Carole-Sarah Boubila
- Mémoire pour le diplôme universitaire de victimologie de l’Université Paris Descartes-Université de Paris
Introduction
L’inceste est sans doute le plus vieux tabou du monde et l’expérience la plus innommable qui soit car il est perpétré dans la famille, peu importe son niveau social. En dépit de certaines avancées, cette maltraitance n’est pas la priorité de notre société. Pourtant l’inceste toucherait 4 millions de victimes en France (Sondage AIVI /Harris Interactive – 2015). C’est la loi du 14 mars 2016 qui réintroduit dans le Code pénal la notion d’inceste (art.222-31-1) mais il n’est qu’une circonstance aggravante d’infractions déjà existantes : le viol et l’agression sexuelle. Le législateur ne crée pas de crime spécifique mais une surqualification d’infractions déjà existantes.
Du latin incestus (impur, souillé, sacrilège), l’inceste est le « non chaste ». Si plusieurs définitions de l’inceste ont vu le jour dans la littérature scientifique et associative, nous retenons que toutes convergent vers le constat suivant : c’est une expérience déshumanisante, un traumatisme complexe (Type II), lié à des violences répétées et régulières, entraînant une atteinte corporelle, narcissique et identitaire grave, produisant des dégâts considérables et dévastateurs sur la construction de l’individu. Lopez et Aubry (2017, p.11), stipulent que « l’inceste est un meurtre sans cadavre, un meurtre psychique ». Claude Balier[1] ajoute qu’il est un « meurtre d’identité ». On peut donc avancer que l’inceste est une tentative d’assassinat.
Plus les expériences traumatisantes ont lieu jeune, impliquant une personne significative (le père), plus les impacts adultes tendent à être funestes. Parmi les nombreuses conséquences néfastes de l’inceste, on observe que cette agression sur mineur est très prédictive de relations intimes dysfonctionnelles (toxiques) à l’âge adulte. Placées sous l’emprise d’un père incestueux, ces femmes victimes, répètent littéralement l’emprise avec leurs compagnons. Ainsi, le terrain amoureux permet de rejouer la remise en scène de l’emprise et de l’inceste. En conséquence de quoi leurs relations de couple sont désastreuses et parasitées par ce passé incestueux, « dès le départ de ma relation avec lui, il s’est montré pervers et humiliant sexuellement. Ça m’a presque attirée. Tout ça m’était familier et territoire connu » (Curtet, 2017, p.51). S’il paraît simple aux personnes n’ayant pas connues un tel malheur de se déprendre de ce vécu infâme, on constate, au contraire que « plus la maltraitance a été fréquente et grave moins la femme à les moyens psychologiques de partir » (Hirigoyen, 2005, p.121). Ce phénomène est une conséquence particulièrement tragique qui mérite d’être observé, c’est l’objectif de ce mémoire. Il s’agira donc d’interroger l’inceste père-fille dans les dégâts qu’il génère sur la féminité de la fillette, puis dans les relations amoureuses dégradées qu’elle répète à l’âge adulte (re-victimisation), et la thérapie de reconstruction envisageable pour l’incestée.
Les dégâts de ce traumatisme sur la construction de la féminité de la fillette
L’inceste père (naturel ou adoptif) – fille revêt une circonstance aggravante dans la mesure ou chaque être se construit dans l’amour qu’il reçoit de ses parents. Mais pour la fillette, le père représente le pilier de la réussite de la construction de sa féminité, « il est l’indispensable soutien qui va l’aider tout au long de ce périlleux chemin qui l’attend dans son devenir femme » (Lauru, 2006). Ce lien filial si intense et absolument singulier qui unit la fille et son père ne peut se traduire dans la sexualité et c’est précisément cet interdit de l’inceste qui garantit la qualité de ce lien. C’est ce seul et unique impératif donné au père qui « présidera à la qualité du lien et à l’épanouissement du féminin » (Lauru, 2006).
