cette conjugalité violente.

 Dans leur histoire de couple, cet homme est aussi celui dont elles sont tombées amoureuses, l’incarnation de souvenirs heureux, du temps d’avant la guerre, d’avant le chaos. « Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons » nous dit Freud[2]. Alors, comment et à qui pouvoir parler de ce projet de vie qui a donné naissance à ce couple ?

L’auteur, est le conjoint, le concubin ou le compagnon, souvent un ‘ex’, c’est l’une des caractéristiques du phénomène dans notre département. Ce partenaire est aussi le père biologique ou légal des enfants ou certains des enfants au foyer, ce qui suivant les cas rend la situation encore plus difficile. C’est aussi, bien des fois, celui qui subvient aux besoins de la famille. Nous observons parmi le public carcéral que nous suivons que nombre d’hommes condamnés pour violences conjugales n’ont en réalité aucun contact avec les institutions et services publics. Ils apportent leur salaire et la femme gère tout le quotidien : la vie des enfants, les dépenses du ménage, les conditions d’habitat, les formalités administratives, etc.

« Il m’aime, il a tellement besoin de moi.

Il ne se rend pas compte de ce qu’il fait. »

Face à ces constats s’est peu à peu imposé à nous la nécessité de modifier radicalement notre technique de travail ; notamment lorsque les situations n’offrent que peu de prises et, malgré notre professionnalisme, nous inspirent un sentiment de doute, d’inquiétude, voire carrément de découragement ; ces situations pour lesquelles nous avons tendance, il faut bien l’avouer, à espérer qu’une nouvelle équipe intervienne, tout en sachant qu’elle risque de se retrouver dans la même impasse que nous …

 Le Réseau VIF[3] s’est construit dans cette logique d’intervenir à partir d’un autre prisme sur les violences conjugales. Nous avons fait le pari qu’en changeant notre mode d’approche nous pouvions travailler différemment auprès de ces familles en grande souffrance. Pour ce faire, dans la complémentarité des dispositifs habituels, nous avons conçu notre projet et créé nos outils en intégrant sur un mode systémique deux axes supplémentaires dans l’évaluation des familles à transactions violentes, à savoir : celui du Grand Danger et celui de l’Approche Globale.

 EVALUER LE DANGER ?

Nous le savons, les mécanismes de violence ont un effet destructeur sur les configurations de couple, et ce quelles que soient la durée et la qualité de la relation, quels que soient l’âge et la personnalité des partenaires. Mais pouvons-nous apprécier leur impact et pouvons-nous en mesure les conséquences ? En somme, notre questionnement était de savoir si nous devions adopter la même clinique et utiliser les mêmes techniques et, partant, si nous devions accueillir de la même manière les familles quel que soit le degré de violence au foyer ?

Nous est alors apparu l’intérêt de redéfinir un concept essentiel, celui du Danger, pourtant communément partagé par tous les intervenants, mais sur lequel nous n’avions pas pour habitude de nous poser. C’est ainsi que, pour affiner notre approche, nous avons distingué ses différentes modalités, en les déclinant comme suit :

La Dangerosité caractérise une situation où il n’y a pas de danger objectivé. C’est une menace ressentie, de façon réelle ou imaginaire, provenant d’une agression susceptible de porter atteinte à l’intégrité d’un individu ou d’un groupe d’individus (une famille, par exemple).

Le Danger est une menace susceptible d’altérer significativement l’intégrité physique et psychique d’une personne, le niveau de gravité peut aller jusqu’à l’atteinte irréversible, la mort.

Le Grand danger : Si au sens de F. Dannemark « le brouillard est un danger. Mais relatif : au moins on voit qu’on n’y voit rien », il n’en est plus de même face au Grand Danger, car là on ne voit plus du tout. En somme, on évolue à découvert, on ne peut plus anticiper, donc on ne peut plus se protéger.

