LES MERES DE BEBES SECOUES PAR LEUR COMPAGNON : ENTRE PASSIVITE ET RESIGNATION

Sophie Ksentine

  • Avocate au barreau de Melun
  • Mémoire pour le diplôme universitaire de victimologie de l’Université de Paris

 

Introduction

C’est dans le cadre de mon activité professionnelle que j’ai été amenée à connaître l’existence du syndrome du bébé secoué (SBS). Avocate habituelle de la Fédération d’Associations La Voix de l’Enfant, j’ai été contactée par le Parquet de Melun à raison de l’absence de constitution de partie civile devant la Cour d’Assises, alors qu’il s’agissait d’un enfant mort à la suite du traumatisme crânien non accidentel qui lui avait été infligé par son père, la mère étant elle-même poursuivie du chef de non-dénonciation de mauvais traitement sur mineur de 15 ans. En effet, à défaut d’une telle constitution, le bébé ne pouvait se voir reconnaître le statut de victime ; comme si la mort de cette petite fille était somme toute naturelle, voire comme si cette enfant n’avait jamais existé.

Si un certain nombre de travaux sur le syndrome du bébé secoué et la personnalité des pères ont été publiés, il semble que les mères soient passées inaperçues. Pourquoi, lorsqu’elles sont poursuivies, n’ont-elles pas protégé leur enfant et alerté la Justice ? Pourquoi, lorsqu’elles ne sont pas poursuivies, ne considèrent-elles pas leur enfant comme victime et ne se constituent-elles pas partie civile ? Pourquoi ne se considèrent-elles pas elle-même comme victime, alors qu’elles perdent leur enfant du fait de la violence du père ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans la passivité apparente de ces dernières. Peut-on dégager des traits de personnalité communs ?

Pour proposer un début de réponse à cette problématique, je rappellerai d’abord ce qui caractérise le syndrome du bébé secoué, et en quoi il s’en déduit que les violences exercées sur lui ne peuvent qu’être volontaires. Je rappellerai les quelques chiffres dont nous disposons sur la fréquence des cas de SBS, et envisagerai les qualifications pénales ainsi que les peines encourues par l’auteur et par la mère. A partir des dossiers que j’ai suivis, je présenterai trois mères ayant eu à vivre la mort de leur enfant du fait d’un secouement volontaire infligé par le père, et le sort qui leur a été réservé dans le cadre de la procédure pénale. Je proposerai ensuite une réflexion à partir des expertises réalisées dans ces affaires et des lectures faites à l’occasion de ce mémoire.

I – Le SBS – les chiffres – Les qualifications pénales et les peines encourues

  1. Définition du SBS

Le syndrome du bébé secoué est le terme utilisé pour décrire une lésion au cerveau résultant d’un traumatisme crânien intentionnel dû à un ou des secouements; il/s se caractérise/nt par de brusques mouvements d’accélération et de décélération de la tête du bébé qui génèrent chez ce dernier des lésions intracrâniennes. Ces blessures ne peuvent pas être attribuées à une chute, ni être provoquées par un simple jeu. Elles sont la conséquence d’un comportement volontaire.

La synthèse de la recommandation de bonne pratique sur le syndrome du bébé secoué publiée par la Haute Autorité de Santé le 29 septembre 2017 précise :

Chez un nourrisson en cas d’histoire clinique absente, fluctuante ou incompatible avec les lésions ou l’âge de l’enfant et après avoir éliminé les diagnostics différentiels.
Le diagnostic de secouement est certain en cas :
  • D’hématomes sous duraux pluri focaux avec rupture des veines ponts
  • Ou d’hématomes sous duraux pluri focaux avec hémorragies rétiniennes quelles qu’elles soient [1]
  1. Les chiffres

Dans son article paru en juillet 2020, Héloïse Junier [2] indique qu’entre 120 et 240 nourrissons seraient concernés par le SBS chaque année en France. Toutefois, ces chiffres sont probablement sous-évalués car le diagnostic du bébé secoué est difficile à poser ; de surcroît, lorsqu’un jeune enfant décède de manière inattendue, il n’y a pas automatiquement autopsie.

Déjà en 2013, Sandrine Turkieltaub [3] rappelait que les données sur le SBS sont lacunaires ; 10 à 40% des bébés victimes de secouement mourraient des suites de leurs blessures, et la majorité des survivants souffriraient de séquelles à vie.

  1. Les qualifications pénales

Il n’existe pas de qualification pénale spécifique pour le secouement, mais celui-ci constitue dans tous les cas une infraction pénale. Il convient de dissocier la volonté de l’acte de secouement de la volonté des conséquences de l’acte : le secouement est toujours un acte volontaire.