Le père, qui représente l’autorité et la loi a donc un rôle fondamental car en respectant l’interdit de l’inceste, il autorise sa fille à échapper à son emprise pour devenir une femme, aimer un autre homme et accomplir sa féminité et sa sexualité. C’est donc en tout premier lieu à lui-même que le père doit appliquer le tabou de l’inceste car « ce sont les parents qui opposent les premiers interdits aux désirs illimités des jeunes enfants » (Lopez, 2009, p.102). Si certains pères ont fort heureusement intériorisé l’interdit de l’inceste et frémissent d’horreur à l’idée qu’il puisse être transgressé, d’autres non. Ils préparent ainsi leur fille, par cet acte « criminel » à de futurs amours dysfonctionnels. Un père qui ne renonce pas à s’approprier sa fille, occasionne des ravages dans le corps et le psychisme de celle-ci et la condamne aux plus grandes difficultés à se détacher de lui pour trouver un compagnon sain.
Très tôt, la fillette a appris à tolérer des choses incontrôlables « bien sûr que je n’ai pas dit ‘non’. C’était mon père, je l’aimais ! » (Isabelle Aubry, AIVI). L’inceste est un véritable fléau pour la victime car elle aime aussi celui qui lui fait du mal. Il enlève les repères à l’enfant et le « prive de l’environnement sécurisant lui permettant de grandir et se développer normalement » (Lopez, Aubry, 2017, p.181).
L’expérience de « L’impuissance acquise (apprise) chez l’être humain » menée par le Pr Seligman, Psychologue (1975) éclaire sur les dommages de l’inceste sur mineur et sur les relations de couple dysfonctionnelles futures. Pour rappel, il a théorisé les conséquences extrêmes de l’habituation. Ses travaux s’intéressent aux modifications comportementales induites par l’exposition à l’incontrôlabilité. En effet, il a démontré que des animaux exposés à des chocs électriques inévitables étaient moins performants et passifs quand on les exposait à nouveau à des chocs électriques que d’autres animaux qui n’avaient jamais au préalable étaient exposés aux mêmes chocs. Alors qu’ils pouvaient échapper aux chocs, ces animaux réagissaient comme s’ils étaient impuissants et subissaient le choc. Il en est de même pour un être humain exposés à un vécu incontrôlable et choquant.
La fillette a appris à se résigner et à associer des notions positives avec des expériences négatives de souffrance. C’est ainsi, qu’incestée par son père, elle devient une « éclopée psychique, elle ne peut plus se fier à ses désirs, à ses vœux, à ses fantasmes, à ses pensées, à ses imagos, à son corps. A quel objet pourrait-elle encore se fier ? Son corps lui échappe et son moi se perd » (Racamier, 2010, p.38). « Entre ses mains je n’étais qu’un pantin, un simple objet, facile à manipuler. De ses fantasmes j’étais l’objet. Il m’a mal appris » (C.).
« Tout inceste est une emprise » (Racamier, 2010, p.36). L’emprise est une « relation de soumission destinée à détruire l’autre considéré comme une chose au moyen de toutes sortes de stratégies de domination et de manipulation » (Lopez, 2009, p.151). Les victimes d’inceste ne sont pas dans un fantasme névrotique œdipien, elles sont bel et bien dans une réalité traumatique. La plupart du temps, les relations incestueuses père-fille s’inscrivent dans une relation d’emprise psychologique avec excès de pouvoir et altération de la confiance. L’inceste est un acte de prédation et de rapport dominant dominé « tu m’as fait sentir comme si je n’étais rien pendant des années, comme si j’étais juste un objet. Je n’avais plus de vie, tu contrôlais tout ce que je faisais » (Laura[2]). Prématurément, la fillette a appris à obéir à son agresseur, un despote qui exige soumission et obéissance pour combler ses propres besoins et nier les besoins de sa fille objet. Ainsi la fillette apprend la règle « je dois être obéissante pour être une bonne fille, pour que papa continue à m’aimer ». « Il était tout le temps en train de m’envelopper et mentalement aussi, (…), il aurait voulu connaître toutes mes pensées, (…), c’était comme s’il avait voulu rentrer dans ma tête (…), s’il fait ça, là c’est fini je pouvais plus lui échapper » (Isabelle[3]).
