Angélique LE CORNEC
- Educatrice spécialisée
- Mémoire dans le cadre du diplôme universitaire de victimologie de l’Université Paris Descartes – Université de Paris
Introduction
En France, la question du traumatisme et de ses conséquences sur certaines victimes a longtemps été ignorée. C’est sous l’impulsion de chercheurs américains que les problématiques psycho-traumatiques ont commencé à être étudiées, en premier lieu sous l’angle des soldats traumatisés au retour de la guerre du Viet Nam. Les similitudes entre les symptômes présentés par les survivants de guerre et ceux présentés par des rescapés de violences civiles, familiales et sexuelles ont rapidement été établies. Comme l’indique le psychiatre B. Van Der Kolk : « La guerre n’est pas la seule calamité à ruiner des vies. (…) Pour un grand nombre de gens, la guerre commence à la maison : tous les ans, 3 millions d’enfants américains sont victimes de sévices sexuels et d’abandon. Un million de ces cas sont suffisamment sérieux pour justifier l’intervention des services de protection de l’enfance ou des actions en justice. Autrement dit, pour chaque soldat qui se bat dans une zone de guerre à l’étranger, dix enfants sont en danger dans leur propre foyer. »[1]
En effet, si l’on estime aujourd’hui à 10% le pourcentage d’enfants maltraités dans les pays occidentaux[2] (voire 30% selon l’OMS), la question de la maltraitance des mineurs reste un sujet particulièrement tabou et négligé. Si certains groupes de dominés comme les femmes ou les personnes racisées ont pu organiser des mouvements de revendication afin de défendre leurs droits, force est de constater que les enfants n’ont pas pu bénéficier de mouvements d’ampleur équivalente. Leur vulnérabilité à tous points de vue (physique, psychique et légale) ne leur permet en effet pas de se structurer efficacement sur le plan militant. Le statut même de l’enfant comme être incapable sur le plan juridique le place fatalement en position de dépendance, principalement de ses parents. Or, la majorité des cas de préjudices subis par les mineurs sont le fait de personnes desquelles ils dépendent. Les enquêtes de victimation pointent en effet le milieu familial comme le principal espace où se déroulent les négligences et les violences, qu’elles soient sexuelles, psychologiques ou physiques[3]. Selon N. Guedeney : « [L’enfant] est soumis à une situation paradoxale à laquelle il ne peut échapper : ceux qui sont censés le protéger et assurer sa survie sont aussi ceux qui le menacent, le terrifient, et altèrent son sentiment de sécurité. S’il reste dans un tel environnement, il va devoir recourir à des mécanismes protecteurs pour cet environnement-là, même s’il doit payer un prix fort quant à la qualité de son développement personnel, cognitif, émotionnel et social ».[4]
Contexte et justification
Educatrice à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) d’********* depuis près de 10 ans, j’assure principalement le suivi de mineurs bénéficiant de mesures de placement (majoritairement judiciaires, plus rarement administratives). Le suivi de ces enfants placés, dont la garde a été retirée temporairement à leur famille en vertu de l’article 375 du code civil, entre dans le cadre de « l’assistance éducative ». La mesure de placement est avant tout une mesure d’éloignement physique qui se traduit par un retrait de l’enfant de son milieu de vie habituel. C’est une mesure exceptionnelle, qui doit être prise en dernier ressort, lorsque le maintien dans le milieu familial expose l’enfant à un danger, étant donné que « les conditions d’éducation, de développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises ».
Il est important de noter que les mesures de placement ne sont qu’exceptionnellement prises par anticipation. Les mesures de placement interviennent majoritairement lorsque le constat de danger pour l’enfant a pu être démontré, autrement dit lorsque l’enfant a déjà été soumis aux éventuels dysfonctionnements familiaux, y compris in utero (violences conjugales, toxicomanie des parents…). Ainsi, même si une mesure de placement est prise de manière relativement précoce (avant 3 ans), dans le cas de graves inadéquations parentales, les conséquences pour l’enfant peuvent déjà être effectives et apparentes.
Une proportion non négligeable des jeunes que nous accompagnons présente des troubles du comportement et/ou des problématiques psychiatriques à des degrés divers. Les situations les plus graves qui concernent des mineurs au profil clinique extrêmement dégradé représentent un pourcentage en constante augmentation et mettent en lumière les limites institutionnelles, la pédopsychiatrie ne fournissant que rarement des solutions de prise en charge concrètes à ces jeunes en grande souffrance. Il n’est pas rare qu’un mineur placé connaisse plus d’une dizaine de ruptures de lieu d’accueil en raison des troubles qu’il manifeste.