Sont utilisées les qualifications pénales relatives crimes et violences volontaires avec circonstances aggravantes liées à l’âge de la victime, mineur de moins de quinze ans et au statut d’ascendant de l’auteur de l’acte ; les peines encourues vont de 5 ans d’emprisonnement à 30 ans de réclusion criminelle.

Les mères, peuvent être poursuivies pour n’avoir pas empêché un crime ou un délit contre l’enfant ou pour non-assistance à personne en danger, ou pour, étant un ascendant ou une personne ayant autorité, avoir privé celui-ci de soins au point de compromettre sa santé ; les peines encourues vont de 5 ans à 7 ans d’emprisonnement et de 75.000 à 100.000 euros d’amende.

II – Etude de cas

  1. Mademoiselle NEA mère de SV

Le 19 mars 2014 SV âgée de trois mois, décédait à la suite d’un traumatisme crânien qui s’intégrait dans un contexte de violences récurrentes.

Le père reconnaissait avoir usé de violences à l’égard de sa fille, mais imputait le décès à une chute accidentelle du bébé dans le bac à douche, version incompatible avec les constatations médicales sur le corps de l’enfant. La position de la mère évoluait au fil de l’instruction : elle indiquait tout d’abord, que c’était la première fois que l’enfant tombait et que les traces sur son corps étaient dues à la réanimation ; dans un deuxième temps, elle admettait, que le père violentait SV, qui en gardait la trace de sorte qu’elle ne s’était pas rendue au rendez-vous de la PMI, en raison des marques sur le corps du bébé ; dans un troisième temps, elle se disait elle-même, victime de violences et avoir tenté de s’interposer sans succès, recevant des coups de poing et de pied de son compagnon. Elle maintenait cette position à l’audience tandis que le père reconnaissait le secouement mortel mais contestait toute violence sur la personne de la mère.

Rien dans le dossier ne venait confirmer l’existence de violence sur la personne de NEA. L’enquête de personnalité établissait que la jeune femme était issue d’une famille de confession musulmane, dans laquelle elle n’avait pas souffert de carences éducatives ni n’avait été soumise à des contraintes religieuses. « Chouchou » de son père dont c’est la dernière fille, elle décrit une mère « froide ». Elle avait obtenu son BAC

L’expert psychologue retrouve chez NEA une personnalité passive et dépendante, peu expansive, anxieuse et isolée par crainte des réactions des autres, et phobies sociales ; dans le corps de son rapport, elle relevait :

Certes elle est affectée, anxieuse des suites mais l’expression émotionnelle est faible. Elle ne parle pas de son enfant, seulement sur sollicitation de notre part, ne pleure pas sur le sort de sa fille, tout au plus peut-elle dire, dans un mouvement très égocentré « ça me faisait mal de l’entendre pleurer ». Il n’y a pas véritablement de froideur affective ou de bizarrerie mais une sorte d’abrasement affectif, de verrouillage émotionnel.

 

Abordant les faits avec NEA, elle constate, s’agissant des violences antérieures de Monsieur V :

Elle dit lui avoir fait des reproches mais qui paraissent au final bien discrets et surtout peu conséquents, puisque ces faits, elle en convient, se seraient répétés […] Quant à ses propres réactions face aux pleurs et signaux antérieurs de souffrance de son enfant, elle paraît très détachée, convient finalement en pleurs que « oui je ne supportais pas » et que dans ces occasions elle pouvait se montrer totalement inerte « parce que je ne voulais pas voir » ajoutant pour sa seule défense « oui j’étais faible ». Elle reconnait pourtant avoir pu observer des traces sur le corps et le visage de son enfant tandis qu’elle l’allaitait mais qu’à nouveau elle a préféré rester passive […] Enfin il est à noter que, si elle pleure sur insistance de nos questions, tout en se ressaisissant rapidement, elle n’émet aucun commentaire, ne signifie aucune marque d’affection vis-à-vis de son enfant défunt. En revanche elle clôt l’entretien sur le constat que malgré les agissements de son ami ayant conduit au décès de l’enfant, elle dit rester « amoureuse […] toujours avec lui.

