LA CRUAUTE COMME CATEGORIE ORGANISATRICE DES SYSTEMES AGRESSEURS

Georges-Elia Sarfati

Professeur des universités

Ecole française d’analyse et de thérapie existentielles (Logothérapie) V. Frankl

1. Remarque liminaire

La présente contribution, qui s’inscrit dans le cadre d’un travail collectif, se propose de poser les linéaments d’une réflexion plus générale sur la notion de cruauté. Il s’agit ici d’envisager cette notion sous le triple rapport de ses déterminations philologiques, philosophiques, et anthropologiques, de manière à définir un concept de « point de cruauté » qu’à partir de Freud nous pensons repérer au cœur même du dispositif civilisationnel, mais que nous entendons spécifier en regard de certains mécanismes institutionnels, à la fois comme condition du lien humain, et comme envers du dispositif symbolique qui se trouve au fondement de la socialité. C’est par cette double signification, c’est-à-dire par cette ambivalence intrinsèque, que se distingue la cruauté comprise comme « catégorie organisatrice » de la dynamique identitaire collective, ou groupale. Incidemment, l’élaboration de la notion de cruauté permet en effet de faire retour sur ce qui fonde l’architectonique de l’ordre humain, non seulement envisagé dans ses moments constitutifs en tant qu’ordre soumis à des remaniements marqués par la violence, mais également en tant qu’ordre qui se maintient par l’effet de ce que la victimologie appelle des « systèmes agresseurs ». Si cette réflexion rejoint incidemment la question de savoir ce qui définit une identité, c’est dans la mesure où le « point de cruauté » résulte d’une institutionnalisation relativement stable, particulièrement saillante dans les moments de crise. Autrement, il constitue l’horizon auquel s’affronte la fonction critique, en principe porteuse de l’idéal civilisationnel.

2. La notion de cruauté : philologie vs idéologie

L’examen du statut linguistique –étymologique et sémantique- du terme « cruauté » est riche d’enseignement pour comprendre les enjeux culturels véhiculés par son signifié.

Expertise étymologique : L’information historique fait dériver le vocable français du latin vulgaire : crudalis (latin : crudelis), qui fixe, dès le Xè siècle, un vocable formé à partir du latin classique « cruelitas ». Par association notionnelle, le substantif « cruauté » et l’adjectif « cruel » sont associés à la notion de « barbarie », mais aussi d’ « insensibilité », ils dénotent également la notion de « douleur » (une situation cruelle). Cette corrélation sémantique fait fond sur un partage remontant à l’Antiquité, puisqu’elle réactualise le topos de l’opposition de la civilisation et de la non-civilisation, naguère mise en œuvre par Athènes pour circonscrire le monde éclairé, en affirmant un régime d’antinomie entre d’un côté ses propres accomplissements, et de l’autre l’inachèvement présumé des « étrangers », auquel le préjugé prête les traits de violence et de grossièreté.

Expertise lexicographique : Les dictionnaires de langue véhiculent une information plus en phase avec l’usage effectif du vocable, ce qui permet de prendre la mesure d’un spectre notionnel plus étendu. Généralement, quatre divisions sémantiques prévalent, nous retiendrons la première puisqu’elle décrit la valeur d’emploi dominante de ce terme, ainsi : « Tendance à faire souffrir »[1].

Les exemples abondent en mise en œuvres qui détaillent le rendement du signifié, ses possibilités combinatoires. Mais il convient de distinguer entre les constructions idiomatiques, (cruauté impitoyable, raffinée ; la cruauté du tortionnaire ; la cruauté envers, à l’égard des gens ; traiter quelqu’un, un animal avec cruauté), les syntagmes figés (cruauté mentale, qui s’exerce sur le plan psychique) et les exemples littéraires (« Le crime des crimes qui est la cruauté », A. Suarès) , qui sont de véritables énoncés, certes extraits de leurs contextes, mais plus en phase avec la pratique de la langue. Certaines expressions nuancent davantage l’usage de ce signifié, ainsi que cela est précisé : « Caractère de ce qui traduit cette tendance : La cruauté d’un geste, d’un acte, d’une remarque (cf. Remuer le fer dans la plaie) » ; d’autres emplois permettent d’en catégoriser l’usage : « Férocité (d’un animal) : Nous avons renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, A. France).