En tant que professionnelle sensibilisée à la victimologie et aux conséquences psycho traumatiques, je m’interroge fortement sur l’absence quasi généralisée de cette grille de lecture dans l’évaluation de l’état de ces jeunes, tant par les professionnels de l’Aide sociale à l’enfance eux-mêmes, que par les institutions soignantes avec lesquelles nous travaillons. A ma connaissance, le CMP de secteur que nous avons à maintes reprises sollicité pour des situations extrêmement problématiques, n’a jamais diagnostiqué le moindre trouble de stress post traumatique chez les enfants que nous suivons.
Est-ce à dire que sur le secteur où je travaille, ces populations vulnérables soient immunisées contre la réalité du traumatisme ? Est-ce à dire que nous ne rencontrons que des enfants fatalement caractériels, dans la toute-puissance, phobiques, déficients, manipulateurs, ou évoluant vers des profils borderline… ?
Pourtant, les enfants exposés très tôt à des maltraitances et des négligences sont unanimement reconnus par toutes les études scientifiques comme étant à très haut risque de développer un trouble de stress post traumatique de type 2. Les études scientifiques, facilitées par l’essor des neurosciences, ont permis de mettre en évidence les effets ravageurs de la maltraitance et des négligences sur la construction même des schémas cérébraux. Les conséquences des violences et des négligences précoces sont visibles et évaluables sur le plan médical et physiologique : « Les enfants qui ne se sentent pas en sécurité dans leurs premières années ont du mal à réguler, en grandissant, leurs humeurs et leurs réactions émotionnelles. A la maternelle, beaucoup d’enfants à l’attachement désorganisé sont soit détachés, soit agressifs, et ils continuent à développer divers problèmes psychiatriques. Ils présentent aussi plus de stress physiologique, qui s’exprime par un rythme cardiaque élevé, une faible variabilité de la fréquence cardiaque, une forte sécrétion d’hormones du stress et un déficit immunitaire. »[5]
Berger quant à lui, indique qu’un enfant négligé dans sa petite enfance présente régulièrement des altérations au niveau du développement cérébral : « le cerveau est 30% plus petit que chez les autres enfants, le fonctionnement neuropsychologique est comparable à celui d’enfants ayant subi un traumatisme cranio-cérébral, et on constate une baisse de 16% du nombre de neurones par rapport à l’hippocampe de nourrissons témoins n’ayant pas été victimes de négligences. » [6]
Face à de tels constats établissant un lien entre les maltraitances infantiles et les troubles mentaux et même la criminalité, je me suis interrogée sur les représentations des professionnels de la protection de l’enfance sur la question du psycho trauma, les enfants placés étant, nous l’avons évoqué, particulièrement à risque de développer ce type de trouble.
Je fais l’hypothèse qu’un certain nombre de ces professionnels de première ligne ne bénéficie pas des outils de compréhension adaptés dans la lecture des troubles des mineurs qu’ils accompagnent. Cette absence de prise en compte des troubles psycho traumatiques complexes est à mon sens possiblement à l’origine d’erreurs de diagnostic et d’interventions involontairement inadaptées, tant dans les modalités de prises en charge que dans les orientations thérapeutiques et soignantes.
Méthode
Pour évaluer les représentations du psycho-traumatisme chez les professionnels de la protection de l’enfance, j’ai élaboré un questionnaire destiné à un public de répondants variés, tous impliqués dans la prise en charge des mineurs confiés : éducateurs et chefs de service de lieux d’accueil, référents ASE et chefs de secteur ASE, juge des enfants, familles d’accueil, psychologues ASE. Les réponses ont été anonymes. Le seul critère d’identification sollicité a été la profession du répondant.
Le questionnaire a été diffusé par mail à une vaste cohorte évaluée entre 120 et 150 personnes entre le 28/07/20 et le 10/09/20, en respectant les biais hiérarchiques. Il comporte 32 questions visant à mesurer les connaissances victimologiques tant sur un plan quantitatif que qualitatif : 9 questions demandent des estimations chiffrées, 18 questions nécessitent de répondre oui – non ou sans avis à des affirmations impliquant la compréhension des mécanismes psycho-traumatiques. Pour finir, 5 questions ouvertes permettent une expression plus libre des représentations personnelles.