L’anthropologue Dorothée Dussy[4] indique que l’incesteur « est quelqu’un qui prive les enfants de leur subjectivité et en fait un objet pour sa satisfaction sexuelle personnelle, (…) un besoin d’écrabouiller autrui ». La victime n’est pas un sujet mais un objet méprisé et métrisable qui a perdu tout sens critique car elle est stimulée par des actes anormaux qu’elle juge normaux. Par conséquent, elle s’habitue à l’intolérable et inscrit en elle « une empreinte indélébile sur le corps et dans le fonctionnement psychique » (Lopez, 2009, p.41). La fillette est conditionnée à la banalisation donc la normalisation d’une sexualité et d’une relation déviantes. Autrement dit un « amour fossé ».
L’estime de soi de la victime est attaquée et elle « finira par intégrer la dépréciation et ne se sentira plus digne d’être aimée » (Hirigoyen, 2005, p.42). Par ailleurs il lui sera bien compliqué de tisser des liens sains quand une trop grande proximité a provoqué la fusion-confusion des sentiments. Le lien entre humains est ce qu’il y a de plus fondamental à l’expérience humaine, et dans le cas de l’inceste il a été fortement endommagé. Dès lors le lien amoureux va mal se nouer. Le couple agresseur-agressée reproduit le couple enfant-parent/agresseur dans une situation d’emprise absolue et d’exploitation sexuelle. Les victimes d’inceste adultes ne sont pas réellement vivantes, elles sont en mode « survie ». Certes rescapées d’un passé odieux, elles y restent engluées et ont toutes les peine du monde à en sortir. Dans leurs relations de couple, ces femmes ont peur de tout et en particulier de dire NON. Elles se positionnent dans un rapport de dépendance et de soumission à ceux qui tentent de les annuler.
La répétition littérale du scenario traumatique dans les relations amoureuses de la victime adulte
Bien souvent, on constate que ces femmes ont réussi à apaiser les choses sur le plan relationnel au sens « social » du terme, c’est-à-dire avoir une bonne profession, avoir de grands diplômes, à se faire respecter dans la société mais dans la sphère dite « affective-amoureuse-intime » elles restent vulnérables et en difficulté. On observe que la blessée répète littéralement l’emprise et l’inceste telles qu’ils se sont vraiment déroulés (re-victimisation). Pour ces femmes ayant été victimes d’inceste donc d’emprise, il est difficile de sortir de cet état et du statut de victime car « elles ouvrent elles-mêmes la porte aux prédateurs » (Lopez, 2009, p.6). Derrière l’amant, cherchez le père : leur père sert de référence pour leurs amours futurs dysfonctionnels. « En quittant la maison alors que j’étais adolescente, je me suis retrouvée tout de suite dans une relation amoureuse violente où j’ai failli y laisser ma vie. Voyez-vous, la violence engendre des comportements destructifs et modifient la perception qu’on a ensuite des relations humaines » (M-K, La Traversée).
Les études prouvent qu’avoir subi un inceste mineur est un facteur de prédisposition à vivre une relation dysfonctionnelle à l’âge adulte. Ces faits suggèrent l’existence d’un pattern de victimisation dans le parcours de vie (CNRS 2017). Une étude de quinze ans, menée par Barnes et al. Barnes, J. E., Noll, J. G., Putnam, F. W., & Trickett, P. K. (2009 dans CNRS 2017) démontre que les femmes agressées jeunes étaient presque deux fois plus susceptibles d’une répétition de nouvelles agressions sexuelles ou d’agressions physiques adultes.
L’un des résultats particulièrement dommageables de l’inceste est la création de liens traumatiques. Même si toutes les fillettes ayant subi un inceste ne sont pas condamnées à vivre un scénario répétitif de relations toxiques à l’âge adulte et trouvent la libération grâce à l’amour ; certaines victimes développent une vulnérabilité qui les réinscrivent dans la re-victimisation « on explique cette fragilité liée à des traumatismes passés par le fait qu’un conditionnement à la violence dès l’enfance prédispose à une dépendance du même type dans la vie » (Hirigoyen, 2005, p.98).