Mais c’est toutefois l’ensemble des corrélations lexicales, définissant le champ de la synonymie, qui permet de reconstruire aisément le schème idéologique implicite de la notion de cruauté : « barbarie », « dureté », « férocité », « inhumanité », « méchanceté », « sadisme », « sauvagerie ».

Une dimension spécifique de la violence se dégage de ces corrélations, qu’il est possible d’expliciter à partir de différents paramètres :

  • Une puissance s’exerce sur un sujet de manière radicalement asymétrique, en sorte que celui-ci ne puisse ni réagir ni se défendre,
  • Une violence est infligée au corps, ou à la personne d’un sujet, sans limite de la puissance qui s’exerce, de manière à provoquer la souffrance,
  • La violence est infligée au corps, ou à la personne d’autrui, de manière à déborder ses capacités de maîtrise, mais aussi de manière à lui dénier toute dignité et toute intégrité,
  • La violence qui s’exerce n’est jugulée par aucune norme, l’intention qui l’inspire est indissociable de contre-valeurs,
  • En tant que violence spécifique, la cruauté inverse le processus civilisationnel, tout en le garantissant, elle le délimite par ses dehors, en l’annulant dans des circonstances et des situations précises.

L’idée de civilisation qui se déduit a contrario de ce schème négatif, se déduit justement de ce que les termes antonymes de tous les vocables qui dénotent autrement la cruauté, définissent ce qui fonde une conduite orientée sur la valorisation et le bien être d’autrui : douceur, bienveillance, humanité, gentillesse, pitié, clémence.

D’autres traits informent tacitement la notion de cruauté, ce sont des culturèmes à partir desquels s’est aussi édifiée la conception biblique et humaniste de l’humanité de l’homme : ils consistent à fonder la définition de l’humain par opposition à ce qu’il n’est pas (l’animal, perçu comme ‘’sauvage’’ et ‘’féroce’’), et par opposition avec ce qu’il ne saurait être pour ne pas déchoir de son humanité (ayant le souci d’autrui). Par l’un de ses aspects, il est cependant admis que la cruauté participe, pourtant de l’ordre humain, notamment lorsqu’elle procède de la psychopathologie (‘’sadisme’’), ou de l’absence de toute mesure dans le conflit (‘’dureté’’, ‘’méchanceté’’).

3. La dialectique humanité/inhumanité

3.1. L’horizon sensible

Par toutes ses dénominations, comme par toutes ses manifestations, la cruauté se situe au niveau du registre de la thymie, ce dont témoigne l’opposition sensibilité/insensibilité. L’acte cruel comme la conduite cruelle sont une modalité de la violence, porteuse d’effraction et de trauma : la cruauté est inversion de tout lien fondé sur la reconnaissance d’autrui.

Il convient ici de définir la cruauté comme la bordure normative du lien humain, puisqu’elle se situe justement aux limites de la cohésion éthique. En vertu de sa capacité d’effraction, en vertu aussi de sa visée destructrice, non seulement de l’intégrité personnelle, mais aussi dans le même temps, de sa signification comme de sa portée nihiliste, la cruauté fonde la distinction de l’humain et de l’inhumain.

La sémantique nous renseigne sur la solidarité notionnelle des notions de cruauté et d’inhumanité, selon une logique qui fait de la première un trait, sinon un définisseur de la seconde. La réciproque est aussi vraie, qui vérifie cette solidarité schématique.