Désireuse de recueillir un maximum de réponses au vu de la complexité et de la sensibilité du sujet, j’ai sollicité un nombre important de participants, tant au sein du service de protection de l’enfance du département pour lequel je travaille, qu’au sein des institutions partenaires (tribunal, placements familiaux associatifs, lieux de vie, MECS).
De par ce souhait d’exhaustivité dans le ciblage des répondants, il en résulte une absence de maîtrise du nombre de participants réels auquel ce questionnaire a été soumis. En effet, une fois transmis aux supérieurs hiérarchiques des structures, il n’a pas été possible de connaître le nombre exact de professionnels effectivement sollicités.
Ce choix critiquable mais assumé m’a permis de recueillir suffisamment de retours et donc de matière pour effectuer des données statistiques.
Résultats
– 27 questionnaires ont été recueillis sur la base du volontariat. 2 personnes m’ont rendu des documents vierges du fait « de leur grande méconnaissance des sujets abordés ». Nous arrivons à un nombre de 29 répondants, soit entre 19,3% et 24,1%.
– Les questionnaires étant anonymes, la seule information distinctive demandée était le poste occupé : seuls 15/29 participants y ont répondu. Ce taux sera donc insuffisant pour élaborer des catégories de représentations sur le critère de la fonction professionnelle.
Les représentations concernant les données chiffrées
Questions |
Réponses |
Sur le pourcentage d’enfants maltraités dans les pays développés (chiffre 10 à 30% établie par l’enquête The Lancet et l’OMS) |
– Bonnes réponses : 20/29 (ces répondants l’estiment en moyenne à 24%)– Abstentions : 05/29– Sous-estimations : 04/29 |
Sur la prévalence de l’inceste en France (4 millions de victimes : rapport Virage 2017) |
– Bonnes réponses : 05/29– Abstentions : 09/29– Sous-estimations : 15/29 |
Sur le nombre de victimes d’agressions sexuelles intra familiales n’ayant été ni entendues ni protégées (83% enquête IVSEA de 2015) |
– Bonnes réponses : 05/29 dont certains le surévaluent légèrement.– Abstention : 07/29– Sous-estimation : 17/29 |
Sur la non fiabilité des révélations de violences intra familiales (< 6 %) |
– Bonnes réponses ou légère sous-estimation : 11/29– Sur estimation : 14/29 (dont 3 fortes surestimations < 50%)– Abstention : 04/29 |
Sur le risque de survenue d’un TSPT suite à une victimation infantile directe ou indirecte (entre 60 et 80%) |
– Bonnes réponses : 17/29 (dont 09 surévaluations)– Abstentions : 04/29– Sous estimations : 08/29
|
Sur le risque de revictimation à l’âge adulte : (x 16 pour les filles) |
– Bonnes réponses : 00/29– Abstentions : 04/29– Sous estimations : 25/29 |
Sur le risque d’identification à l’agresseur (x 14 pour les garçons) |
– Bonnes réponses : 00/29– Abstentions : 03/29– Sous estimations : 26/29 |
Les représentations concernant le psychotraumatisme chez les enfants placés :
– Si pour la majorité des répondants (20/29), les enfants bénéficiant d’une mesure de protection ASE sont des victimes à part entière et que 17 répondants sur 29 estiment que le statut d’enfant victime génère systématiquement le déclenchement de troubles post traumatiques, ils ne sont que 13/29 à avoir entendu parler de « psychotraumatisme complexe ».
– A l’affirmation : « Un événement traumatique implique moins de séquelles chez un enfant très jeune (- 3 ans) que chez un adolescent » : 25/29 sont en désaccord, 04/29 s’abstiennent.
– A l’affirmation : « La maltraitance physique a plus de conséquences psycho-traumatiques que les négligences » : 21/29 sont en désaccord, 04/29 sont d’accord, et 04/29 s’abstiennent.
– A l’affirmation : « Un enfant a forcément peur de son proche agresseur et manifeste des réactions d’épouvante lorsqu’il y est confronté » : 25/29 sont en désaccord, 02/29 sont d’accord et 02/29 s’abstiennent.
