ÉVÉNEMENTS TRAUMATOGÈNES, DISSOCIATION SOMATOFORME ET CONSÉQUENCES SUR LE DEGRÉ DE HANDICAP LIÉ À LA DOULEUR CHRONIQUE

PUPAT Adeline

  • Psychologue Clinicienne de la Santé, thérapeute EMDR accréditée Europe.
  • Service Douleur IP3R, Clinique La Croix du Sud, 52 chemin de Ribaute, 31130 Quint-Fonsegrives, France.

BRENNSTUHL Marie-Jo

  • Docteur en Psychologie, Psychologue clinicienne de la santé, thérapeute EMDR accréditée Europe
  • Maître de Conférences, Laboratoire APEMAC EA 4360,
  • Centre Pierre Janet, Université de Lorraine, Ile du Saulcy, 57000 METZ, France.

Auteur de correspondance :

RESUME 

La douleur chronique altère la qualité de vie de nombreuses personnes. Les prises en charge psychologiques actuelles n’incluent pas celle du psychotraumatisme, pourtant surreprésenté. Les traumas peuvent créer de troubles dissociatifs, complexifiant encore la prise en charge.
L’objectif de cet article est d’évaluer les contributions des événements de vie traumatogènes et de la dissociation somatoforme au degré de handicap lié à la douleur chronique.
Pour ce faire, 32 patients en service de consultation douleur ont renseigné la SDS, la TEC et la SDQ-20 lors d’entretiens structurés.
Les analyses de régressions indiquent que le cumul d’événements impactants, le vécu de trauma développemental, avec la présence de dissociation somatoforme sont identifiés comme des facteurs aggravant de la pathologie douloureuse chronique.
Ces résultats invitent à intégrer le traitement des événements traumatiques dans les prises en charge de la douleur chronique, en tenant compte des troubles dissociatifs.
Mots-clés : douleur chronique – psychotraumatisme – dissociation somatoforme – événements potentiellement traumatogènes – handicap –

 

ABSTRACT

Chronic pain affects the quality of life of many people. Current psychological care does not include psychotrauma, which is overrepresented. Trauma can create dissociative disorders, further complicating management.
The objective of this article is to evaluate the contributions of traumatic life events and somatoform dissociation to the degree of disability related to chronic pain.
To this end, 32 patients in a pain consultation service provided information on SDS, TEC and SDQ-20 in structured interviews.
Regression analyses indicate that the accumulation of impacting events, the experience of developmental trauma, and the presence of somatoform dissociation are identified as aggravating factors in chronic pain pathology.
These results suggest that the treatment of traumatic events should be integrated into the management of chronic pain, taking dissociative disorders into account.
Key-words : chronic pain – psychotrauma – somatoform dissociation – potentially traumatic events – disability

 

* * *

La douleur est définie comme une « expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, liée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en termes évoquant une telle lésion » (IASP 1979). Syndrome complexe, la douleur chronique modérée à très sévère touche de près de 31% de la population générale en France (HAS, 2008) et implique à la fois des dimensions somatiques, comportementales, cognitives et émotionnelles, provoquant une réelle perte de qualité de vie.

La douleur chronique est associée à des événements de vie traumatogènes, dont certains vécus pendant l’enfance (Sledjeski, Speisman & Dierker, 2008) or les prises en charge psychologiques actuelles se centrent le plus souvent sur la gestion des symptômes douloureux, leurs conséquences psychosociales et l’adhésion au traitement sans prendre en compte le trauma. Nous savons aujourd’hui traiter les psychotraumatismes (OMS, 2013). Si les événements traumatogènes expliquent une part importante du handicap lié à la douleur chronique, nous pourrions trouver un grand bénéfice à intégrer le traitement des traumas dans la prise en charge de la douleur chronique, avec l’EMDR par exemple.