Le Très Grand Danger résulte de faits graves et réitérés commis le plus souvent par un auteur ayant un profil et des antécédents chargés, sur une victime qui se retrouve isolée et fragilisée comme le serait une proie potentielle par mécanisme d’agrippement, d’appropriation. Le concept de stalking prend ici tout son sens en tant que : « comportement menaçant, initié par un individu dont l’objectif conscient ou inconscient est l’objectivation de sa victime … Ces agressions invisibles sont impossibles à prouver et peuvent conduire au suicide. » (N. Desurmont)[4].

La lecture de nos dossiers étant beaucoup plus informative à partir de cette critérisation, l’objet social de notre projet associatif au Réseau VIF s’est dès lors exclusivement centré sur les situations allant du Danger au Très Grand Danger. Ainsi, de fait, étions-nous amenés à compléter notre approche victimologique par une approche criminologique, plus exactement psycho-criminologique au sens que lui donne Bernard Gaillard : « La psychologie criminologique s’entend comme le rapport du psychologique à la mise en œuvre du droit et à la norme, et la métapsychologie de ces écarts inévitablement construit dans ce rapport ces écarts et l’évaluation des opportunités psychiques de commettre à nouveau ces écarts peuvent être nommés dangerosité, voire vulnérabilité »[5].

L’APPROCHE GLOBALE

Dans les témoignages que nous livrent séparément victimes et auteurs nous repérons que l’intention affichée chez l’homme violent est souvent justifiée par son désir de ‘ lui faire comprendre’ à celle qui ne peut dire ce qu’elle veut et en même temps n’en veut rien savoir ; d’un autre côté, la femme victimisée croit s’opposer dans l’optique de ‘le changer’ ou plus simplement ‘le faire réagir‘ pour sentir ce que l’homme attend d’elle. En réalité, ce face à face est un véritable quiproquo. Il ne s’agit ni de faire comprendre, ni de changer une personne, ni même de la faire réagir. Toute la difficulté c’est que pour aimer et être aimé, nous dit Jacques-Alain Miller, « il faut avouer son manque, et reconnaître que l’on a besoin de l’autre, qu’il vous manque. Ceux qui croient être complets tout seuls, ou veulent l’être, ne savent pas aimer. Et parfois, ils le constatent douloureusement. Ils manipulent, tirent des ficelles, mais ne connaissent de l’amour ni le risque, ni les délices. »[6]

« Sans moi il ne peut plus vivre.

Il a dit pardon pour tout ce qu’il a fait. »

Autant, dans une relation satisfaisante, homme et femme sont pris dans une synergie qui oscille entre l’illusions d’être tout pour l’autre et celle d’être comblé par l’autre (étant sans cesse entrain de composer avec cette distance qui les sépare psychiquement et en même temps garantit l’identité de chacun), lorsque le doute, les conflits, puis les violences s’installent, tous les éléments concourent à brouiller cette dynamique en divisant le couple : les rapports se tendent, les positions se figent, les places se hiérarchisent.

Cette dynamique de couple, qui a basculé du bonheur à leur propre malheur, ne peut être écartée dans notre évaluation. Pour ces raisons, nous avons opté pour une approche globale de ces familles avec l’idée de pouvoir cerner au mieux dans ces violences conjugales la place et le rôle de l’auteur comme de la victime ; des victimes en fait, sachant que dans la plupart des cas des enfants sont directement et malgré eux confrontés à ces réalités éprouvantes. En première intention, notre optique n’est pas de permettre à ces hommes mis en cause de se positionner, de se responsabiliser, au regard de la loi, de leur donner la possibilité de se représenter le caractère inacceptable et répréhensible de leurs actes. Notre démarche se veut à la fois clinique et systémique, elle a pour but de nous donner accès à une meilleure lisibilité de ce qui s’est passé /de ce se passe au plan interpersonnel. En évaluant les fonctionnements individuels et la dynamique d’ensemble, nous voulons saisir la nature et la consistance des liens tissés entre chaque membre de la cellule conjugale et de la cellule familiale.