Ainsi ces femmes ont été façonnées pour devenir des proies idéales à la répétition du scénario traumatique donc de l’emprise et des amours toxiques. Cette répétition est littérale c’est-à dire traumatique et identique aux événements violents subis dans leur enfance. Elle est différente de la compulsion de répétition que l’on retrouve chez le sujet névrosé (Lopez, 2019). L’ennemi d’hier ne sévit plus physiquement mais il envahit toujours psychiquement ces femmes, « tous les spécialistes sont d’accord pour dire qu’un traumatisme passé a préparé le terrain et que derrière le persécuteur actuel, se cache souvent un autre persécuteur dans l’enfance » (Hirigoyen, 2005, p.98). Ainsi donc, ces femmes se retrouvent à nouveau sous l’emprise d’un conjoint violent, incapables de dire non, de se faire respecter et se positionnent en qualité d’objet (jamais sujet) que l’autre peut manipuler et agresser à sa guise. Elles « rejouent » la relation d’emprise.
Quand l’attachement dans l’enfance n’a pas été correct à cause de la maltraitance de l’inceste, on constate que ces femmes adultes ont souvent beaucoup de mal à quitter le système de domination. Andréa Bescond[5] déclare qu’on « a tendance à dire qu’une personne violée dans son enfance va être violée toute sa vie. Ton corps n’a tellement pas de valeur que la vie continue, normale, comme avant petite, et on fait comme si ça n’avait jamais existé. Comment se trouver de la valeur quand on se sent « une merde ». Au même titre que la fillette s’est tue et a subi, la femme se tait et subi dans tout nouveau système agresseur. La violence est devenue une fatalité et la femme victime a ancré qu’elle ne peut aimer que des hommes difficiles et vivre des relations ravageuses. Elle répète le schéma appris dans l’enfance et s’expose constamment à subir à nouveau des événements traumatiques. « Je n’existe que pour assouvir le désir de l’autre », « je suis là pour donner du plaisir et puis moi je n’existe pas derrière », « donner son corps vite et facilement et être un objet sexuel performant ! »[6] .
Comme le rappelle MF Hirigoyen (2005, p.13), il est à déplorer qu’une certaine psychanalyse continue à considérer que ces femmes, répétant des violences et acceptant d’être objet de sévices dans une relation amoureuse nocive, consentiraient à leur maltraitance en s’y complaisant et en y tirant des bénéfices secondaires. Elles seraient ainsi poussées inconsciemment à la répétition névrotique. Rappelons, d’une part qu’il s’agit de répétition traumatique, et d’autre part, que le masochisme « consiste à prendre du plaisir, à se soumettre dans un jeu sexuel » (Hirigoyen, 2005, p.57). Or, ces femmes victimes d’événements traumatiques répétés ne sont pas masochistes névrosées ou perverses, elles sont esclaves et « mortes-vivantes ». Elles n’ont pas choisi la violence qu’elles subissent. Leur vie psychique et leur corps sont altérés car elles ont reçu « une préparation psychologique destinées à les soumettre » (Hirigoyen, 2005, p.13). Compte tenu de ce conditionnement par leur père, elles ont associé amour et souffrance depuis leur enfance et ont tendance à répéter le même scénario traumatique. Comme jadis petites, elles restent paralysées, entravées, à tolérer l’intolérable. Il sera alors facile pour le nouvel agresseur de réinstaller l’emprise pour obtenir la relation recherchée « maître et esclave ». M. entretien une relation amoureuse chaotique avec un homme rencontré sur internet dans lequel elle croit voir son père (policier incesteur). M. indique se sentir prisonnière de l’autre dans sa liberté de penser et d’agir « il pense en elle ». Elle est sans repère, confrontée au vide d’elle-même constamment menacée par l’angoisse d’intrusion et du rejet. M. conjugue pour son plus grand mal-être les deux opposés et rejoue le scénario traumatique de son inceste père-fille. « Je me sens morte, comme si je n’avais pas le droit de vivre »[7].
Tant que la victime associe amour et douleur car c’est ce qu’elle a vécu dans son enfance (elle a aimé ce père qui lui a fait du mal et qui a commis un crime), elle aura du mal à vivre une relation amoureuse sans douleur.
G : diagnostiquée « psychotraumatisme complexe », inceste. « Je ne suis pas folle ». Une vie d’adulte qui est une vie de victime : deux mariages avec deux hommes destructeurs.