Lors d’un événement traumatique, le phénomène protecteur de dissociation péri-traumatique entraîne une prise en charge de l’information sensorielle par les étages sous-corticaux, sans avoir la boucle de rétroaction du cortex qui permettrait l’extinction des réactions neurovégétative et limbique (Lanius, Paulsen & Corrigan, 2014). L’évitement qui en découle empêche la synthèse de se faire : c’est le maintien de la dissociation (Vaiva, 2009). Les troubles dissociatifs se caractérisent par « une perturbation et/ou une discontinuité dans l’intégration normale de la conscience, de la mémoire, de l’identité, des émotions, de la perception, de la représentation du corps, du contrôle moteur et du comportement » (APA, 2015). Ils sont associés à davantage d’événements traumatogènes avec une composante développementale (Putnam, 1985).
L’objectif de cette étude sera d’étudier la contribution des événements de vie traumatogènes et de la dissociation somatoforme quant au degré de handicap lié à la douleur chronique.

 METHODE 

Un jour et demi par semaine pendant deux mois, les patients d’une consultation en Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur ont été informés de l’étude par leur médecin au cours de la consultation. Pouvait participer à l’étude toute personne majeure, parlant suffisamment bien le Français, ne présentant pas de déficit cognitif majeur ni de trouble psychiatrique de type psychotique. Ces critères étaient vérifiés par le médecin. Après accord, l’entretien avait lieu le jour même (30 personnes) ou au cours d’un rendez-vous ultérieur (2 personnes). 40 personnes ont été sollicitées, 33 ont répondu favorablement, 1 a préféré ne pas poursuivre.
Les questionnaires suivants ont été administrés sous forme d’entretiens structurés pour limiter la fatigabilité et la perturbation des participants, qui ont bénéficié d’un exercice de stabilisation et d’une information sur le trauma en fin d’entretien.

L’échelle de handicap de Sheehan (SDS) (Sheehan, Harnett-Sheehan & Raj, 1996) évalue le handicap lié aux symptômes dans les domaines du travail, de la vie sociale et familiale. Les qualités psychométriques sont satisfaisantes.

Le SDQ-20  (Spinhoven, van Dyck, van der Hart & Vanderlinden, 1996) évalue la sévérité de la dissociation somatoforme, avec un score seuil à 35 (dissociation élevée). La fiabilité est haute, avec une bonne validité de construct (Nijenhuis, Spinhoven, van Dyck, van der Hart & Vanderlinden, 1998).

La TEC : Traumatic Experience Checklist (Nijenhuis, Van der Hart & Kruger, 2002) évalue le vécu d’événements potentiellement traumatogènes, l’âge auquel ces événements ont eu lieu, l’impact subjectif de cet événement, la qualité du soutien perçu et des scores composites des types de traumas développementaux (négligences émotionnelles, les agressions émotionnelles et physiques, les menaces à l’intégrité physique, les agressions et harcèlement sexuels au cours de l’enfance). La TEC présente de bonnes qualités psychométriques concernant la consistance interne, la fiabilité test-retest et la validité de critère.

Nous avons procédé à des analyses de régressions linéaires multiples méthode pas à pas afin d’extraire des modèles expliquant le mieux le degré de handicap associé à la douleur chronique et la dissociation somatoforme. Les analyses de régression et la comparaison des groupes avec et sans dissociation somatoforme significative nous ont permis d’explorer le rôle de la dissociation somatoforme (Test de Mann Whitney).

 PRINCIPAUX RESULTATS ET DISCUSSION

Les caractéristiques socio-démographiques des participants sont présentées en tableau 1.

1) Modèles explicatifs du handicap lié à la douleur chronique

Les résultats des analyses de régressions multiples indiquent que le niveau de handicap ressenti par le patient douloureux chronique est expliqué par plusieurs types de vécus :

  • avoir vécu un nombre important d’événements traumatiques, non développementaux, à l’impact cumulé important, avec un processus de dissociation somatoforme
  • avoir perdu un membre de sa famille étant enfant, s’être occupé de ses frères et/ou soeurs et avoir été victime de harcèlement sexuel à l’extérieur de la famille
  • avoir vécu des situations menaçant l’intégrité physique étant enfant, comme des menaces de mort, des douleurs intenses et des punitions bizarres.