En-deçà de toute appréciation morale de la question, la problématique de la cruauté nous oblige à penser la charge de désymbolisation que tout acte ou toute expression cruelle emporte avec eux : cette désymbolisation s’impose d’abord comme meurtre ou dévoiement de la parole, elle affecte d’emblée l’ordre de la sensibilité dont elle bouleverse les normes propres. L’acte cruel se produit comme attentatoire à l’être-au-monde en harmonie avec soi-même, autrui et l’environnement, il est facteur de désorganisation de ce rapport premier.

Dans les œuvres de culture, c’est notamment l’un des apports majeurs de la littérature de témoignage (P. Lévi, V. Frankl) ou de politique fiction (G. Orwell, notamment) de nous enseigner que la politique de la cruauté –distinctive des régimes d’oppression ou des systèmes pervers- s’attaque à l’équilibre thymique des individus. Les récits de déportation, comme les récits de captivité dans des conditions extrêmes constituent –au-delà du message philosophique qu’ils entendent transmettre- une exploration minutieuse de la phénoménologie des écologies inhumaines. Du reste, la force d’impact de ces textes tient d’abord au fait qu’ils ne décrivent pas seulement l’état de fait, mais le processus négatif, le processus d’involution de l’acceptable et du préférable, pour se centrer sur l’examen circonstancié des techniques et des étapes de la déshumanisation si caractéristique de ces situations.

3.2. La cruauté comme régime sémiotique

La cruauté est au principe du contexte inhumain, au principe de l’environnement inhumain : ceux-ci se distinguent par la privation généralisée (sommeil, alimentation), la destruction de l’identité personnelle au profit d’un marquage anonyme (par le matricule, ou le tatouage vétérinaire), la carence organisée, la systématisation de l’inconfort matériel, de l’insécurité psychique, l’extension du domaine de l’imprévisible, le règne de l’arbitraire, la brutalité érigée en principe relationnel, la soumission à des normes d’avilissement, la violence gratuite, la généralisation d’un climat de châtiment inintelligible, la transformation de toute situation en épreuve de survie, le vécu de l’espace-temps en habitacles inhospitaliers, la faillite provoquée de la mémoire et de l’histoire individuelle, l’annihilation de l’intériorité, la multiplication des événements traumatiques, la fabrication d’une atmosphère d’angoisse et de peur, l’imposition de routines dangereuses, etc.

Les contextes-limites si amplement décrits dans la littérature testimoniale –par les victimes et les rescapés des deux totalitarismes du XXè siècle- demeurent en outre emblématique de la dimension institutionnelle de la cruauté. Ils témoignent en outre, sous forme plus ou moins résiduelle, de la plasticité de l’agir cruel, de son caractère labile, pour autant que ses démesures s’instillent, ici et là, non seulement au cœur même des sociétés régulées et policées, mais qu’elles se retrouvent aussi au principe de leur constitution.

Les facteurs de perturbation de la politique cruelle se distinguent à deux titres : soit en qualité d’héritages des périodes de crise de la civilisation (dans l’inversion totalitaire), soit en qualité de traits distinctifs et de révélateurs de ce qui articule et conditionne un ordre stable. Dans le premier cas, ce sont des legs du passé, susceptibles de peser et de faire autorité au sein d’une modernité qu’ils érodent en la fixant résolument à ses points de liquéfaction ; dans le second cas, ce sont des principes, au sens où l’ordre suppose pour se défendre contre le chaos, un traitement de ses marginalités qui les rend reconnaissables au degré de cruauté qu’il leur inflige et que ses éléments subissent (marginaux, délinquants, subalternes, dissidents, excentriques, minoritaires). La politique cruelle se caractérise au premier chef par la fabrication d’un univers morbide thymiquement marqué au coin de la dysphorie, c’est-à-dire de la tristesse et de l’asthénie, de l’obsession du danger, de la perception permanente de la menace vitale, conjointe à la prémonition de la mort imminente et violente.