 

L’expert psychiatre qui n’a relevé aucune anomalie mentale chez NEA, indique :

On apprend à l’écoute de son discours que le tournant majeur de sa vie fut le jour où elle décidait de quitter ses parents pour aller vivre avec Monsieur V. Jusque-là elle menait une vie apparemment ordinaire. Mais lors de la découverte de sa relation avec Monsieur V., on comprend que le climat familial de l’époque lui laissait un choix finalement assez contraint : soit accepter la mainmise définitive de ses parents sur sa vie sentimentale ce qu’elle désapprouvait, se sentant de plus en plus différente culturellement de sa famille, soit elle partait plus ou moins à l’aventure en tournant définitivement le dos à sa famille. C’est donc cette deuxième option qu’elle choisit […] Une fois partie de chez elle avec Monsieur V elle n’a plus vraiment le choix et n’a plus la possibilité de se tourner vers sa famille. Elle se retrouve donc seule avec Monsieur V et veut croire, coûte que coûte à son rêve. On peut entendre que l’émergence des violences complétement inattendues, l’a laissé complètement perdue, étant de plus seule, et l’a amené à continuer à s’accrocher à son rêve en espérant que les choses aillent mieux.

 

A l’issue des débats devant la Cour d’Assises de Seine-et-Marne, Mademoiselle NEA a été reconnue coupable d’avoir omis sciemment de dénoncer les mauvais traitements dont SV, mineure de 15 ans, était victime et a été condamnée à une peine de 2 années d’emprisonnement.

Une seconde situation peut éclairer notre propos.

  1. Mademoiselle LH mère de AHD

Le 21 avril 2015, la petite AHD née le 5 avril 2015, décédait des suites d’un hématome sous-dural bilatéral, son corps étant par ailleurs porteur de nombreuses factures, de sorte que le décès de l’enfant était manifestement survenu dans un contexte de maltraitances.

Le père reconnaissait être l’auteur de violences habituelles sur AHD qu’il secouait régulièrement, et pour la dernière fois la veille de l’intervention du SAMU sans pour autant reconnaître leur aspect volontaire. Il reconnaissait le caractère volontaire du secouement mortel à l’audience. Mademoiselle LH avait constaté la violence du père sur l’enfant, AHD en portait les traces sur son corps. Monsieur D était particulièrement agacé par les pleurs du bébé et c’est lui qui s’occupait d’elle dans sa chambre lorsqu’elle pleurait. Mademoiselle LH préférait alors s’installer dans le canapé et monter le son de la télévision au maximum pour ne pas entendre les cris de son enfant. Elle-même était victime de violence de la part de Monsieur D. Elle attribuait le décès de sa fille à son père qui s’en était occupé toute l’après-midi qui avait précédé son hospitalisation. L’un comme l’autre avait annulé le rendez-vous avec la puéricultrice et refusé de lui ouvrir ; ils n’avaient pas non plus amené AHD chez le médecin.

L’expert psychologue décrit LH comme une jeune femme assez solitaire et plutôt introvertie et de poursuivre :

Elle se construit relativement seule et s’habitue à garder pour elle ce qu’elle ressent […] elle reconnait que le comportement de son conjoint ainsi que les différents évènements survenus au sein du foyer auraient dû la faire réagir […] toutefois il apparaît que compte tenu des antécédents de violences conjugales dont elle a été victime elle ait vécu sous l’emprise de son conjoint dont elle avait peur des réactions […] cette emprise, l’isolement, le manque de supports sociaux et l’idéal d’une vie de famille où contrairement à elle sa petite fille grandirait dans un foyer entourée de ses deux parents ont conduit la jeune femme à manquer de réactivité et à se soumettre aux injonctions de son conjoint quitte à dénier les risques encourus par son bébé.

 

L’expert psychiatre qui n’a relevé aucune anomalie mentale chez LH, indique :

Les faits sont relatés sans beaucoup de précisions et avec un certain détachement émotionnel. La jeune femme ne s’anime que pour incriminer son conjoint […] la jeune femme n’apporte aucun véritable éclaircissement concernant les fractures et lésions présentées par l’enfant […] « je n’avais rien remarqué… peut-être qu’elle s’était griffée… » déclare-t-elle d’un ton neutre voire indifférent […] Elle apparait comme une personnalité carencée, de profil en principe plutôt passif dépendant avec un fond mental assez pauvre et peu affectif. Il faut la solliciter pour qu’elle parvienne à se dire « triste et perturbée » mais n’exprime pas beaucoup d’émotions.

 

L’enquête de personnalité établissait que Mademoiselle LH était née dans une famille carencée où se mêlait violence, instabilité et dépendance alcoolique. Elle avait été placée à l’ASE dès l’âge de quatre mois ; son parcours familial avait été marqué par le décès de sa mère alors qu’elle n’avait que trois ans et le rejet de son père au moment de l’adolescence. Le profil de Mademoiselle LH diffère de celui de Mademoiselle NEA ; l’on trouve ici carences et maltraitances anciennes qui font le lit de la situation d’emprise vécue avec Monsieur D.