Nous connaissons toute l’étendue des nuances de gris qui colorent la palette des violences conjugales. En couple, impossible de vouloir faire ‘comme si’, d’oublier la jalousie, la haine, la rancœur, il est tout autant impensable d’effacer ce qui a fait tension. Nos différents non pacifiés ne demandent qu’à ressurgir. Parfois avec un degré extrême de gravité.

« Tôt ou tard mi tuer a ou, mi boire out sang.

Prépare ta tombe ! »

Lors de l’une de ses conférences, récemment à La Réunion, Jean-Paul Mugnier (Directeur de l’IDES, Paris)[7] déclarait qu’il n’y a jamais de fatalité face à la violence intra-familiale. De son point de vue, les partenaires sont tous deux co-engagés dans la situation qui se dégrade et dans les conséquences qui en découlent. Certes nous pouvons comprendre les mécanismes à l’origine d’une situation de crise, mais rien ne peut justifier la violence. Aussi, de notre point de vue, les deux partenaires (victime « présumée de bonne foi » et auteur « présumé innocent ») sont aussi co-acteurs dans cette situation, même si sur le plan du débat judiciaire, « la présomption d’innocence s’impose à tous. » Car c’est elle qui « nous protège contre l’arbitraire : c’est elle qui contraint l’accusation à établir les charges contre le mis en cause. » [8]

POSER UN DIAGNOSTIC : CONFLIT OU VIOLENCE ?

Le dialogue amoureux est une source infinie d’exaltation et de désespoir qui nous convoque à une énigme insoluble : celle d’imaginer que l’on pourra mieux se comprendre à travers l’autre. Pour Max Pagès, « l’amour est le point focal où se nouent les contradictions entre le désir et les obstacles, le lieu du travail et du changement de soi et des autres. Il suppose la tension et le conflit entre le désir et la conscience des obstacles. » [9] Ce bouillonnement est normalement et régulièrement perceptible dans les couples.

Partant de là, comment distinguer : tension, dispute, conflit et violence ? Ce d’autant que la ‘dispute’ est un argument classique (‘juste une petite dispute’), qui se veut souvent rassurant (« papa et maman ‘discutent’ beaucoup », nous disait une fillette). Mais cet argument peut aussi servir d’écran à une réalité qui peut être tout autre, pour minimiser, voire carrément masquer des agirs transgressifs. Quels sont les critères qui caractérisent ces deux contextes relationnels : conflit ou violence ? Comment repérer ce mouvement où l’on passe d’une relation de confiance à une relation violente ? Quels sont les indicateurs susceptibles de nous alerter ?

Nous considérons que :

  • Dans une situation de conflit, les deux partenaires peuvent librement avancer l’un comme l’autre leurs arguments, tenter de convaincre l’autre à tour de rôle, contester le point de vue de l’autre tout en respectant la différence et faire évoluer les points de vue respectifs ;
  • Dans une scène de violence, les deux partenaires ne sont pas placés dans un rapport d’égalité, l’un est en position dominante par rapport à l’autre dans le but de punir, contrôler, terroriser, exclure, dévaloriser, etc. Il n’y a pas d’issue par le dialogue mais un risque de passage à l’acte.

COMMENT INTERVENIR ?

Notre structure étant organisée en trois pôles : Pôle Victimes, Pôle Auteurs et Pôle Enfants, dans tous les cas, notre travail d’évaluation, se fait auprès de chacun des membres de la famille.