  1. 4. La dimension anthropologique

L’état d’urgence, qui justifie qu’une société fasse preuve de cruauté à l’égard de ses ennemis désignés –ennemis intérieurs ou ennemis extérieurs- n’est donc pas l’état d’exception en matière de politique de la cruauté. Tout au plus, constitue-t-il l’acmé des pratiques destructrices érigées en système, avec l’aval du droit positif, mais pour autant, la sorte de destructivité qu’il permet se rencontre-t-elle au principe d’un certain nombre de segments de la société, même lorsque celle-ci se trouve dans un état d’équilibre relatif, de paix et de prospérité.

L’on aurait par conséquent tort de croire ou de penser que la politique cruelle est le fait d’institutions exceptionnelles ou d’un état de société dévoyé par la tyrannie et la suspension des normes éthiques qui fondent le droit des gens. La règle de l’état d’urgence, qui est généralement le meilleur alibi de la raison d’Etat, informe le rythme ordinaire de la gouvernementalité, au sens où cette dernière intègre comme l’un de ses constituants la gestion et l’administration de la cruauté, réservée à certaines franges de sa population (M. Foucault).

La sociologie doit à Gaston Bouthoul, d’avoir caractérisé ce fonctionnement anthropologique, en repérant dans la plupart des états de société la présence de ce qu’il appelle des institutions destructrices : de l’infanticide au phénomène guerre, en passant par les régulations par le vide qu’imposent et que prévoient les législations pénales de tous les pays, y compris celle des nations prétendument « évoluées ».

Voici ce qu’écrit Bouthoul, au terme d’une longue enquête sur les différentes expressions de la destructivité anthropologique : « Il semble donc que dans la plupart des sociétés, il existe des phénomènes sont la fonction est la mise à l’écart ou la destruction d’une proportion importante de la population (…). Suivant les époques et les lieux, cette fonction est remplie par des institutions judiciaires, par des institutions économiques, ou par la guerre. Lorsque la guerre s’apaise, les autres facteurs viennent grossir leur importance. La motivation et même la causalité varient, mais la fonction demeure » (p.93)

Le spectre qui se déduit de la variation culturelle de cet invariant – la loi de la destructivité organisée et consentie à l’échelle des collectivités- se colore d’une tonalité thymique particulière, comme nous l’avons dit plus haut ; ainsi ce qu’il faut bien comprendre comme une régulation obligée et mécanique de la vitalité d’une population, se traduit de la façon la plus spécifique qui soit, par la négation du principe de reconnaissance qui se trouve au fondement de l’éthique : « Dans leur extrême variété elles (les institutions destructrices) ont un caractère commun : la cruauté »[2] (ibid., p. 87).

5. L’intégration symbolique de la cruauté

Entre pulsion destructrice et prise en charge culturelle de cette pulsion, la cruauté se trouve au principe du fondement anthropologique des sociétés les plus différentes, comme un fait d’institution appuyé par la justification de la norme positive aussi bien que l’argument d’autorité du sens commun.

La politique cruelle n’est pas une abstraction, elle se différencie et s’incarne dans différentes modalités, qui constituent des spécialisations de l’ordre symbolique : Peut-être ces différentes modalités sémiotisent-elles à leur tour des catégories de cruauté qui se donnent à l’expérience sous le rapport de cruautés catégorielles. Qu’est-ce à dire ?

L’on pourrait d’emblée comprendre cet effet destructeur de certains pans de la culture comme autant de manières de réguler l’ordre socio-politique, aussi bien que de définir en creux le bien-fondé d’une norme généralement partagée, car en fin de compte intériorisée par le plus grand nombre. Cet état de chose tient d’abord à la persévérance de systèmes agresseurs, d’autre part il tient encore à la persévérance de la dynamique du préjugé, toujours prête à s’emparer de catégories de la population susceptibles de représenter l’envers de la norme légitime, ou de la norme légale, parfois les deux.