Dissociation somatoforme élevée vs faible

Les tests de Mann-Whitney montrent que les personnes ayant un score plus élevé de dissociation somatoforme (un quart des participants) rapportent un vécu plus important de traumas développementaux entre 7 et 12 ans, de menace à l’intégrité physique, quel que soit l’âge de ce vécu, une perception plus importante de l’impact et du handicap que les personnes ne présentant pas de dissociation somatoforme.

2) Modèles explicatifs de dissociation somatoforme :

Les résultats des analyses de régression indiquent que le fait d’avoir vécu des traumas développementaux explique la présence de dissociation somatoforme. La dissociation somatoforme est aussi expliquée par le vécu de s’être occupé de ses parents ou de sa fratrie et n’avoir pas perdu un parent étant enfant.
Le schéma 1 récapitule ces principaux résultats, avec les modèles explicatifs. En pointillés figurent les facteurs pour lesquels les scores sont significativement plus élevés dans le groupe à haute dissociation somatoforme.

DISCUSSION

Ces résultats corroborent l’importance de la contribution de l’aspect cumulatif d’événements impactants dans le degré de handicap, comme évoquée par Sledjeski, Speisman & Dierker (2008). Ces événements cumulés ne sont pas nécessairement des traumas développementaux, ces derniers contribuant à la dissociation somatoforme, qui contribue elle-même à un plus haut niveau de handicap perçu.
La plus grande part de variance du degré de handicap perçu lié à la douleur chronique est expliquée par le vécu de pertes précoces avec un contexte de parentification et le vécu de situations de harcèlement sexuel dans l’enfance. Les entretiens nous indiquent que cette perte précoce concerne une figure d’attachement rassurante et très présente, parfois même en palliant au manque de ses propres parents. Les mêmes facteurs contribuent à l’explication de la dissociation somatoforme, mais avec un sens différent : on retrouve le fait de s’occuper des parents ou de la fratrie mais sans décès d’un proche. Les entretiens nous indiquent que toutes les personnes avec dissociation somatoforme importante ont dû s’occuper d’un frère ou une soeur dans un contexte de défaillance parentale et de négligences émotionnelles toujours en cours. Cela évoque la possibilité d’un trauma complexe lié à un attachement insécure désorganisé (Van der Kolk, 2005), pourvoyeur de troubles dissociatifs (Van der Hardt, Nijenhuis & Steele, 2010).
Les menaces à l’intégrité physique étant enfant (menace de mort, douleur importante, punition bizarre) apparaissent comme facteur prédictif indépendant du handicap et corrélé, sans être explicatif, à un plus haut niveau de dissociation somatoforme. Ceci rejoint les résultats de Nijenhuis, Van Dyck, Spinhoven, Van der Hart, Chatrou, Vanderlinden et Moene (1999) et Farina, Mazzotti, Pasquini, Nijenhuis, et Di Giannantonio (2011).
D’autre part, la dissociation somatoforme est plus expliquée par l’existence de traumas développementaux que par leur nombre ou leur impact cumulé. Il semble que c’est la nature du trauma plus que le cumul d’événements qui déclenche la dissociation somatoforme : traumas de longue durée, insidieux (parentification) ou de menace à l’intégrité physique. Les douleurs intenses au cours d’un trauma déclenchent un système de dissociation qui anesthésie les sensations. Les menaces à l’intégrité physique peuvent provoquer le même type de processus, confortant l’idée que la dissociation somatoforme serait le prolongement d’une dissociation péritraumatique par la création d’une représentation subliminale de soi (Bob, 2008), ou d’une partie émotionnelle de la personnalité (Van der Hart et al, 2010). Le score d’impact perçu des événements traumatogènes n’explique pas la dissociation somatoforme, en revanche il est plus élevé dans le groupe qui a un haut score de dissociation. La dissociation, en empêchant le traitement d’un événement traumatique, pourrait maintenir une perception émotionnellement majorée des événements, et une perception plus forte du handicap et de la douleur.