-A l’affirmation : « Un enfant ou un adolescent affichant peu d’émotions face au rappel d’un événement traumatique est un signe plutôt rassurant » : 27/29 sont en désaccord, 02/29 sont sans avis.
– A l’affirmation : « Un enfant très effacé, poli, studieux, a peu de risque de souffrir d’un trouble post-traumatique » : 24/29 la réfutent, le reste des participants s’abstient.
– A l’affirmation : « Un enfant de moins de 3 ans très à l’aise avec les étrangers est plutôt inquiétant » : 20/29 la valident, 06/29 ne valident pas, 03/29 sont sans avis.
– A l’affirmation : « Les adolescents qui se mettent en danger de façon répétée ne se rendent pas compte de ce qu’ils font. Ils manquent de maturité, d’éducation et doivent surtout être recadrés par la raison » : 25/29 sont en désaccord, 02/29 s’abstiennent, 02/29 sont d’accord.
– A l’affirmation « Un événement traumatique réel doit pouvoir être décrit avec précision par l’enfant qui l’a subi » : 20/29 la réfutent, le reste des répondants s’abstient de répondre.
– A l’affirmation : « La parole de l’enfant est fiable » : 23/29 sont d’accord. Pourtant 26/29 des répondants estiment que la manipulation d’un enfant par un parent est un phénomène fréquent dans les conflits de garde, et 22/29 ont entendu parler du syndrome d’aliénation parentale.
La distinction entre « conjoint(e) violent(e) et dysparentalité n’est pas pertinente pour 19/29 des répondants mais 07/29 estiment qu’il est possible d’être un parent adapté tout en étant violent(e) avec son/sa partenaire. Le reste s’abstient.
– En ce qui concerne la prise en charge du traumatisme : 09/29 estiment que la parole a un effet « systématiquement soulageant » pour la victime.
– Concernant les répercussions globales des maltraitantes et négligences infantiles : 15 participants sur 29 estiment qu’un lien scientifique peut être établi avec le développement de troubles de la personnalité et de comportements délictueux ou criminels. 06/29 ne le pensent pas et 08/29 sont sans avis.
Expression libre, représentations concernant des thèmes choisis :
– Comment définiriez-vous le traumatisme ?
Pour une majorité des répondants (19/29), le traumatisme est lié à la violence, qu’elle soit verbale, physique, émotionnelle. Un participant a nuancé en intégrant la notion de subjectivité : « événement violent ou perçu comme tel ».
Les notions de « soudaineté », de « choc » transparaissent chez 8 répondants sur 29.
Est évoquée également la notion d’« impact psychique » chez 12/29 des répondants sous les termes suivants : « séquelles dans l’inconscient », « trace dans le psychisme », « ébranlement durable s’inscrivant dans le cerveau », « ancrage dans le psychisme »…
L’aspect auto-défensif du traumatisme est relevé par 04/29 des participants : « clivage des souvenirs pour survivre », « processus d’autodéfense suite à un événement mettant en péril la santé mentale », « événement non intégré dans la conscience ».
– Comment comprenez-vous les passages à l’acte agressifs répétés de certains enfants ?
Pour 21/29 des répondants, c’est l’expression d’un mal-être, d’une souffrance, qui est centrale en terme de représentation.
La mise en lien avec des événements violents vécus a été effectuée par 16 personnes sur 29. Les notions de « répétition », de « remise en scène » sont utilisées.
La représentation des passages à l’acte agressifs comme des moyens d’attirer l’attention est évoquée par 10 répondants sur 29.
Le manque de contenance émotionnelle et le phénomène d’identification à l’agresseur sont plus rarement relevés, respectivement par 03/29 et 04/29 participants.
– Quel regard explicatif portez-vous sur la prostitution des mineures ?
Cette question a suscité le plus d’abstention : 08/29 des participants n’ont pas répondu.
18/29 des répondants proposent une mise en lien avec une fragilité narcissique préalable, un état post-traumatique lié à des violences antérieures. Les explications sociétales (influence des réseaux sociaux, manque de fermeté judiciaire et de prévention …) transparaissent chez 10/29 participants.
– Quelles sont les manifestations qui peuvent être présentées par un mineur souffrant de TSPT ?
La variété des réponses à cette question est plutôt dense : les phénomènes, d’angoisses, d’anxiété, d’hypervigilance, de dépression, de repli sont évoqués par 18/29 participants.
