Gérard Lopez
secrétaire de la rédaction de Thyma
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Les femmes, de tout temps, ont dû se plier aux valeurs culturelles, notamment religieuses, qui les assignent à être dominées.
LES IDEOLOGIES SACRIFICIELLES
Le sacrifice et ses équivalents symboliques impliquent une destruction réelle (ou symbolique) de la victime, créature étymologiquement offerte en sacrifice aux dieux. On le confond souvent avec le dévouement, confusion qui fait la part belle aux sacrificateurs. Qui critiquerait sérieusement le dévouement, l’abnégation, l’altruisme ?
Depuis la nuit des temps, les faibles doivent accepter de se sacrifier pour les plus forts. Les interprétations sacrificielles des textes fondateurs, Torah, Évangiles et Coran, sont largement dominantes. Le sexisme est une idéologie sacrificielle qui maintient la domination masculine et ce depuis les origines de notre culture car nous rappelle Paul de Tarse : « ce n’est pas Adam qui fut séduit, mais c’est la femme qui, séduite, tomba dans la transgression » (1 Tm 2,14) en se référant à la Genèse (Gn 3,6 et s.)
Selon la Bible, l’alliance du peuple juif avec HVWH serait fondée sur le non-sacrifice d’Isaac. Cependant, Rachi, dix siècles avant le nôtre, et de nombreux exégètes actuels pensent qu’Abraham et les traducteurs de la Torah après lui, n’ont pu s’affranchir des idéologies sacrificielles en traduisant « holocauste » par « sacrifice » et non par « élévation » : « D’où vient qu’Abraham comprenne la demande divine comme une demande d’immolation ? [1] » s’interroge Marie Balmary. Dans le même esprit, substituant « Va vers toi » au classique « Va-t’en… » (Gn 12,1), elle estime que Dieu demande à l’homme de s’accomplir en tant qu’individu. Et finalement, ce n’est pas l’agneau, le fils, qui est immolé mais son père, un bouc. Ainsi Dieu demanderait à Abraham de changer le mode de fonctionnement paternel ancestral et de renoncer aux sacrifices humains.
JESUS CONTRE LE SACRIFICE ET POUR L’EGALITE ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES
Si l’on renonce à faire une analyse théologique des évangiles, et sans vouloir froisser les croyants, on peut postuler que les rédacteurs des évangiles canoniques n’ont pu, comme leurs prédécesseurs, se départir d’une vision sacrificielle de la Passion [2]. N’est-elle pas un banal assassinat, comparable, par exemple, à celui de Guy Môquet qui était censé servir de modèle aux Français… en période de crise ? Jésus s’opposait aux sacrifices des animaux encore pratiqués en son temps comme l’atteste l’épisode des marchands du Temple (Mc 11,17). Il dénonçait toutes formes de violence, préférant montrer l’autre face des choses (traduit par tendre l’autre joue, selon Marie Balmary) et condamnait le glaive… qui est précisément l’instrument du sacrifice. Car le sacrifice entraîne le sacrifice et enclenche le cycle des violences transgénérationnelles, si typiques des violences familiales. Il dénonçait la mécanique sacrificielle du bouc émissaire [3] : « Vous dites : Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour verser le sang des prophètes. Ainsi, vous en témoignez contre vous-mêmes, vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes ! » (Mt 23,30-31).
Les évangiles canoniques sont des textes extrêmement « féministes » si on ose cet anachronisme. Jésus prend régulièrement le parti des femmes, posant d’épineux problèmes aux rédacteurs des évangiles : des hommes ! Cela n’a pas échappé aux femmes. Pour Françoise d’Eaubonne par exemple, féministe libertaire, fondatrice du MLF, les évangiles sont : « de tous les livres sacrés que connaît le monde, le seul qui soit féministe. Non seulement par la personne de la Vierge, non seulement par les passages consacrés à la Samaritaine, à la femme adultère, à Marie Madeleine, mais aussi – par une comparaison bien significative, celle de la Tentation – avec les autres scénarios des divers prophètes ou saints personnages abordés par le démon ; l’affrontement de Jésus dans le désert avec l’Ennemi comporte des tentations de pouvoir, d’avidité des biens matériels, pas une seule fois celle de la chair de la femme, cette tentation-là que l’on trouve primordiale dans les autres évocations de cet ordre [4]. »
Jésus n’est pas aussi prude qu’on le soutient souvent. Son intimité avec Marie Madeleine est restée légendaire. Sur eux deux pèsent des soupçons de promiscuité charnelle. Il ne condamne pas l’amour charnel : « Ainsi donc l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule chair » (Mt 19,5). Jésus accepte qu’une pécheresse se place : « derrière, à ses pieds tout en pleurs, elle se met à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum » (Lc 7,38), heurtant la pudibonderie d’un pharisien. Cette scène d’une évidente sensualité, rappelle l’onction à Béthanie décrite par Jean en ces termes : « Alors Marie, prenant une livre d’un parfum de nard pur de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux » (Jn 12,3).
Jésus interdit le divorce (Mt 19, 3-9 ; Mc 10,2-9) : attitude particulièrement iconoclaste puisque Moïse l’avait permis ! Mais que valait le « divorce » pour la femme juive alors que l’égalité des droits n’était pas envisageable, même comme une improbable et lointaine utopie ? Au temps de Jésus, le divorce équivalait à une sorte de répudiation légale en application d’une loi faite par des hommes pour des hommes, comme le remarquait Voltaire qui se demandait à propos de la comtesse d’Arcira cruellement punie pour adultère : « si la chose est juste, et s’il n’est pas évident que ce sont les cocus qui ont fait les lois [5] ». Les disciples s’en plaignent amèrement : « Si telle est la condition de l’homme avec la femme, il n’est pas très expédient de se marier ! » (Mt 10,1-12).
