LES THEORIES PSYCHOCRIMINOLOGIQUES EXPLICATIVES DU CRIME – PARTIE 2

 

Résumé

Nous avons étudié les premières recherches scientifiques sur le crime, certaines théories politiques explicatives du crime et l’apport des sciences humaines (psychanalyse freudienne et structuralisme) dans la Partie 1.
La Partie 2 est tout d’abord consacrée aux théories explicatives du crime fondées sur les développements de la psychologie du comportement sur laquelle repose la psychocriminologie empirique. Les théories neuropsychologiques et génétiques apportent des éléments nouveaux. Nous passons ensuite en revue les approches socio-criminologiques françaises et anglo-saxonnes, sans oublier la théorie mimétique de René Girard.

 

I.- LA PSYCHOLOGIE DU COMPORTEMENT

L’histoire contemporaine de la psychologie comportementale débute par le manifeste John Broadus Watson (1913) qui affirme notamment : « […] la psychologie est la science du comportement et non celle de la conscience par l’introspection – elle est une branche objective et purement expérimentale des sciences de la nature – elle ne doit s’appuyer que sur des entités comportementales visibles telles que le stimulus et la réponse. »

La pensée sera ainsi réduite à un phénomène périphérique moteur jusqu’à l’avènement du courant néo-behaviouriste qui, après la seconde guerre mondiale, réintégrera le sujet entre le stimulus et la réponse. Edward Thornicke avait fondé les théories du conditionnement; Hans Eysenck en Angleterre et Burrhus Frederic Skinner aux Etats-Unis les développeront. Mais avant 1960, on trouve peu de travaux comportementaux consacrés à l’agression. C’est après la guerre du Vietnam et en raison de la montée de la criminalité que cette psychologie prend son essor. Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) s’efforcent de remédier aux difficultés relationnelles des individus en leur enseignant des compétences sociales qui leur permettent de mieux communiquer afin d’éviter ou d’atténuer les conflits interpersonnels. Fondées sur les théories du conditionnement et de l’apprentissage, les TCC fonctionnent en termes de punitions et récompenses. En ce qui concerne les comportements agressifs, les spécialistes condamnent unanimement les punitions au profit de techniques de privations de récompenses clairement corrélées au comportement réprimé. L’efficacité est accrue lorsqu’elles sont combinées avec le renforcement positif des comportements prosociaux acquis (par gratifications psycho-affectives: encouragements, empathie, etc.). Une autre perspective, consiste à apprendre à contrôler les séquences cognitives qui enclenchent des pensées et des affects aversifs (frustration, colère) générateurs d’agressivité. La probabilité de comportements agressifs diminue à mesure que les possibilités de communication s’améliorent. Les sujets développent une meilleure connaissance des souffrances qu’ils infligent aux autres (éducation du sens moral) et ils acquièrent plus de confiance en eux. Bien entendu, le renforcement positif des comportements agressifs provenant de la société elle-même peut interférer défavorablement avec les acquis thérapeutiques. Ceci pose le problème des spectacles de violence qui s’étalent à profusion et dont le rôle est débattu, mais la radicalisation des djihadistes sur les réseaux sociaux pose de sérieuses questions.

Mais au-delà, les TCC posent évidemment la question des risques de conditionnement des individus, voire de la société toute entière, créant une sorte de « meilleurs des mondes » skinnérien par le terrifiant pouvoir du renforcement positif, « Beyond Freedom and Dignity » (1).

II.- LA THEORIE MIMETIQUE DE RENE GIRARD

Pour René Girard (2), le problème de la surdétermination ne se pose pas en terme d’inconscient au sens freudien mais en terme de mimésis qui est, selon lui, une « pulsion » universelle, automatique, qui alimente le désir. Lorsque le groupe social est menacé sa cohésion est rétablie par la désignation d’un coupable. Mais pour Girard, existe un espace de liberté. L’homme pourrait lutter rationnellement contre les tentations victimaires de toutes sortes, comme lui-même tente de le faire, patiemment, rigoureusement, ouvrage après ouvrage. L’homme peut choisir de ne pas jeter la première pierre, celle qui enclenche le phénomène d’emballement mimétique et transférentiel qui aboutit à la lapidation du bouc émissaire sur qui se fonde, depuis les origines du Monde, la cohésion du groupe menacé. Il démontre que les représentations persécutrices « structurent » la plupart des textes mythologiques ou historiques. Les évangiles font exception, Jésus y apparait comme l’Agneau de Dieu victime du désir mimétique de la foule unanime.