CONCLUSION

Cette étude permet de confirmer la forte contribution de l’aspect cumulatif des événements impactants, ce facteur expliquant plus d’un tiers de la variance du handicap lié la douleur chronique. La parentification, les situations de harcèlement sexuel hors de la famille, les situations de menaces à l’intégrité physique étant enfant sont fortement explicatives à la fois du handicap et de la dissociation. Il apparaît que la dissociation pourrait être un médiateur entre les situations de trauma développemental de type parentification, menace à l’intégrité physique, harcèlement sexuel et l’impact subjectif des événements d’une part, et le degré de handicap d’autre part. Chez les personnes ne présentant pas de dissociation et n’ayant pas vécu de trauma développemental c’est le cumul d’événements impactants, quel que soit l’âge au moment de ces événements ainsi que les situations de deuils précoces qui prédisent le degré de handicap lié à la douleur indépendamment de la dissociation somatoforme. Ces résultats sont compatibles avec l’hypothèse que la douleur chronique puisse être un trouble réactionnel, au même niveau que le TSPT, mais de modalité différente (Brennstuhl, Tarquinio & Montel, 2015).

Les prises en charge des personnes souffrant de douleur chronique pourrait trouver un bénéfice à traiter ces événements impactants, avec une attention particulière à accorder aux deuils traumatiques et au phénomène de dissociation structurelle qui pourrait être présent chez près d’un quart des patients.

BIBLIOGRAPHIE

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  • Brennstuhl M.J., Tarquinio C., Montel S. (2015). Chronic Pain and PTSD : Evolving Views on Their Comorbidity. Perspective in Psychiatric Care. 51(4), 295-304. doi : 10.1111.
  • Farina B., Mazzotti E., Pasquini P., Nijenhuis E., Di Giannantonio M.(2011). Somatoform and psychoform dissociation among students. Journal of Clinical Psychology, 67(7), 665-672.
  • HAS (2008). Douleur chronique : reconnaître le syndrome douloureux chronique, l’évaluer et orienter le patient. Consensus formalisé. http://www.has-sante.fr
  • IASP (1979). Pain, 6, 250
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  • Nijenhuis, E., Spinhoven P., van Dyck, R., van der Hart, O. & Vanderlinden, J. (1998).The development and psychometric characteristics of the Somatoform Dissociation Questionnaire (SDQ-20) : A Replication Study. Psychotherapy and Psychosomatics 67, 17–23. DOI:10.1159/000012254.
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  • Nijenhuis, E.R.S., Van Dyck, R., Spinhoven, P., Van der Hart, O., Chatrou, M., Vanderlinden, J., & Moene, F. (1999). Somatoform dissociation discriminates among diagnostic categories over and above general psychopathology. Australian and New Zealand Journal of Psychiatry. 33(4), 511-520.
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  • OMS, 2013. Orientation sur les soins de santé mentale après un traumatisme. Conférence de presse du 6 août 2013, Genève
  • Sheehan, D. V., Harnett-Sheehan, K., & Raj, B. A. (1996). The measurement of disability. International Clinical Psychopharmacology, 11, 89–95.
  • Sledjeski E.M., Speisman, B., & Dierker, L.C.(2008). Does number of lifetime traumas explain the relationship between PTSD and chronic medical conditions? Answers from the National Comorbidity Survey-Replication (NCS-R), Journal of Behavioral Medicine, 31(4), 341–349.
  • Van der Hart O, Nijenhuis E.R.S, Steele K (2010). Le Soi Hanté. Belgique, Bruxelles : Edition De Boeck (2e édition 2014)- carrefour des psychothérapies
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