5.1. L’idée de système agresseur

L’on doit à G. Lopez (2014) d’avoir modélisé le lien que les systèmes agresseurs entretiennent avec des formes de cruauté institutionnalisées, à un titre ou à un autre, en suggérant d’une part que cette forme d’agression organisée articule de manière constante l’essence même de l’idéologie sacrificielle, d’autre part que l’idéologie du sacrifice, quels que soient ses justifications, est une machine à produire des victimes.

Il faudrait ajouter que les victimes désignés par les systèmes agresseurs ne se rangent pas également dans la même catégorie : celles-ci sont soit assimilées et assimilables, culturellement du moins, à la catégorie des contre-types (homosexuels, minorités sociales, démunis) soit des types exemplaires dont la destruction programmée fonde, au contraire, une partie de l’axiologie d’un groupe, c’est-à-dire un aspect non négligeable de son narcissisme collectif (par exemple les soldats d’une armée nationale, ou d’une internationale de fanatiques).

Les motifs au nom desquels s’exerce la violence sacrificielle sont nombreux : ils peuvent servir à renforcer la cohésion imaginaire du groupe idéologiquement majoritaire ou politiquement hégémonique, c’est notamment le cas lorsqu’avant de devenir victimes, une catégorie de sujets sont désignés comme ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur ; cette manœuvre de propagande, qui remplit aussi une fonction de contre-identification négative, est généralement destinée à renforcer la cohésion du collectif. Le mécanisme est certes assez primitif, mais il continue d’opérer, non seulement dans les sociétés totalitaires, mais également, avec non moins d’efficacité, dans les démocraties médiatiques fondées sur l’obtention grégaire et acritique du consensus.

Sans qu’il y paraisse, la reconduction d’un système agresseur, mais aussi sa propension à pérenniser le processus victimaire, fait fond sur un idéal universaliste riche d’un ensemble d’évidences partagées : universalisme unificateur, généralement sous-tendu par une visée d’uniformisation, et qui se corrèle à des habitudes de pensée et de langage qui en conditionnent l’efficacité mécanique.

Ce que nous avons appelé ‘’politique de la cruauté’ se recompose d’une série ouverte de cruautés catégorielles, dont l’histoire nous donne nombre d’attestations, et pourrait-on dire de réitérations compulsives. Il s’agit ici de caractériser les principales idéologies sacrificielles situées en amont des violences légitimes qu’elles autorisent et qu’elles appellent, même si elles ne s’appuient pas systématiquement sur la sanction du droit : mais la coutume est souvent plus prégnante que les lois, puisque les mentalités entretiennent parfois des représentations délétères que même l’éducation a peine à éradiquer. Ces représentations sont proprement des formes de catégorisations qui mettent invariablement en œuvre le partage normal/anormal, ou désirable/indésirable, d’autre part ces mêmes représentations ont la prégnance d’une croyance valorisée :