René Girard décrit trois stéréotypes victimaires (et un quatrième pour les textes sacrés, notamment mythologiques). Le premier stéréotype est un état de crise qui déstabilise (indifférencie) les rapports sociaux (la peste qui ravage Thèbes par exemple). Le deuxième stéréotype est lié au troisième, il s’agit de la désignation d’une victime accusée d’un crime « indifférenciateur » considéré par la « foule » comme responsable de la crise par un lien de causalité magique (bestialité – inceste et parricide commis par Œdipe par exemple). Le troisième stéréotype concerne les signes victimaires, une monstruosité physique ou morale, réelle ou supposée, (Œdipe boite, il est un étranger – les juifs ont le nez crochu – les sorcières entretiennent des relations diaboliques). Le quatrième stéréotype est le meurtre collectif ritualisé par l’assemblée des futurs fidèles.

La violence fondatrice a tendance à s’atténuer voire à disparaître progressivement. Actuellement la mimésis (la mode en quelque sorte) serait plutôt en faveur d’une indulgence systématique, irraisonnée et parfois coupable. Bien que René Girard ait choisi d’illustrer ses propos avec des textes anciens. Les représentations persécutrices, qu’il dénonce, donnent leur pleine mesure quand il s’agit de l’homme dangereux ou déviant. Elles justifient la violence légitime d’un appareil répressif incapable d’enrayer la criminalité. Il considère que les « conservateurs » renforcent la violence légitime et que les « révolutionnaires » s’appuient sur la violence de la foule prompte à fabriquer des boucs émissaires.

III.- LA PSYCHOCRIMINOLOGIE EMPIRIQUE

Essentiellement anglo-saxonne, fondée sur la recherche scientifique, elle a été promue par des psychologues et des psychiatres travaillant au contact des délinquants. Ces recherches se fondent sur la classification des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie, et sur des outils d’évaluation standardisés, souvent critiqués par les psychiatres et les psychologues français dont le référentiel reste la psychanalyse freudienne.

Jean Proulx et Nadège Sauvêtre (3), par exemple, ont fait une étude catégorielle portant sur 101 violeurs et 30 meurtriers sexuels à l’aide du Millon Clinical Multiaxial Inventory Manual (4). Les résultats ont objectivés 44% de personnalités dépendantes, 22,7% schizoïdes et 21,3% évitantes. Ces résultats diffèrent des résultats habituellement rapportés par la majorité des auteurs avec une majorité de personnalités antisociales.

A titre d’exemple, l’étude réalisée au centre de détention de Caen sur 400 sujets (5), objective une majorité de personnalités psychopathiques chez les 15/400 auteurs d’homicides.Les personnalités dépendantes, schizoïdes et évitantes reflètent-elles leur mode de fonctionnement habituel et la série antisociale, limite et narcissique leur fonctionnement au moment du crime ? Les cliniciens s’intéresseraient-ils davantage au crime qu’au meurtrier ? Y aurait-il deux séries de meurtriers sexuels, hypothèse vers laquelle penchent les auteurs. Tr. de la personnalité chez les auteurs d’homicide

DIAGNOSTIC NOMBRE / 15
Personnalité psychopathique 5
Personnalité hystérique 1
Personnalité paranoïaque 1
Personnalité avec traits névrotiques 5
Absence d’anomalie 3

                                                                      (Dauver, 2002)

.Jean Proulx dresse une typologie des criminels résumée dans le tableau suivant en étudiant les cognitions (croyances), les affects associés et les stratégies adaptives que présentent les différentes personnalités représentées.

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23IV.- THEORIES NEUROPSYCHOLOGIQUES ET GENETIQUES

Elles perpétuent les théories anciennes (phrénologie, crânioscopie, anthropologie criminelle), la théorie du criminel né de Lombroso, celle des morphotypes de Kretschmer ou encore les théories de Nicolas Pende.