Du côté des hommes mis en cause, pour certains déjà incarcérés, nous sommes d’avis avec le Dr Samuel Lemitre « qu’il faut que le sujet nomme lui-même ce qu’il a fait. Il ne peut fuir les mots car tout autour de lui on en parle sans équivoque ». L’étape préliminaire consiste donc à l’amener à poser un dire autour des faits. Dans l’évitement des mots, il est impossible de créer au plan clinique, ce que Lemitre désigne par « une approche véritablement confrontante ». Ce néologisme nous convient parfaitement, il caractérise une technique de travail qui engage dans une relation à la fois consistante et exigeante, qui seule permet vraiment de comprendre ce qui s’est passé. Dans ce type de relation, il s’agit d’instaurer sans tarder du transfert. Cette force d’invocation est indispensable pour créer une accroche et donner du sens à ce qui a été mis en scène dans la transgression.[10]

« S’il sait que j’ai porté plainte contre lui, il va me couper la tête. »

A l’égard des femmes victimes nous faisons toujours le premier pas. Nous pensons qu’une posture neutre, un manque d’empathie peut rapidement être perçu comme un signe d’hostilité en tant que possible négation d’un soi déjà éprouvé. Dans le quotidien, mais plus encore auprès des personnes souffrant potentiellement de psychotraumatisme, « le regard peut soit nous pétrifier soit nous humaniser » D. Laub[11]. Travailler cette distance avec ces femmes victimes, par la parole et par le regard, nous permet de restaurer le lien entre soi et l’autre, pour que se remette en place les fonctions de symbolisation et d’élaboration qui dans bien des cas ne sont plus opérantes.

« Je sens que la vie se meurt en moi … »

Pour chaque enfant, nous tenons compte de son âge, de sa maturité, de son histoire, de sa place dans la famille, de son statut auprès de chacun des parents, et bien sûr de son souhait ou pas de communiquer avec nous. Face aux violences, l’enfant utilise différentes stratégies pour faire face psychiquement, parmi celles-ci : la déconnexion émotionnelle, la création d’une situation imaginaire (à l’instar de ce qui se passe dans le roman familial ou en se créant des images qui accompagnent les bruits et les cris qu’il perçoit), l’évitement physique de la violence par réaction d’auto-protection, la recherche d’affection (laquelle peut se manifester par une quête de reconnaissance et un besoin irrépressible d’attachement), la mise à distance sur un mode défensif des affects, etc.

Nous sommes très vigilants. Il s’agit aussi de savoir, le cas échéant, le rôle qu’il a pu occuper au sein du couple parental violent[12] : enfant-espion, enfant-écran, enfant-bouclier, enfant-arbitre, enfant-confident, enfant-sauveur, enfant-parent, enfant-bouc-émissaire, enfant-modèle.

Parmi tous les médiateurs que nous utilisons, le dessin et le conte sont de formidables leviers pour instaurer avec eux une relation de confiance et un climat propice à la symbolisation.

« Maman, elle retire ses boucles d’oreilles quand Papa va la frapper »

EVALUER LES MODES RELATIONNELS

Lors de nos investigations, nous tentons de comprendre le type de relation que le couple entretenait au départ. En général, auteurs et victimes (que nous évaluons toujours séparément, il faut le rappeler) acceptent volontiers de réfléchir sur ces questions et nous livrent leurs points de vue respectifs à ce sujet. Il devient alors possible de saisir s’il y a eu un/des événement(s) particulier(s) qui ont fait virage, délimitant un avant d’un après dans leur parcours de vie commune. Ensuite nous repérons les premiers signes de désaccord, les premières disputes, les passages à l’acte qui ont fait basculer des relations initiales décrites comme harmonieuses (passionnelles, complémentaires, symétriques), du côté de l’abus, de l’imposture, de la domination, voire de l’emprise.

« Je suis devenue sa chose, il était gentil au début et puis il a commencé à boire de l’alcool.

J’étais soumise, je n’avais pas de ressources, pas de papier, je n’avais rien ».