A : Diagnostiquée bipolaire, traumatisme complexe. Un père violent et sadique. Inceste. Trois relations avec des hommes violents, alcooliques, pervers, possessifs maladifs. Rapports sexuels avec son psy.
Thérapie de reconstruction envisageable pour l’inceste : la thérapie relationnelle
Les victimes d’inceste sont-elles condamnées à ce type de relations dramatiques ou bien peuvent-elles entrevoir des perspectives plus heureuses ? Est-il possible de remplacer les apprentissages anciens dysfonctionnels par de nouveaux apprentissages plus fonctionnels ? Comment se reconstruire après un traumatisme complexe quand on n’a pas de repères sains et qu’on est mal structuré ? Comment advenir en sujet (vs objet) quand votre enfance a été assassinée ? Comment ces victimes peuvent apprendre à se défendre et renouer avec cette rébellion dont elles sont capables ?
L’inceste est un désastre parce qu’il est un meurtre de l’identité. Quelle que soit la thérapie envisagée, elle devra permettre à la victime de se dégager de son passé et de sa relation aliénante afin de trouver une existence propre. Toutefois, même si ces dernières années des techniques psychothérapeutiques sont adaptées au psychotraumatisme (thérapies brèves, EMDR), c’est la psychothérapie relationnelle qui semble nécessaire dans la prise en charge des traumas complexes et dans la répétition littérale du vécu traumatique.
Toute prise en charge exige une demande de la victime. Si la victime y consent, ce travail thérapeutique sera souvent long et douloureux pour elle, car il est compliqué de se remettre de cette catastrophe interne et familiale. Comme le rappelle G. Lopez (2017, p.166), les graves troubles identitaires et narcissiques résultant de l’inceste « nécessitent le recours à des psychothérapies prolongées ». Mais c’est par le biais de la thérapie relationnelle que va s’opérer la reconstruction de la victime et plus particulièrement par « la qualité de la relation qui s’établit entre une survivante et sont thérapeute qui est le facteur thérapeutique déterminant » (Lopez, Aubry, 2017, p.167).
Ce travail consiste à aider la victime adulte à devenir « sujet » et non plus « objet » de désir, à la déculpabiliser, à renforcer son narcissisme, à apprendre à poser des limites, à ne plus avoir peur d’être détruite, à refuser une situation qui ne lui convient pas et à récupérer sa capacité critique. Se reconstruire après un traumatisme complexe c’est recréer un lien sain et sécure qui permettra enfin à la victime de tisser de nouveaux liens amoureux plus heureux. C’est au prix de cette confiance et de cette alliance thérapeutique que la victime brisera la répétition littérale de son traumatisme. « Nous irons (…) loin des séductions qui l’on envahi (…), nous lui prêterons une enveloppe qualifiante (…) alors, mais alors seulement pourra-t-il renaître à lui-même » (Racamier, 2010, p.159).
De même, s’engager dans une psychothérapie avec une femme victime d’inceste qui répète les violences et l’emprise dans ses relations amoureuses n’est pas aisé pour le thérapeute. Une bonne thérapie relationnelle commence donc par un « bon » accompagnant psychologique. Bienveillant, empathique et bien formé. Souvent le thérapeute pourra éprouver un sentiment d’impuissance et de découragement mais il devra toujours respecter le rythme de sa patiente. Un bon professionnel devra garder à l’esprit qu’une « règle générale est la patience » (Hirigoyen, 2005, p.218). Il faudra créer un climat de confiance car la victime est fragile, vulnérable et ne se livre pas facilement. L’accompagnant devra assurer une fonction contenante et protectrice. Contenir c’est être capable d’entendre le pire et l’inavouable. C’est aussi accueillir les émotions négatives de peur, de honte, l’image de soi effondrée, les envies suicidaires, « la psychothérapie est un travail de clarification de l’histoire du sujet (…) elle est le contraire d’une entreprise totalitaire » (Lopez, 2009, p.93).