A l’issue des débats devant la Cour d’Assises du Pas-de-Calais, Mademoiselle LH a été reconnue coupable de s’être volontairement abstenue d’empêcher un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle d’AHD, et coupable, d’avoir privé celle-ci d’aliment ou de soins au point de compromettre sa santé. Elle a été condamnée à une peine de cinq ans d’emprisonnement dont deux ans avec sursis

Une troisième situation vient alimenter notre questionnement.

  1. Mademoiselle EL mère de N

Le 7 avril 2015, N. âgé de dix mois, décédait des suites d’un hématome sous-dural.

Le père évoquait d’abord le fait que N. était tombé du lit, puis disait qu’alors qu’il jouait avec lui sous la douche, le bébé serait tombé à plat ventre dans le bac en grès. Il l’aurait secoué pour vérifier ses réactions ; il maintenait la thèse d’un décès accidentel dû à la chute et aux manœuvres de réanimation inadaptées jusqu’à l’audience. Mademoiselle EL était absente au moment des faits ; l’enfant était en bonne santé et indemne de toute lésion physique lorsqu’elle l’avait confié à son père en partant, le matin ; c’était la première fois que Monsieur G. gardait son fils seul.

Placée en garde à vue, elle est examinée par le Docteur Dwidar, psychiatre qui ne constate aucun élément en faveur d’une notion de fabulation ; il relève :

Une personnalité de structure fragile et dépendante avec un grand besoin d’être rassurée, aimée et protégée. On note une carence affective et narcissique importante avec peu de confiance en elle.

 

Au décours de cette expertise l’on apprend que Mademoiselle EL a été élevée par sa mère et n’a jamais connu son père. Elle décrit sa mère comme peu affectueuse et dit avoir souffert de l’absence de son père. Mademoiselle EL a réussi un BEP de comptabilité et a toujours travaillé ; Elle est mère d’une fille de 5 ans (en garde alternée)

Mademoiselle EL n’a pas été poursuivie ; lors des débats devant la Cour d’Assises de Seine-et-Marne, elle a été entendue en qualité de témoin et il est apparu qu’elle avait repris la vie commune avec le père de N., avec qui elle avait eu un deuxième enfant.

Cet échantillon de cas recoupe celui retrouvé dans le cadre de l’étude de Natacha Vellu, Jon Cook et Anne Tursz [4] dans leur article « Qui sont les parents auteurs de secouement à enfants ». (annexe 1)

III – Discussion

 La dépendance est le trait commun de ces trois jeunes femmes qui souffrent par ailleurs de la « froideur » (NEA et EL) ou de l’absence maternelle (LH).

Sont évoqués aussi leur fragilité, leur isolement, et leur lien à leur compagnon. Ainsi, NEA conclut-elle son entretien avec la psychologue sur le fait qu’elle est toujours amoureuse ; tandis que LH évoque une relation d’emprise. Quant à EL, elle poursuit sa relation amoureuse avec son compagnon dont elle a un autre enfant. On ne peut analyser leurs réactions, en faisant abstraction du fait qu’elles se trouvent en relation d’abord avec un homme, sous la dépendance duquel elles se placent, puis/et, avec leur enfant.

C’est cette situation triangulaire particulière qui fait détonateur. Ainsi que René Girard l’analyse dans son livre le Bouc Emissaire [5], et qu’il formulait ainsi dans l’interview qu’il donne à Philosophie Magazine [6] paru en novembre 2011 :

C’est à partir de trois personnages que l’on peut parler correctement des rapports humains jamais à partir d’un sujet seul. C’est la rivalité mimétique qui est première pour moi non l’individu.

L’imitation est première chez le petit bébé. Boris Cyrulnik souligne à cet égard dans Philosophie Magazine Hors-Série [7] de Novembre 2011 :

Avant d’entrer dans le monde de la parole et a fortiori du récit les enfants se construisent grâce à l’imitation. L’enfant imite dès 2 à 3 mois notamment les mimiques faciales. Et pendant une longue période il lui est même impossible de ne pas imiter : sa maturation neurobiologique ne lui permet pas encore de distinguer entre lui et les autres, et le contraint à reformuler ce qu’il perçoit comme étant soi. Il n’y a pas encore de personnalisation l’enfant sent exactement ce que sent l’autre.