De notre point de vue, l’emprise signe littéralement l’arrêt d’une relation de couple. « Une personne sous emprise lâche prise tout simplement et, dans cette chute qui peut sembler infinie elle est peu à peu dépouillée de sa place de sujet. De façon plus ou moins explicite, le but visé par cette manœuvre d’influence est la neutralisation du désir d’autrui et l’abolition de l’altérité. Refuser à l’autre de désirer, d’être autre tout simplement, permet à l’agresseur d’être toujours plus dans l’offensive, dans l’agir, et à la victime de se retrouver toujours plus sur la défensive, dans la négation de soi. Abolir les différences (soi/autre), incorporer l’autre, confondre les espaces et les distances (dehors = dedans), puis fusionner, c’est réaliser le vœu d’Elisabetha lorsqu’elle clame son amour pour le comte Dracula. »[13]

« Tu es à moi et j’ai le droit de te faire mal. »

Plusieurs axes nous permettent d’apprécier ce qui s’est passé dans le couple :

1) Le type d’agression utilisée (psychologique, physique, sexuelle, économique, morale, administrative, symbolique, …)

« Si tu quittes la maison, ce sera dans un cercueil. »

« Il me mettait une claque juste de temps en temps. »

« Les voisins m’entendaient crier, ils voyaient qu’il me tirait par les cheveux dans la rue.

J’avais honte. »

« Il m’a demandé de lui montrer tous les jours mon planning car il estime que je fais rien. »

« Il a déchiré les photos de mariage et il a brûlé le livret de famille.

2) L’explication donnée par la victime et par l’auteur (parfois l’agresseur est dans l’incapacité de décrire la situation, il nie, il banalise l’agression, il reporte sur l’autre la responsabilité de l’acte ?)

« Si je ne veux pas il crie, et si je dis non il fait quand même. »

« C’est toi qui me fait ça. C’est les pulsions que tu me donnes ! »

3) L’examen victimologique et l’examen criminologique mettant en évidence les phénomènes de répétition, la présence de cycles et leur fonctionnement (date de leur installation, fréquences, durée), les antécédents de chacun des partenaires sur ces deux versants.

« Je demande pardon à Dieu.

Je ne sais pas pourquoi j’ai gagné la même fureur que mon père. »

4) Les attentes de chacun dans le couple (recherche d’un nouveau mode de relation, demande de soin, exigence que l’un des deux change, besoin d’aide pour une séparation, …).

« Elle a cessé de m’aimer, elle a dit : il n’y a rien dans la vie qui va me rendre heureuse.

Pourtant, on aurait pu discuter. Moi j’ai fait un mariage d’amour. »

Nous accordons une attention particulière aux contextes (aspect spatial, à savoir lieux où se produisent préférentiellement les faits si c’est le cas, par exemple la chambre, et aspect temporel, à savoir les périodes, moments où ils se produisent), et aux circonstances où se met en scène une situation de crise (aspect thématique : liens éventuels avec certains sujets de discussion, par exemple : les enfants, l’argent du ménage, la sexualité, les parents respectifs, …).

APPRECIER LE RISQUE D’HOMICIDE CONJUGAL

De manière générale, l’étude des dossiers de mort de violente montre que dans des contextes de couple et de personnalité déjà perturbés, des évènements individuels, familiaux ou professionnels tels que l’annonce d’une pathologie grave, la survenue brutale d’une séparation, la naissance d’un enfant non-désiré, la perspective d’un bouleversement au travail, etc. constituent potentiellement des évènements précipitants. Psychiquement, face au désespoir, à l’angoisse d’abandon et au refus du changement ou de la perte, tout peut se cristalliser et donner lieu à une situation de risque, si ce n’est à un passage à l’acte.

Pour ces raisons, notre mode de dépistage des symptômes et des signes se fait sur un spectre très large en balayant les différents champs susceptibles de révéler des indices significatifs et de donner des pistes d’investigation plus poussées. Au cours de nos évaluations nous prenons en compte, en les croisant, les dimensions : somatique dont gynécologique, psychique (psychiatrique, psychologique, victimologique et psychotraumatologique), juridique et judiciaire, sexologique, sociale, éducative, …