Il devra également avoir des qualités relationnelles et théoriques : connaître la loi, la victimologie, travailler en réseau, négocier démocratiquement un cadre thérapeutique et recadrer avec douceur toute tentative de transgression du cadre « en défendant l’intégrité de votre aire thérapeutique et du même coup l’intégrité de l’aire psychique de vos patients » (Racamier, 2010, p.153). Ne pas faire de mal sinon il est un barbare, proposer des techniques de gestion des émotions, poser avec tact des questions ouvertes, écouter et favoriser la libération de la parole, installer un lien de confiance, réécrire le récit traumatique le moins douloureusement possible, se positionner pour la loi et contre les agressions, croire sa patiente, protéger là où elle a été piétinée, ne jamais transgresser, ne jamais abandonner, ne jamais répéter le scénario traumatique « en évitant notamment toute rupture intempestives de soins » (Lopez, 2017, p.131). « J’ai consulté de nombreux spécialistes, psychologues et psychiatres en tout genre mais aucun ne m’a vraiment aidée car aucun n’était formé à cette problématique qu’est le traumatisme de l’inceste » (Louise, Stop au Déni).
Ces femmes n’ont pas peur du malheur, des horreurs, des souffrances, elles ont peur du plaisir de vivre et du bonheur : « c’est bien plus facile de survivre dans un charnier que de traverser la rive » (Curtet, 2017, p.87). La thérapie consisterait donc à aider à « naître » à la vie et non plus « n’être » (négation) à la vie : « une vie dont elle serait l’actrice principale, le metteur en scène, en essayant de réaliser ses rêves ou de s’en approcher » (Curtet, 2017, p.81).
Il nous semble important d’insister sur le fait qu’il « faut donner du temps à ces personnes pour changer leur grille de lecture, de façon à ce que ce qui leur paraissait normal ou banal devienne inadmissible » (Hirigoyen, 2005, p.218). Progressivement le thérapeute deviendra un parent suffisamment bon et bien traitant. Après 3 ans de soins adaptés, Julie (Lopez, Aubry, 2017, p.169) entamera une relation avec un jeune homme respectueux, bien loin de son amant pervers.
Conclusion
L’épreuve de l’inceste peut nous disloquer jusqu’à la folie et mener la victime au suicide. Dès lors, une bonne prise en charge des victimes et des actions de sensibilisation doivent être menées auprès des professionnels. Il s’agira d’améliorer le travail en réseau des différents accompagnants confrontés à l’inceste (médecin, avocat, policier, magistrat, éducateur, psychologue, associations, …). Le rapport du 5 novembre 2014 (Marisol Touraine, Ministre de la santé), éclaire sur l’insuffisance et le manque de qualification des professionnels de santé pour traiter les sujets psycho-traumatisés. (Lopez, Aubry, 2017, p.164). Comme le souligne G. Lopez (2017, pp.295-296), il n’existe aucune structure publique spécialisée pour les prendre en charge et « trouver une bonne prise en charge relève presque du miracle ». Les rares structures privées adaptées sont la Maison Jean Bru à Agen et le Centre du Psychotrauma de l’Institut de Victimologie à Paris. Il est donc essentiel de former les professionnels en psychotraumatisme pour éviter ces parcours de vies tragiques.
Aujourd’hui beaucoup d’association œuvrent en ce sens et apportent aide et soutien pour prévenir, protéger et accompagner les victimes d’inceste. C’est ce que propose notamment l’AIVI avec des conférences gratuites, des congrès internationaux, des journées professionnelles, des formations initiales, des campagnes, des ouvrages, un site internet, des forums et des groupes de parole.
L’inceste est un véritable problème de santé publique mais il n’est pas le sujet d’étude qui préoccupe la société. Il dérange, donc on préfère éluder. Après tout on ne va pas ruiner la carrière de ce père qui certes a commis une infraction mais qui est un bon professionnel, … quand même un « bon papa ». Or il n’y a pas d’inceste « heureux ou amoureux » (Lopez, Aubry, 2017, p.138), il n’y a que des incestes fracassants aux conséquences redoutables sur la vie des victimes. Et pour devenir une femme épanouie, la fille doit avoir été aimée « proprement » par son père qui ne se la sera jamais appropriée. On ne consent jamais à l’inceste on y est contraint. Les victimes d’inceste ont besoin d’être reconnues par le droit. Cet innommable doit être nommer donc devenir un crime spécifique comme au Canada ou en Suisse. Soulignons que l’AIVI réclame un « plan inceste » depuis des années.