Les troubles physiologiques comme l’énurésie, l’encoprésie, les troubles alimentaires, du sommeil sont mentionnés par 12/29 participants tandis que les troubles du comportement, l’agitation, l’agressivité et la violence le sont par 16/29.
Les phénomènes de mises en danger, d’auto-agressivité, de déscolarisation, de toxicomanie apparaissent dans 14 réponses sur 29.
La symptomatologie spécifique aux victimes souffrant de TSPT est mentionnée par 10/29 participants : flash-back, dissociation, évitement, sidération…
– Quelles sont les répercussions possibles sur la vie future ?
L’estime de soi défaillante et les troubles narcissiques représentent le principal item dans les réponses des participants : 17/29. Les troubles relationnels associés, notamment dans le domaine de la conjugalité et de la parentalité sont relevés chez 18/29 des répondants.
Les troubles psychiatriques, tels que la dépression, la psychopathie, les problématiques addictives sont mentionnés chez 12/29 des répondants.
Les troubles physiques, notamment dans les domaines du sommeil et de l’alimentation sont évoqués par 09 professionnels sur 29.
Plus que tout autre, c’est le terme « instabilité » qui revient de manière récurrente : 16/29
Discussion
Une participation limitée et timide
Lors du déroulement de cette enquête, la période estivale ainsi que la surcharge de travail post-confinement ont probablement limité le nombre de participants.
La grande retenue dans l’identification des professions et le souhait d’anonymat démontrent une gêne et peut-être un sentiment d’absence de légitimité face à ce type de problématique.
Le caractère ardu du questionnaire a été évoqué. Le nombre important de questions et les différents formats de réponses ont possiblement déstabilisé certains répondants.
Je fais l’hypothèse que les réponses obtenues sont le fruit de professionnels sensibilisés ou curieux face à ces problématiques, et non représentatifs de l’ensemble des professionnels sollicités. Près de 30% des participants ont manifesté un intérêt pour ce travail et ont sollicité un retour concernant l’enquête menée.
Le contexte actuel de mise en avant de la question des violences faites aux femmes a impulsé des mouvements de sensibilisation aux effets de la violence, essentiellement abordée sous l’angle des violences de genre. Dans ce contexte, le département de ****** a lui-même accru son offre de formation sur les conséquences des violences, via l’organisation de séminaires en partenariat avec les réseaux associatifs (CFCV, Le Nid, AIVI, Solidarité femmes…).
Représentation des phénomènes de violences envers les mineurs
On constate une évaluation globalement juste de la fréquence des phénomènes de violence envers les mineurs. Cependant, il est important de noter que les violences sexuelles font l’objet d’une abstention plus forte dans les réponses et d’une sous-estimation, tant dans leur ampleur que dans la qualité de l’écoute et de la prise en charge des victimes. De la même manière, la question concernant les représentations au sujet de la prostitution des mineures a été éludée par 08 répondant sur 29.
On observe également une surévaluation du risque de survenue de psychotrauma dans les cas de violences infantiles. Cette conséquence est systématique pour plus d’un professionnel sur 2, ce qui laisse à penser que pour la majorité des répondants, il n’y a pas de distinction entre le statut de victime et le psycho-traumatisme. De plus, le distinguo entre les différents types de traumatisme n’est pas connu par plus d’un professionnel sur 2. Pourtant les prises en charge d’un psychotrauma de type 1 et d’un psychotrauma complexe de type 2 présentent de nombreuses différences.
Les répercussions des violences et des négligences sur le psychisme immature des enfants, même si elles sont sous-estimées au niveau des conséquences à long terme, restent bien identifiées en terme de gravité. La négligence est également repérée comme un risque majeur dans la survenue de troubles psycho-traumatiques, au même titre, voire davantage que la maltraitance.
La définition et l’impact psychique du traumatisme apparaissent plutôt bien identifiés, même si seule une minorité des répondants aborde les séquelles sur un plan biologique et médical, notamment en terme de développement cérébral et physiologique.
La parole de l’enfant est jugée majoritairement fiable mais on observe un taux élevé de méfiance sur la question de la manipulation parentale dans les conflits de garde. Près d’un répondant sur 2 surévalue également le taux de 6% de fausses accusations de violences intrafamiliales.
Pour finir, on retrouve une certaine idéologie du lien chez 7 participants sur 29 qui estiment qu’il est possible d’être un parent adapté tout en étant un(e) conjoint(e) violent(e).