Sur le plan de « l’enseignement », Jésus soutient inconditionnellement Marie qui refuse de retourner aux fourneaux, comme Marthe sa sœur l’y invite. Marie veut s’instruire : elle « a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée » (Lc 10,38-42) affirme Jésus.
Dans les évangiles, les femmes ont toujours le meilleur rôle. Elles suivent Jésus jusqu’au pied de la croix et ne le renient pas, comme l’a fait Cephas (Pierre), le premier des disciples. Il en révèle davantage sur lui-même à une Samaritaine de mauvaise vie qu’aux disciples (Jn 4,1-30). Il brise le processus d’emballement mimétique qui doit inexorablement aboutir à la lapidation de la femme prise en flagrant délit adultère par la foule unanime (Jn 8,1-11), comme le démontre René Girard [6].
Dans l’Évangile de Pierre, Marie de Magdalena est un disciple de Jésus. Elle est la préférée des disciples dans la littérature gnostique, sa compagne dans l’Évangile de Philippe. Elle s’oppose à Pierre dans celle de Thomas. Elle fait partie de l’escorte des femmes qui suivent Jésus dans tous ses déplacements, comme le font les groupies des stars du show business actuel. Jésus l’a exorcisée de sept démons (Lc 8,1-2). Elle fait clairement partie des femmes qui, les premières, constatent la vacuité du tombeau de Jésus dans les évangiles synoptiques (Mt 28,1-8 ; Mc 16,1-7 ; Lc 24,1-7).
LA RIPOSTE DES EVANGELISTES, DE SAUL DE TARSE ET DES PERES DE L’EGLISE
Probablement dépités, les rédacteurs de l’Evangile attribué à Jean (Jn 20,1-18) déploient des trésors d’ingéniosité pour ne pas faire de Marie-Madeleine la Mère de l’Église que lui vaudrait incontestablement cet exploit ! Ainsi : « l’évangéliste – contre le récit de Marc et la tradition synoptique, contre la logique de son propre texte – se résout-il à faire revenir d’urgence Pierre et l’autre disciple, deux témoins de moralité habilités à constater que le tombeau est vide et à proclamer la résurrection du Christ – avant même toute apparition, avant Marie Madeleine [7] ». Paul de Tarse, quant à lui, prétend que le Ressuscité : « est apparu à Cephas, puis au douze. Ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart d’entre eux vivent encore et quelques-uns sont morts – ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et en tout dernier lieu, il m’est apparu à moi aussi, comme à l’avorton » (1 Co 15,4). Paul oublie sciemment les femmes et Marie de Magdalena, lesquelles posent un problème particulièrement épineux pour fonder une religion patriarcale. Et tant pis pour la meilleure part qui ne devait pas leur être ôtée. Pour Paul, il leur restera le loisir d’être : « sauvée en devenant mère, à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté » (1 Tm 2,15). Il contredit Jésus en leur ordonnant : « le silence en toute soumission » et ne permet pas « à la femme d’enseigner ni de faire la loi aux hommes » (1 Tm 2,12). Il revient aux valeurs traditionnelles. Citons Ben Sira, le sage : « Mieux vaut la méchanceté d’un homme que la bonté d’une femme ; une femme couvre de honte et expose à l’insulte » (Si 42-14), ou le Saint Coran : « Les hommes ont autorité sur les femmes à cause des qualités par lesquelles Dieu les a élevés au-dessus d’elles et en raison des dépenses qu’ils font pour assurer leur entretien. Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises. En l’absence de leur mari elles conservent soigneusement ce que Dieu a ordonné de garder intact. Réprimandez celles dont vous craignez la désobéissance, reléguez-les dans des lits à part, battez-les. Mais ne leur cherchez plus querelle si elles vous obéissent. Dieu est élevé et grand. » (Cor 4,34).
Encouragée par le message évangélique, l’embellie aura été de courte durée. La libération de la femme ne résistera pas à la reprise en main de Saul de Tarse et des Pères de l’Église après lui. Marthe retournera à ses fourneaux. Il faudra attendre les années 1970 pour que les femmes critiquent le patriarcat qui faisait d’elles les faire-valoir de la domination masculine, ce que les religieux ne semblent pas admettre.
CONCLUSION
« Nous ne devons plus attendre des lois civiles qu’elles défendent notre vision de l’Homme [8] » se lamentait Monseigneur André Vingt-Trois à propos de la loi Taubira. Mais que peuvent bien espérer les femmes des autorités religieuses, même si elles vivent dans un état démocratique, rarement laïc ? L’exemple de l’Irlande, de la Pologne, de l’Espagne qui contestent ou remettent en cause le droit à l’avortement, est à ce titre particulièrement éloquent. En France, elles devraient résolument réclamer la stricte application de la loi de 1905, constamment critiquée ou mise à mal, laquelle garantit la liberté de conscience et cantonne les idéologies religieuses dans le domaine privé.
REFERENCES
- Balmary M, Le sacrifice interdit, Grasset, 1986.
- Lopez G, Le non du fils, Desclée de Brouwer, 2002.
- Girard R, Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001.
- d’Eaubonne F, « Lettre ouverte à Jean-Paul II » in Le sexocide des sorcières, L’Esprit Frappeur, 1999.
- Versaille A, Dictionnaire de la pensée de Voltaire par lui-même, Éditions Complexes, 1999
- Girard R, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982.
- Mordillat G et Prieur J, Jésus contre Jésus, Éditions du Seuil, 1999.
- Mgr André Vingt-Trois, Discours à l’ouverture de l’Assemblée plénièredes évêques de France, Paris, 16 avril 2013.