Cette reconnaissance sociétale et légale, accompagnée d’une prise en charge précoce psychothérapeutique de ces victimes, favoriserait leur parcours de reconstruction. Elles pourraient ainsi espérer « intégrer » qu’une relation d’amour n’est pas une relation de peur et d’emprise, mais qu’a contrario elle délivre de toute dépendance donc de toute domination. C’est à l’aide de tous ces moyens que « je suis nulle et je mérite tout ce qui m’arrive » laissera la place à « je vaux quelque chose, je vaux plus que la façon dont on m’a traitée jusque-là. » (Curtet, 2017, p.89).
Notes de fin de page
[1] Balier, Claude, L’inceste : un meurtre d’identité, La Psychiatrie de l’enfant, n° 2, 1994, p. 333-351
[2] La Presse, Tu étais censé nous protéger, 2020
[3] Arte Radio, Inceste et pédocriminalité : la loi du silence (24), 2020.
[4] Arte Radio, Inceste et pédocriminalité : la loi du silence (24), 2020.
[5] L’enfance abusée, 2019.
[6] Témoignages de Femmes participant à un groupe de parole dans l’Association AIVI.
[7] Inceste et abus sexuels, Charlotte Sabba, Psychologue, formationspsy.com
Références bibliographiques
– Lopez, Gérard, 2009, Comment ne plus être victime, l’Esprit du Temps, Le Bouscat
– Curtet, Francis, 2017, L’histoire de Lola Sortir de l’emprise, Paris, Editions Courtes et Longues
– Aubry, Isabelle, Lopez, Gérard, 2017, L’inceste : 36 questions-réponses incontournables, Paris, Dunod
– Hirigoyen, Marie-France, 2005, Femmes sous emprise, Paris, Oh ! Editions
– Racamier, Paul-Claude, 2010, L’inceste et l’incestuel, Paris, Dunod
– Lauru, Didier, 2006, Père-fille, une histoire de regard, Paris, Albin Michel
– Castro, Dana, 1995, Incestes, Cairn Info
– Delors, Germain, 2010, L’inceste en droit pénal : de l’ombre à la lumière, Cairn Info
– Montas, Arnaud, Roussel, Gildas, 2010, La pénalisation explicite de l’inceste : nommer l’innommable, Cairn Info
– Gérard, Clémentine Gérard, 2014, Conséquences d’un abus sexuel vécu dans l’enfance sur la vie conjugale des victimes à l’âge adulte, Cairn Info
– Lopez, Gérard, FFP, 2003, Comment aborder et traiter une maltraitance ancienne chez l’adulte
– Lopez, Gérard, 2012, Clinique et prise en charge des adultes victimes d’agressions sexuelles, Elsevier Masson
– Doctissimo, 2020, Enfance maltraitée : comment se reconstruire à l’âge adulte ?
– Libération, 2018, Pédophilie : « La lâcheté des politiques renforce le déni collectif »
– La Presse, 2020, « Tu étais censé nous protéger »
– Actualité UQAM, 2014, « Marqués à vie »
– 7 Millions de Mousquetaires, 2019, « Comprendre et traiter les survivants de l’inceste »
– Allo Docteurs, 2020, « Agressions sexuelles : quelles conséquences psychologiques sur les enfants ? »
– Revue francophone de Victimologie
– CNRS, 27 avril 2017, Rapport sur les violences sexuelles à caractère incestueux
– CNRS, 2017, Le Journal, Ce que l’on sait de l’inceste en France
– Fabrice Gardel, Juliette Armanet, 2010, Inceste : Familles empoisonnées
– Aline Issermann, 1993, L’Ombre du doute
– Eric Guéret, 2019, L’enfance abusée
– Laure Martin Hernandez, Vianney Sotès, 2019, Scolopendres et papillons
– Emilie et Sarah Barbault, 2015, Pleurer des larmes d’enfant
– France Culture, 2014, Après l’inceste, une maison pour vivre