  • Le sexisme et l’homophobie sont, l’un et l’autre, déclencheurs de violence, légitimées par la loi dans nombre de pays (il serait illusoirement ethnocentriste de penser que cette forme de discrimination, parce qu’officiellement battue en brèche en Occident serait en régression sous d’autres latitudes) : dans les sociétés ‘’évoluées’’, les femmes sont massivement victimes du préjugé sexiste, dans les sociétés archaïques elles sont tenues en minorité et leur dignité souvent bafouée ; le langage commun fait bon marché du corps des femmes, dans nombre de situations de crise collectives (guerre civile ou pas), le viol est une arme, tandis que l’homosexualité demeure criminalisée, ou stigmatisée jusqu’à l’offense et au meurtre (ou la peine de mort) ; non moins souvent encore, le harcèlement socio-professionnel conjoint les deux formes de persécution ;
  • Le racisme, avec ses variantes historiques, tout comme l’antisémitisme, ont érigé la discrimination en principe d’action à l’encontre des groupes désignés pour leur infériorité ou leur dangerosité présumée ; du numérus clausus à l’assassinat, individuel ou de masse ;
  • Le militarisme fait partie intégrante de la sagesse des nations, même si depuis la défaite militaire du IIIè Reich, l’espace européen s’est pénétré de l’idéologie du pacifisme (au risque de s’aveugler sur le fait que l’histoire n’est pas finie, et que la guerre demeure, avec la surpopulation et la pauvreté, la principale calamité de l’humanité). Il est admis que le sacrifice des peuples est une façon ‘’naturelle’’ de régler les conflits, partout dans le monde, d’énormes budgets continuent d’être alloués à la ‘’défense’’, et les institutions belligènes emploient des milliers d’êtres humains, sans compter que l’esprit de la guerre, avec son cortège de pulsions homicides, n’a nul besoin de moyens techniques sophistiqués pour se donner libre cours et atteindre ses buts. A cela s’ajoute que depuis 1945, comme l’a observé G. Bouthoul (Bouthoul, 2006), la guerre s’est muée en phénomène total qui affecte les populations civiles dans de très larges proportions (le franchissement du seuil atomique en fut la preuve) ;
  • Le totalitarisme ne se limite pas ici au phénomène politique décrit par H. Arendt (Arendt, 2005), mais s’étend à toute forme de violence à caractère collectif résultant de la généralisation de la pulsion d’emprise et de la pulsion de mort à tout collectif tombé sous la dépendance d’une autorité tyrannique. Ce mécanisme inclut donc la violence d’Etat, ainsi que les visées terroristes, les menées sectaires ainsi que les violences intrafamiliales (qui sont souvent le fait précisément d’un ‘’tyran domestique’’) ;
  • Le néo-libéralisme compte au nombre des systèmes agresseurs, charriant son comptant de victimes (‘’victimes du système’’, selon l’expression consacrée), dans la mesure où le primat est accordé à la relation contractuelle entre contractants de force inégale. Au-delà de ce préalable, qui fixe le mode relationnel du travail, l’idéologie du marché ouvert, consiste –comme Marx l’avait observé- à concevoir la planète entière comme un champ de prospection mercantile illimité. L’idéologie du travail qui en est indissociable tend à faire passer pour naturel un état de chose historiquement déterminé, articulant toute finalité au point de vue de la course au profit, ainsi qu’à l’augmentation de la croissance et de son corrélat, la consommation. L’intégration à la loi du marché du concours de la technique et de la science, va de pair avec la constitution de l’économisme en norme de fonctionnement de la société : Il en résulte une violence extrême pour les sujets, non seulement en termes de coût existentiel, mais également en termes de chosification, et de soumission à un ordre contagieux où l’argent constitue la mesure exclusive de la valeur. Au bout de cette logique d’enrichissement de quelques minorités, se trouve l’édifice funeste de la misère, de la pathologie mentale, et de l’insécurité permanente ainsi que l’a montré Z. Bauman (Bauman, 2011) ;
  • Le spécisme, compris comme racisme systématique de l’humanité envers les espèces animales –selon la définition qu’en a donné P. Singer (Singer, 2012)- ne figure pas initialement au nombre des systèmes agresseurs répertoriés par G. Lopez. Il conviendrait pourtant de l’inclure, puisqu’il conditionne un grand nombre d’institutions destructrices qui mobilise une quantité énorme d’énergie, et de moyens humains : la recherche scientifique, l’expérimentation médicale, mais aussi militaire, l’industrie agro-alimentaire, l’industrie de la mode et du cosmétique, la recherche pharmacologique, etc. Chaque année des milliards et des millions d’animaux sont élevés, utilisés et abattus dans des conditions littéralement concentrationnaires, en sorte que le citoyen-consommateur, usager et bénéficiaire direct ou indirect des produits de ces massacre, en dépit de sa ‘’bonne conscience’’ et de son ‘’honnêteté’’ apparente n’a en vérité pas plus d’humanité qu’un génocidaire impuni à l’égard de ce que le sens commun qualifie improprement de ‘’bêtes’’. L’industrie du spécisme donne une représentation assez effarante des mécanismes d’indifférence cruelle sur lesquels se sont édifiées les sociétés humaines, et notamment les sociétés prétendument ‘’éclairées’’ : Un début de réflexion sur cet aspect de la conduite collective, politiquement et philosophiquement déterminée, en dit long sur le niveau moral de l’humanité, d’autant que ces violences de principe sont le plus généralement (même pour l’industrie militaire qui se justifie par les impératifs de la ‘’’défense’’) destinées à servir le bien commun (alimentation, santé publique), etc. C’est donc au second degré que les différentes formes du spécisme affectent, pour le pire, le devenir humain.
Idéologie sacrificielle Violences légitimées
Sexisme, homophobie Viols, agressions sexuelles, violences à l’encontre des femmes et des homosexuels, discriminations socioprofessionnelles, système prostitutionnel.
Néolibéralisme Guerre économique, licenciements, délocalisations, harcèlement au travail.
Racisme Discriminations, échec scolaire, exclusion, harcèlement.
Militarisme Guerre, apologie du sacrifice, viols de masse.
Totalitarisme (familial, social, sectaire, d’Etat) Loi du plus fort : violences d’Etat, terrorisme, violences familiales, emprise sectaire, etc.
Spécisme Utilisation létale ou exploitation des animaux (militaire/alimentaire/médicale/ludique, etc.)