 

La relation du bébé avec ses parents est d’emblée fusionnelle ; fragile et vulnérable, l’enfant est totalement dépendant d’eux. Dans les situations que nous étudions, la mère, en miroir, apparait aussi fragile et dépendante, ce qui va être déterminant dans ses réactions

Ainsi que le rappelle l’Hôpital de Montréal pour enfants [8], les bébés ne savent pas communiquer autrement qu’en pleurant. La plupart des parents chercheront un moyen d’apaiser les pleurs ou demanderont de l’aide extérieure (famille, Urgences…) Mais ces pleurs peuvent entraîner chez le parent toute une gamme d’émotion allant de l’irritation à l’impatience, en passant par la frustration et la colère ou encore l’inquiétude et l’impuissance.

L’on peut formuler l’hypothèse que, au-delà de la détresse initiale qui a provoqué les pleurs (faim, douleur etc.), plus la colère monte chez le parent, plus l’enfant pleure dans un phénomène de redoublement mimétique. Le bébé est alors vécu par l’adulte comme un ennemi, un persécuteur. La violence agie est vite là comme seul moyen de faire taire l’enfant si le parent ne possède pas les mécanismes suffisants pour dévier cette violence. Parfois, il suffit que l’enfant dérange en pleurant au mauvais moment.

Le comportement du bébé n’est pas la cause de son secouement. C’est l’interaction entre son comportement et sa perception par l’autre. En l’espèce l’adulte fragile, qui n’a pas confiance en lui, et ne peut supporter ce qu’il vit comme une remise en question de sa personne, alors que le bébé aurait dû être l’occasion de montrer à tous sa réussite. L’enfant au service du moi parental pour le gratifier, le rassurer, le narcissiser.

Dès lors que, bien malgré lui, l’enfant n’y pourvoit pas il devient le bouc émissaire sacrifié sur l’autel du couple qu’il convient de sauver ; car le couple est investi de cette fonction première de comblement des failles et des manques de chacun, d’étaiement respectif. C’est en ce sens que l’on peut entendre que ni NEA, ni LH n’ont emmené leur enfant à l’hôpital, préférant s’accrocher à leur rêve d’amour ou de famille idéale. C’est aussi en ce sens que l’on peut comprendre le choix d’EL de poursuivre sa relation avec le père meurtrier de son bébé et d’avoir un autre enfant de lui.

Et Boris Cyrulnik d’expliquer dans l’article précité :

C’est un phénomène que l’on rencontre souvent en thérapie familiale : un membre souvent un enfant est chargé de tous les maux. La famille se réorganise alors autour de ce membre sacrifié (c’est à cause de toi si X a raté son bac) et elle fonctionne mieux : elle a trouvé un responsable à son malaise. Evidemment si la famille va mieux l’enfant lui souffre […] C’est le mécanisme psychologique du sacrifice : en sacrifiant un membre du groupe de préférence l’étranger ou celui qui est différent on évacue le malaise bien que le vrai problème ne soit pas résolu.

 

C’est le bouc émissaire « bon et secourable » puisqu’il ressoude le couple et purge la violence. Le système fonctionne parce qu’on ne le comprend pas. « Avoir un bouc émissaire c’est ne pas savoir qu’on l’a, apprendre qu’on en a un, c’est le perdre » [9] cf. René Girard dans Philosophie Magazine.

Que se passe-t-il après la naissance de l’enfant, qui ne permet pas à ces mères de l’investir, au point de choisir leur couple à son détriment ?

Le terme de maternité est polysémique et insuffisant pour rendre compte du bouleversement que représente l’arrivée d’un bébé. Paul-Claude Racamier, dans « A propos des psychoses sur la maternalité », propose d’utiliser le terme de maternalité qu’il définit comme « l’ensemble des processus psychoaffectifs qui se développent et s’intègrent chez la femme à l’occasion de la maternité » (1978, p 43) [10]. Certaines femmes s’y engagent, mal préparées par leur passé et peu aidées par l’entourage.

Pour synthétiser les propos de Claude Revault d’Allonnes [11] (annexe 2), l’amour maternel ne va pas de soi et se construit dans l’ambivalence à partir de ses propres ressources. En l’occurrence, l’amour maternel a manqué aux dires des trois mères objets de notre étude de sorte qu’elles n’ont pas de modèle de référence. La ressource fait défaut. De surcroit, les jeunes mères sont aux prises avec des sentiments contradictoires : joie mais aussi dépression, difficultés face au changement vécus dans leur corps, changement libidinal, difficultés à continuer de s’aimer tout en aimant d’abord et avant tout l’enfant qui exige tant d’elles, difficulté à s’approprier ce nouveau statut de mère.