Représentation des symptômes psychotraumatiques
Le travail de sensibilisation en direction des professionnels semble porter ses fruits, comme on le constate dans les réponses obtenues sur la symptomatologie psychotraumatique. Plus de 30% des répondants évoquent des troubles spécifiques (reviviscences, sidération, compulsion, répétition de l’expérience traumatique…). Ce chiffre est encourageant, mais semble insuffisant lorsqu’il s’agit de professionnels intervenant en première ligne pour une population à risque.
Néanmoins, les passages à l’acte violents, les actes d’auto agression, les mises en danger, l’inhibition, l’hyper-vigilance, l’anxiété, les troubles alimentaires et du sommeil, sont repérés majoritairement comme l’expression d’une possible souffrance psycho-traumatique. La variété des réponses données est relativement fournie.
Les phénomènes de soumission, d’emprise et de collage à l’agresseur sont bien identifiés. L’anesthésie émotionnelle des victimes traumatisées est également bien repérée, ainsi que le brouillage cognitif qui altère la qualité des souvenirs traumatiques.
L’on peut cependant souligner que dans les parties réservées à l’expression plus libre, les victimes souffrant d’un psychotraumatisme sont davantage évoquées par le biais des symptômes les plus « visibles ». La parentification, la suradaptation comme stratégies défensives, le développement de personnalités en faux-self sont peu ou pas évoquées.
Les troubles cognitifs, les difficultés d’apprentissage sont également peu mentionnés tout comme l’ampleur des troubles physiques (retard de croissance, allergies, troubles ORL et dermatologique…)
Le manque de contenance émotionnelle et le phénomène d’identification à l’agresseur sont plus rarement relevés. Les passages à l’acte agressifs semblent davantage perçus comme des actes à visée « intentionnelle pour communiquer un mal-être », ils sont moins interprétés comme la décharge plus ou moins compulsive et « soulageante » d’une pression traumatique intense.
La parole constitue pour 09/29 des répondants un biais de soulagement systématique, ce qui indique une certaine méconnaissance de la fonction défensive des fonctionnements psycho-traumatiques : « On tient assez peu compte du fait que beaucoup de symptômes nocifs à long terme peuvent être bénéfiques dans l’immédiat. L’idée qu’un problème puisse être une solution reflète la coexistence fréquente des forces opposées dans le système biologique »[7]
Prise en compte des conséquences à long terme
Si l’ensemble des professionnels interrogés reconnaît majoritairement la gravité des conséquences de la maltraitance et de la négligence infantile, il est intéressant de constater que près d’un répondant sur 2 reste sceptique sur la possibilité d’établir un lien scientifique entre ces violences et les troubles psychiques ainsi que la criminalité.
Les conséquences à long terme pour le développement des mineurs devenus adultes semblent insuffisamment mesurées, même si on observe dans les réponses un grand nombre de mention de troubles narcissiques, affectifs, et relationnels. L’instabilité relevée par plus de la moitié des répondants englobe probablement l’ensemble des troubles comportementaux et psychiatriques qui peuvent découler d’une exposition à la maltraitance infantile.
Il existe une faible conscience des risques médicaux (troubles cardio-vasculaires, endocriniens, immunitaires, digestifs, gynéco obstétricaux, dermatologiques, neurologiques, musculo-squelettiques qui sont multipliés en moyenne par 2 à 4…) et de mort précoce associés à la maltraitance infantile, notamment au travers des conduites toxicomaniaques (risque multiplié par 10), délinquantes, dépressives, borderline, et des tentatives de suicide qui sont multipliées par 12 lorsqu’un individu a été confronté dans son enfance à plus de 4 événements à haut risque traumatique.
Le risque majeur qui est aussi repéré mais sous-évalué par les participants est le risque de reproduction des violences, tant dans les trajectoires de victimes devenant agresseurs, que de victimes prises dans des processus de re-victimisation (risque multiplié entre 14 et 16).
Conclusion
Cette enquête a permis en premier lieu de mettre en évidence l’aspect hautement perfectible des connaissances des professionnels de l’Aide sociale à l’enfance en matière de psycho-traumatisme. Sa distinction avec la victimologie n’est pas comprise.
Cependant, au travers des réponses, on observe des bases de connaissances théoriques intéressantes sur le psycho-traumatisme, notamment dans les réponses concernant les représentations des enfants victimes et la symptomatologie psycho-traumatique, preuve que le sujet des conséquences des violences intéresse et fait réagir.