 

5.2. La logique de la discrimination et de l’éviction

Dans le cas de systèmes agresseurs qui font corps avec la puissance publique –mais cela n’est hélas pas exclusif d’autres possibilités- la logique de marginalisation des victimes virtuelles coïncide avec ce que le sociologue G. Allport a appelé l’’’échelle du préjugé’’. Il s’agit d’un processus psycho-social dont il a dénombré cinq étapes : il s’agit par-là de décrire un mécanisme de discrimination et d’éviction, généralement appuyé sur une idéologie qui justifie l’entier du processus, ainsi que le déchaînement d’une violence ultime, qui équivaut pour les sujets visés, à la peine de mort. A bien des égards, cette analyse rejoint, en son essence, celle de G. Bouthoul, sur les institutions destructrices.

Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que cette gradation dans le degré de violence infligée repose sur des dispositions légales, elle peut très bien résulter d’une idéologie radicale, minoritaire mais active (dans le cas du racisme, ou de l’homophobie par exemple), bien que les totalitarismes du XXè siècle aient offert de nombreux exemples de campagnes systématiques (génocides, orchestrés par des campagnes de propagande) :

  • La première étape est celle de l’antilocution, elle désigne la mise au ban des individus ou des groupes, par le biais de manières de parler méprisantes, péjoratives, et vindicatives, liées à des accusations (complot, épidémie, amoralité, etc.) : l’antijudaïsme historique est à cet égard un phénomène syncrétique qui cumule le vaste spectre de ces possibilités de discours ;
  • La deuxième étape est celle de l’éviction symbolique, elle consiste généralement dans la criminalisation ou l’animalisation des individus ou des groupes désignés à la vindicte, comme si le fait de priver ces derniers de leur humanité rendait plus aisé le passage à l’acte meurtrier (de la Shoah au génocide rwandais, il n’a pas manqué de propagandes pour présenter les indésirables comme des virus ou des nuisibles : rats, cafards, etc.) ;
  • La troisième étape est celle de l’attaque des biens et des personnes, ce qui consiste à réduire la distance qui sépare agresseurs et agressés, en semant un climat d’insécurité : c’est le propre des menées pogromistes (incendie des lieux de culte, pour atteindre le narcissisme du groupe visé, de ses commerces, ou de ses lieux de rassemblement, jusqu’aux domiciles privés, etc.) ;
  • La quatrième étape est proprement celle du passage à l’acte assassin, qui revêt la valeur d’une sanction collective, amplement justifiée, et ‘’naturellement’’ amenée par les moments qui précèdent :
Etape n°1 Antilocution Péjoration/préjugé (cas de l’archive et de la rhétorique judéophobes)
Etape n°2 Eviction symbolique Criminalisation (sanctuarisation/incrimination)
Etape n°3 Discrimination Eviction légale (criminalisation)
Etape n°4 Attaque des biens et des personnes Sanction individuelle
Etape n°5 Extermination Liquidation physique du groupe visé (sanction collective)