Parce que l’enfant exige sans délai l’amour de cette femme, que désire aussi le père, la rivalité mimétique est incontournable. Elle devient indépassable lorsque la mère a elle-même besoin d’être rassurée, aimée, protégée, raison pour laquelle elle s’est placée sous la dépendance de son compagnon, ce que le nourrisson ne peut lui donner. Alors le choix se fait tout seul. Entre le père, le couple censé palier son narcissisme défaillant, et l’enfant qui se nourrit d’elle et la dépossède en quelque sorte pour son propre développement, elle choisit ce qui, au moins provisoirement, la prive le moins, le père, le couple. C’est en ce sens que l’on peut analyser l’attitude de NEA et de LH qui restent indifférentes à la souffrance de leur enfant alors qu’elles voient les traces de coups sur leurs corps, alors même que NE. allaite sa fille, situation comblante pour l’une comme pour l’autre. Il n’y a pas de volonté de nuire à l’enfant, mais un glissement, une impasse, une aporie (du grec ancien aporia, absence de passage, contradiction insoluble).

Les situations d’emprise ne sont pas seules en cause. Ce serait faire des mères les premières victimes ainsi que le considérait NEA lors de son procès. Or comme l’ont relevé à juste titre les jurés dans la motivation de l’arrêt rendu à l’égard de LH « …Sil est établi que LH subissait elle-même la violence de son concubin et même en admettant qu’elle ne pouvait physiquement s’opposer à lui, elle pouvait alerter, partir et le choix qu’elle fait de taire et dissimuler les faits graves subis par son bébé en toute connaissance de cause caractérise le délit… » (de non-empêchement de crime)

Les experts évoquent un « verrouillage émotionnel » « une sorte d’abrasement affectif » chez NEA ou encore « un détachement émotionnel » « un fond peu affectif » chez LH ; Je citerai ici Elisabeth Badinter [12] (Page 14 et 17) :

S’il est indiscutable qu’un enfant ne peut survivre et s’épanouir sans une attention et des soins maternels, il n’est pas sûr que toutes les mères humaines soient prédéterminées à lui donner l’amour dont il a besoin. Il ne semble exister aucune harmonie préétablie ni interaction nécessaire entre les demandes de l’enfant et les réponses de la mère. Dans ce domaine chaque femme est un cas particulier. Les unes savent entendre, d’autres moins d’autres pas du tout » « L’amour maternel est contingent […] il s’acquiert au fil de jours passés avec l’enfant et à l’occasion des soins qu’on lui dispense […] si les occasions de l’attachement viennent à manquer le sentiment ne peut tout simplement pas naitre.

 

On notera que NEA et LH ont été écartées de leur bébé par leur compagnons violents au moment des pleurs ; EL était absente lors de l’unique épisode de secouement reproché à son compagnon… Parce que l’ensemble du processus n’est pas conscientisé, ces mères restent les témoins impuissantes du drame ; a fortiori ne peuvent-elles se considérer comme victimes, c’est la fatalité et c’est ainsi qu’elles s’arrangent avec la mort de leur enfant et NEA de dire « …c’était le destin personne n’est immortel, c’était son heure… »

Conclusion

 Prévenir cette terrible maltraitance, est une question de santé publique qui intéresse au premier chef la victimologie.

Une première réponse s’impose : informer tous les parents, dès la maternité, sans discrimination d’âge et de milieu social, sur les besoins primaires du nourrisson et les moyens d’y répondre. Les programmes de prévention existent (en 1992 aux USA la campagne « Don’t shake a baby » qui informait les parents sur la signification des pleurs d’un nourrisson et sur la manière de les accompagner, en France le Chat de Philippe Geluck a été utilisé en 2006 aux mêmes fins, cfr encore, un court-métrage « Je pleure donc je suis » réalisé par le Département de Vendée ou encore le thermomètre de la colère développé par Sylvie Fortin, infirmière au CHU de Montréal afin de faire prendre conscience au parent de la colère qui monte face au pleurs de son bébé)

L’information devrait indiquer la possibilité d’un relai, d’une écoute. Il faudrait aussi offrir des espaces de parole, déculpabiliser le fait de se sentir dépassé et favoriser la demande d’aide. Cela pose la question de la PMI vécue comme un agent de contrôle social et non comme une ressource par ces couples.

Parfois il vaut mieux laisser pleurer son bébé. « Prenez une pause », conseille l’Hôpital de Montréal, « n’ayez pas peur ou honte de demander de l’aide ».