De même nous sommes attentifs à ce qui se dit dans les témoignages, sachant que « les menaces les plus alarmantes proférées envers la personne harcelée sont les suivantes : les menaces envers les enfants, celles perpétrées avec une arme (couteau ou autre), les menaces de mort proférées envers elle ou des membres de son entourage ainsi que les messages écrits envoyés ou déposés dans son environnement, par exemple à la maison, au travail ou dans la voiture (Belfrage et Rying, 2004 ; McFarlane & coll., 2002 ; Meloy, 1996). »[14]

Dans un contexte de couple violent, la sexualité se négocie parfois comme une situation de compromis. Lors de nos entretiens, avec les femmes victimes comme avec leurs partenaires, nous nous donnons les moyens de parler de l’intime du couple, d’élaborer sur les représentations, d’aborder les questions qui n’ont pas pu être posées, les non-dits, les peurs, les chantages, les menaces, la honte.

« Je le laisse faire, pour qu’il se calme, pour qu’il me laisse tranquille. » 

Les fausses-couches, les IVG, les viols conjugaux sont fréquents dans notre patientèle (plus de 370 dossiers Grand Danger ouverts depuis que nous avons démarré notre activité le 1er avril 2014), nous constatons un lien entre prostitution forcée et violences au sein du couple, nous sommes surpris par le nombre de dossiers en lien avec une migration problématique de femmes venant de la zone Océan Indien, la maladie alcoolique est surreprésentée, les tentatives de suicides sont nombreuses, …

Autant de raisons qui nous amènent en qualité de co-référent local du dispositif Téléphone Grave Danger, à poser quelques questions ciblées à la fin de nos évaluations (cf. travaux cités ci-dessus), du style :

  • Avez-vous déjà imaginé la mort de votre femme ?
  • Avez-vous imaginé votre mort à tous les deux ?
  • Quelle est votre pire crainte ?
  • Diriez-vous que le pire est passé ou à venir ?
  • Etc.

POUR CONCLURE

Notre société créole qui s’est bâtie à partir de l’esclavage demeure une société violente[15]. Cet extrait de la revue « La Patrie Créole », daté du 9 novembre 1910 (archives de La Réunion. 1 Per 45/10), intitulé « Les 10 commandements de la femme » nous donne une idée des séquelles générées par l’histoire : art. n°2 « Tu ne dois pas oublier que tu as épousé un homme et non pas un demi dieu : pardonne-lui ses faiblesses. » Art n° 7 « Tu dois à jamais le considérer comme supérieur. »

Les statistiques en matière de violence conjugale font état de 5 féminicides en 2016, d’une moyenne de 5 plaintes enregistrées chaque jour par les services de police et de gendarmerie et d’une augmentation significative des faits constatés.[16]

« Je veux voir ton nom écrit dans le journal. »

L’action du Réseau VIF à La Réunion a pris naissance dans un paysage social, sanitaire et judiciaire dynamique, dense, mobilisé et bien construit. C’est la spécificité de son champ d’intervention (VIF : Prise en charge globale et Grand Danger) qui lui a permis une rapide insertion dans le maillage institutionnel et associatif œuvrant localement de longue date dans le domaine des violences faites aux femmes. Passée une phase d’un an et demi d’expérimentation, nous mesurons et communiquons ouvertement dans nos bilans sur nos points de faiblesse. Pourtant, notre mode d’intervention semble déjà reconnu par nos partenaires et les instances qui nous apportent leur soutien. Mais il reste encore tant à faire !

NOTES

[1] Des extraits des témoignages du public que nous accueillons illustrent cette présentation tout au long du texte

[2] Sigmund Freud : Malaise dans la civilisation. 1929. Revue française de psychanalyse en 1934. t. VII, n˚ 4, 1934 et t. XXXIV, n˚ 1, 1970.