 

Le propre de l’échelle du préjugé c’est, dans le cas où elle fait corps avec ce que nous avons appelé les politiques cruelles et la cruauté catégorielle, de se développer en se conférant de manière autoréférentielle les attributs de la légitimité : les institutions destructrices sont ainsi conçues qu’elles favorisent le discours de leur violence programmée.

6. Perspectives

Les quelques lignes d’analyse qui précèdent mettent en évidence le caractère constituant de la cruauté, qu’il s’agisse d’en considérer les mécanismes et les formes aux moments de crise de l’ordre social, ou, au contraire, d’en considérer la régularité en tant que facteur intégrant du développement de la société.

Nous avons ainsi mis au jour le rôle que tient les institutions destructrices dans le processus de banalisation des politiques de cruauté, y compris lorsqu’elles se définissent en regard de certaines catégories bien spécifiques de la population.

Nous avons tenté de lier la problématique anthropologique de la cruauté avec son versant psycho-social, pour autant que le processus destructeur s’articule en processus à partir des étapes de l’échelle du préjugé, incluant ainsi aussi bien le phénomène de la péjoration que toutes les étapes ultérieures de la mise au ban et de la mise à mort.

Dans le même temps, nous avons également insisté sur le fait que les politiques cruelles, avec leur cortège de cruautés catégorielles participent de l’équilibre même du lien civilisationnel, ce qui est à mettre au crédit de l’analyse freudienne sur le « malaise » inhérent à l’évolution psycho-historique des sociétés.

Néanmoins, le fait d’identifier aussi nettement l’existence d’un ou de plusieurs ‘’points de cruauté’’ serait selon nous de nature à affiner le principe même de la critique sociale : Les politiques cruelles, si elles se justifient, en dernière analyse, de l’étroit rapport qu’elles entretiennent avec des systèmes agresseurs, apparaissent comme des maux obligés, contre lesquels la réflexion et l’intervention critique n’ont pas fini d’agir. Cette perspective, loin d’induire une posture morale essentiellement pessimiste, doit à tout le moins déterminer un scepticisme corrosif, adossé à la question de savoir si la cruauté n’est pas en fin de compte l’expression la plus apparente de la constance des conflits, à commencer par la conflictualité psychique ? Comme on le conçoit aisément, une telle question incite à déplacer l’enjeu de la critique sociale sur le terrain de l’affrontement dialectique de la valeur (qui fait sens) et de la contre-valeur, généralement facteur de destructivité et de nihilisme

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Lopez, G., La victimologie, Paris, Dalloz, Col. « Connaissance du droit », 2014, pp. 95-97.

Orwell, G., 1984, Paris, Gallimard, Col. « Folio », 1972.

Rey, A., Le Petit Robert de la langue française, Paris, Société du nouveau Littré, 2010.

Singer, P., La libération animale, Paris, Payot, 2012.

[1] Les autres valeurs d’emplois sont les suivantes : « (2). (Vieilli). La cruauté d’une femme : Caractère d’une femme qui fait souffrir ceux qui l’aiment – indifférence, insensibilité ; (3). (Chose) Caractère de ce qui est inexorablement nuisible – dureté, hostilité, inclémence, rigueur, rudesse ; (4). Une, des cruautés : action cruelle – atrocité ; Contr. Bienveillance, bonté, clémence, charité, indifférence, pitié. » (Le Petit Robert de la langue française).

[2] C’est nous qui soulignons.

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