Il ne faut surtout pas diaboliser les mères, soumise à l’impératif d’être « des bonnes mères » et s’interroger sur comment repérer et aider les plus fragiles ?

Bibliographie

Badinter, Élisabeth. L’amour en plus: histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècle). Paris: Le livre de poche, 2010.

Centre de guidance infantile, Maurice Fontaine, Liliane Fredenucci, Jean Gillibert, et Michel Soulé, éd. Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, 1997.

Cerf, Juliette. « Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a ; apprendre qu’on en a un, c’est le perdre ». Philosophie Magazine Hors Série. novembre 2011.

Girard, René. Le Bouc émissaire. 12. éd. Le livre de poche Biblio Essais 4029. Paris: Grasset, 2009.

Haute Autorité de Santé. « Syndrome du bébé secoué ou traumatisme crânien non accidentel par secouement : actualisation des recommandations de la commission d’audition de 2011 », juillet 2017. https://www.has-sante.fr/jcms/c_2794425/fr/syndrome-du-bebe-secoue-ou-traumatisme-cranien-non-accidentel-par-secouement#ancreDocAss.

Hôpital de Montréal pour enfants. « Ce que tout parent doit savoir sur le syndrome du bébé secoué ». Text. Hopital de Montreal pour enfants, 9 mars 2012. https://www.hopitalpourenfants.com/info-sante/traumatologie/ce-que-tout-parent-doit-savoir-sur-le-syndrome-du-bebe-secoue.

Junier, Héloïse. « Syndrome du bébé secoué : une maltraitance invisible ». Le Cercle Psy. juin 2020.

Lorrain, Ludmilla, et Sven Ortoli. « Un socle scientifique à la théorie du mimétisme ». Philosophie Magazine Hors Série. novembre 2011.

Revault d’Allonnes, Claude. Etre, faire, avoir un enfant. Paris: Payot, 1994.

Turkieltaub, Sandrine. « Le syndrome du bébé secoué : comprendre, prévenir et protéger ». Journal du droit des jeunes 314, no 4 (2012): 31. https://doi.org/10.3917/jdj.314.0031.

Vellut, Natacha, Jon Cook, et Anne Tursz. « Qui sont les parents auteurs de secouements à enfants ? » Recherches familiales 14, no 1 (2017): 135. https://doi.org/10.3917/rf.014.0135.

Les dossiers dont j’ai eu à connaître (deux jugés définitivement par la Cour d’Assises de Melun un jugé définitivement par la Cour d’Assises de Saint-Omer) les expertises réalisées par les psychologues et/ou psychiatres sur les mères (deux condamnées et une qui n’a pas fait l’objet de poursuites)

Notes

  1. Haute Autorité de Santé, « Syndrome du bébé secoué ou traumatisme crânien non accidentel par secouement : actualisation des recommandations de la commission d’audition de 2011 », juillet 2017, https://www.has-sante.fr/jcms/c_2794425/fr/syndrome-du-bebe-secoue-ou-traumatisme-cranien-non-accidentel-par-secouement#ancreDocAss.
  2. Héloïse Junier, « Syndrome du bébé secoué : une maltraitance invisible », Le Cercle Psy, juin 2020.
  3. Sandrine Turkieltaub, « Le syndrome du bébé secoué : comprendre, prévenir et protéger », Journal du droit des jeunes 314, no 4 (2012): 31, https://doi.org/10.3917/jdj.314.0031.
  4. Natacha Vellut, Jon Cook, et Anne Tursz, « Qui sont les parents auteurs de secouements à enfants ? », Recherches familiales 14, no 1 (2017): 135, https://doi.org/10.3917/rf.014.0135.
  5. René Girard, Le Bouc émissaire, 12. éd, Le livre de poche Biblio Essais 4029 (Paris: Grasset, 2009).
  6. Juliette Cerf, « Avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a ; apprendre qu’on en a un, c’est le perdre », Philosophie Magazine Hors Série, novembre 2011.
  7. Ludmilla Lorrain et Sven Ortoli, « Un socle scientifique à la théorie du mimétisme », Philosophie Magazine Hors Série, novembre 2011.
  8. Hôpital de Montréal pour enfants, « Ce que tout parent doit savoir sur le syndrome du bébé secoué », Text, Hopital de Montreal pour enfants, 9 mars 2012, https://www.hopitalpourenfants.com/info-sante/traumatologie/ce-que-tout-parent-doit-savoir-sur-le-syndrome-du-bebe-secoue.
  9. Juliette Cerf, Op. cit.
  10. Centre de guidance infantile et al., éd., Mère mortifère, mère meurtrière, mère mortifiée, 1997.
  11. Claude Revault d’Allonnes, Etre, faire, avoir un enfant (Paris: Payot, 1994).
  12. Élisabeth Badinter, L’amour en plus: histoire de l’amour maternel (XVIIe-XXe siècle) (Paris: Le livre de poche, 2010).