A ce titre, il paraît essentiel que les employeurs poursuivent autant que possible les dynamiques de formation sur ces problématiques. Il serait à mon sens intéressant que soient intégrées ces notions dans les parcours de formation de base des professionnels afin que chacun dispose de cette grille de lecture commune dans la perception des enfants victimes de négligences et de maltraitances.
Au vu de l’ampleur et de la gravité du problème de la maltraitance infantile, il paraîtrait pertinent que le sujet des violences faites aux enfants fasse l’objet de formations spécifiques, et qu’il ne soit pas réduit à une sous-catégorie abordée lors des enseignements dispensés dans le cadre de la sensibilisation aux violences conjugales.
Dans cette enquête, la mobilisation limitée des professionnels interrogés, la pudeur dans les réponses, la reconnaissance de la méconnaissance de sujets pourtant centraux dans les missions d’accompagnement du public pris en charge par l’ASE, démontrent un réel besoin d’aiguillage sur ces questions. Ce constat se vérifie notamment sur le sujet des violences sexuelles.
Il me semble que plus les professionnels seront formés à ces thématiques, moins ils apparaîtront démunis et en perte de sens face aux difficultés croissantes posées par certains mineurs confiés. Le développement d’un réseau de soin spécialisé (consultation de victimologie, de psycho-traumatisme) commence à se constituer parmi certaines équipes mais reste encore trop peu développé. Pourtant, l’enjeu est de taille, tant les répercussions sociétales sont grandes.
Comme le souligne B. Van Der Kolk au sujet de l’étude de Felliti et Anda sur les répercussions des maltraitances infantiles : « Quand les données de cette étude ont commencé à apparaître sur son ordinateur, [Robert Anda] a pris conscience que son équipe était tombée sur le plus grave problème de santé publique aux Etats Unis : la maltraitance infantile. Il a calculé que son coût total dépassait celui du cancer ou des maladies cardiaques, et que l’éradiquer diviserait par deux le taux global de dépression, par trois celui de l’alcoolisme et par quatre la proportion de suicides, de sida lié à la drogue et de violence conjugale. »[8]
Bibliographie
- Van der Kolk B, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018
- Gilbert R, Widom CS, Browne K, Fergusson D, Webb E, Janson S. Child maltreatment 1. Burden and consequences of child maltreatment in high-income countries. Lancet 2009
- Salmona M. Manifeste Stop aux violences faites aux enfants, 2017 http://manifestestopvfe.blogspot.com
- Salmona M. Les enfants victimes de violences conjugales, conséquences psycho-traumatiques, vignettes cliniques et témoignages https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2020-les-enfants-victimes-violences-conjugales.pdf
- Collectif sous la direction de Gabel M., Lamour M., Manciaux M., La protection de l’enfance : maintien, rupture et soin des liens, Fleurus psychopédagogie
- Lopez G, La victimologie, 3ème édition 2019
- Berger M, Soigner les enfants violents, Dunod, 2012
- Rapport Virage La mesure des violences sexuelles intrafamiliales sur mineur.e.s dans les enquêtes françaises en population générale, in Expertise, A.Charruault, 2017
- Article OMS Europe La violence à l’égard des enfants : lutter contre les sévices cachés https://www.euro.who.int/fr/health-topics/disease-prevention/violence-and-injuries/news/news/2020/01/violence-against-children-tackling-hidden-abuse
Notes
[1] Van der Kolk B, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018, p 37
[2] Gilbert R, Widom CS, Browne K, Fergusson D, Webb E, Janson S. Child maltreatment 1. Burden and consequences of child maltreatment in high-income countries. Lancet 2009; 373: 68-81.
[3] Salmona M. Manifeste Stop aux violences faites aux enfants, 2017, http://manifestestopvfe.blogspot.com
[4] Collectif sous la direction de Gabel M., Lamour M., Manciaux M., La protection de l’enfance : maintien, rupture et soin des liens, Fleurus psychopédagogie, p 38
[5] Van der Kolk B, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018, p 167
[6] Berger M. Soigner les enfants violents, Dunod, 2012, p 68
[7] Van der Kolk B, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018, p 207
[8] Van der Kolk B, Le corps n’oublie rien, Albin Michel, 2018, p 207