[3] Réseau VIF : Association loi 1901 déclarée le 8 octobre 2013 à Saint-Paul. La Réunion. Siège social : Centre d’Education et de Prévention à la Santé (CEPS). 21 rue Ibrahim Balbolia, 97460 Saint-Paul. N°SIRET : 798 059 424 00027 / N°APE : 8899 B ( 02 62 96 04 24 / contact@reseauvif.com

[4] Entre les violences conjugales et le harcèlement moral : le stalking. Murielle Anteo, Le Stalking, De la prédation tolérée par la société, 2006. Article de Nicolas Desurmont : http://www.espacestemps.net/articles/entre-les-violences-conjugales-et-le-harcelement-moral-le-stalking/

[5] Bernard Gaillard, ch. 2 Approches conceptuelles, fondements épistémologiques, modélisation clinique in Psychologue criminologique. Coll° Psycho Ed° In Press, 2008.

[6] Interview de Jacques-Alain Miller. Psychologies Magazine, octobre 2008, n° 278. Propos recueillis par Hanna Waar. Psychologies : La psychanalyse enseigne-t-elle quelque chose sur l’amour ?

[7] Jean-Paul Mugnier :

http://www.ides-asso.fr/2013/documents/Ides-livret-Reunion.pdf

http://www.ides-asso.fr/2013/

En projet pour 2017 : http://sufp.univ-reunion.fr/fileadmin/Fichiers/SUFP/Formation/FA_2016/2017/FA_DU_VICTIMOLOGIE_2016-2017.pdf

[8] Alain Blanc, Sortir de l’opposition manichéenne entre auteur et victime. Acteur de terrain. Délinquance, justice et autres questions de société. Site ressources documentaires et d’analyse critique animé par un réseau de chercheurs en sciences sociales. 30 avril 2014

https://www.laurent-mucchielli.org/index.php?post/2014/05/12/Sortir-de-l-opposition-entre-auteur-et-victime

[9] Max Pagès, La dialectique du changement, in Le travail amoureux. Eloge de l’incertitude. p.74 ch12. Paris. Dunod.1977

[10] « La prise en charge des auteurs ». Conférence prononcée à Saint-Paul le 2 avril dernier par Samuel LEMITRE, Docteur en psychopathologie clinique, psychologue criminologue – invité par l’EPSMR (Saint-Paul).

[11] Une clinique de l’extrême. Chap. Le défaut d’empathie. p43. Le Coq Héron, n°220-2015. Ed° Erès.

[12] Sadlier Karen (2011) Les mots pour le dire, Guide à destination des professionnel-le-s, Tome 1, Conseil général de la Seine-Saint-Denis, Observatoire départemental des violences envers les femmes, pp 3-4. Cité dans la brochure de la Fédé° Wallonie-Bruxelles : Un enfant exposé aux violences conjugales est un enfant maltraité. Rôles endossés par l’enfant exposé à la violence conjugale. Partie 1, § 5 p.32.

[13] Payet G., ‘L’emprise’, in Kédia M., Sabouraud-Seguin, A., « Psychotraumatologie. L’aide-mémoire. 45 notions Clés », DUNOD, 2008.

[14] Christine Drouin, Jocelyn Lindsay, Myriam Dubé, Mario Trépanier, Daniel Blanchette, Intervenir auprès des hommes pour prévenir l’homicide conjugal. CriVIFF – Universié de Montréal, Université de Laval, A cœur d’homme, Education – Loisir et Sport Québec. Mai 2012.

https://www.criviff.qc.ca/sites/criviff.qc.ca/files/publications/pub_19062012_131333.pdf

[15] Cf. le bilan du débat VIF & VFF, organisé au Réseau VIF à Saint-Paul, le 26 décembre 2016, avec la participation du Dr. Gérard Lopez, Président-fondateur de l’Institut de Victimologie (Paris) et administrateur de l’ARIV (Antenne Réunionnaise de l’Institut de Victimologie) à Saint-Denis.

[16] Etats Généraux sur les violences faites aux femmes. « Et maintenant qu’est-ce qu’on fait Astèr, kosa nou fé ? » 25-26 novembre 2016 Sainte-Marie, Réunion. Présence de Madame Laurence Rossignol, ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes.

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