Annexe 1 : Natacha VELLU, Jon COOK & Anne TURSZ « qui sont les parents auteurs de secouement à enfants » (page 5/20)

Trois environnements familiaux avaient été identifiés (Page 5/20) :

Un environnement jeune au profil homogène caractérisé par une niveau social plutôt faible, des difficultés financières ou de logement, une absence notable d’activité et d’investissement professionnels, la présence d’addictions et une certaine immaturité du couple parental décrite dans les dossiers sous forme d’absence d’autonomie (aussi bien matérielle qu’affective) de difficulté à contrôler réactions et émotions, d’impuissance à assurer la satisfaction de ses besoins vitaux » (N.E.A. et L.H.)
Ces jeunes parents immatures et socialement en difficulté nous apparaissent comme le groupe le plus homogène et le mieux identifié
Un environnement plus difficile à caractériser où l’enfant décède à la suite d’un secouement unique. Cet environnement se caractérise par des recompositions familiales […] les troubles psychologiques sont fréquents sans être majeur au sein du couple parental. Le secouement unique semble être consécutif à un débordement explosif d’un des parents » (E.L.)
Ces parents débordés se distinguent en particulier des parents violents par la reconnaissance de leur difficultés, même s’ils n’ont pu éviter le secouement de leur enfant […] Les difficultés du couple, les tensions dans la famille ne sont pas niées […] La Justice semble ici faire du syndrome du bébé secoué une affaire familiale, mixte du point de vue du genre des auteurs alors qu’il est plus fréquent que les pères soient seuls mis en cause.
Un environnement « violent » c’est-à-dire où l’enfant a été systématiquement maltraité à une ou plusieurs reprises avant son décès, environnement caractérisé par l’important investissement professionnel des parents, une composition familiale conventionnelle et un ressenti négatif vis-à-vis de l’enfant.

 

Annexe 2 : Claude REVAULT D’ALLONNES “Être, faire, avoir un enfant” (Paris : Payot 1994) Page 98

L’amour maternel ne va pas de soi ; il n’est pas donné une fois pour toutes, mais se construit dans l’ambivalence à partir de ses propres ressources, des expériences vécues et du soutien que les autres apportent […] Toute notre expérience auprès des jeunes mères montre qu’après la naissance s’articulent deux courants avec leur tonalité bien particulière et souvent contradictoire. L’un triomphant correspond à la création réalisée à la promesse tenue à la position renforcée dans les systèmes d’alliance et de filiation. L’autre dépressif connote une crise corporelle ; corps vide, plein, vide à nouveau, rempli de sensations violentes, changeantes surprenantes, qui nécessitent tout un travail de vérification de réassurance quant à l’intégrité corporelle, puis de maîtrise de celle-ci. Ce changement s’accompagne d’un changement libidinal important notamment sur le plan du narcissisme […] Mais alors comment continuer à s’aimer à travers ces changements si rapides en aimant d’abord et avant tout l’enfant, morceau de soi et étranger à la fois ? Pas facile d’assurer sa survie d’en comprendre les besoins. Pour bien des mères, leur nourrisson oppose à leur effort une étonnante opacité, une inquiétante étrangeté […] Elles sont comme frappées de stupéfaction d’une peur d’une angoisse d’une difficulté ou d’une impossibilité à prendre connaissance de cet enfant nouveau-né à le reconnaitre comme à la fois autre et sien. […] Et puis ce n’est pas facile de savoir aimer un nourrisson. La « dévotion à l’enfant » (nécessaire pour qu’il vive) attendue imposée à la jeune mère pèse lourd. Certes le bébé aime (aimera) sa mère mais de quel amour s’agit-il sinon d’un amour impitoyable dixit Winnicot. Il n’attend pas il exige il oblige à aimer […] Positif et négatif, amour et haine coexiste s’articule […] Cette crise obligée de la maternité juste réalisée D.W.Winnicot l’appelle « préoccupation maternelle primaire » et la définit comme une maladie normale (D.W.Winnicot de la pédiatrie à la psychanalyse (1969) Paris P.B.Payot 1976.
What do you want to do ?

New mail

What do you want to do ?

New mail

What do you want to do ?

New mail

Les commentaires sont fermés