  1. Neuropsychologie des comportements antisociaux

« Les études scientifiques démontrent qu’il existe un lien entre les conduites antisociales et les fonctions verbales et exécutives et que les déficits neurocognitifs peuvent être identifiés dès la période préscolaire (6) ». Ces études encore fragmentaires légitiment les programmes de prévention précoces qui améliorent les habilités cognitives et participent à diminuer le risque de conduites antisociales à l’âge adultes comme l’avait proposé la l’expertise collective Inserm sur le troubles des conduites (2005, op. cit.).

  1. L’étiologie génétique

« […] l’influence exercée par les facteurs génétiques est loin d’être immuable et serait, dans certains cas, modulée par l’environnement (7). » La recherche objective que les facteurs environnementaux modifient l’expression des gènes sans modification de l’ADN. C’est le cas pour le gène MAOA dont le rôle est largement étudié. Mais actuellement, ces recherches ont peu ou pas d’applications pratiques et nécessitent des approfondissements.

V.- LES APPORTS SOCIO-CRIMINOLOGIQUES ACTUELS

Chaque criminologue a sa propre définition du crime. Mais bien que relatif, voire création artificielle entretenue par les institutions, le crime a quelque chose d’universel, il existe des conduites blâmées dans toutes (la plupart ?) des sociétés, et en particulier: 1/ l’inceste, 2/ le viol d’une femme mariée, 3/ le meurtre d’un membre du groupe, 4/ le vol.

Après avoir étudié les écoles sociologiques françaises et américaines, nous aborderons les théories sociologiques explicatives actuelles du crime qui sont un sujet de polémiques entre les criminologues qui étudient la « personnalité criminelle » et ceux qui s’évertuent de façon pragmatique à étudier l’acte criminel. Cette querelle rappelle celles qui oppose les psychocriminologues qui privilégient les approches psychodynamiques et les tenants d’un psychocriminologie reposant sur la recherche scientifique. Nous étudierons les théories fondées sur le contrôle social et l’anomie puis la criminologie de la réaction sociale.

  1. Les différentes approches sociologiques françaises actuelles

Actuellement, 4 grandes tendances animent la sociologie française. Nous les schématiserons brièvement. Les deux premières s’intéressent aux individus considérés comme des agents, les 2 suivantes comme des acteurs sociaux.

– La première tendance a été fondée sur les cendres du structuralisme à qui elle reprochait de ne pas prendre en compte les apports culturels extérieurs et, ainsi, d’appauvrir et de simplifier le réel. Pierre Bourdieu, son chef de file, a élaboré un structuralisme évolutif, bâti sur l’analyse des liens qui s’établissent entre les structures sociales (les classes sociales) et les structures symboliques. Il considère que les agents sont plus ou moins déterminés par leur habitus de classe. Mais il ne s’agit plus, pour lui, d’analyser les seuls rapports des forces économiques mais aussi et surtout le capital symbolique, principalement culturel, imposé par la classe dirigeante par l’intermédiaire de l’Ecole, de l’Université et des médias (8). Il parle, à ce sujet, de violence symbolique.

– La seconde, dynamique, se préoccupe des grands changements sociaux et procède à « l’étude des conduites sociales et, au premier chef, l’étude des conduites qui engagent le plus directement l’historicité, c’est à dire les rapports et les conflits de classes qu’on appelle les mouvements sociaux (9) ». L’enjeu de ces conflits n’est pas uniquement économique, mais aussi culturel. Georges Balandier et Alain Touraine en sont les principaux représentants.

– La troisième, animée par Michel Crozier, accorde une place prépondérante à l’acteur. Elle s’évertue à mettre en évidence les blocages et les cercles vicieux qui affectent les organisations (conçues comme mode d’action collectif) et qui réduisent la marge d’action des acteurs (et non plus des agents).

L’individualisme méthodologique enfin, animé par Raymond Boudon, conçoit le « social » comme une agrégation des conduites individuelles. Il dénonce les concepts tels la conscience collective (Durkheim) et plus encore les déterminismes structuraux, nous l’avons vu. Il préfère le concept de modèle, purement formel, à celui de loi universelle et globalisante, toujours infirmée par les faits. Jean Baechler (10) est le promoteur de l’analyse stratégique qui a été secondairement adaptée à la criminologie. L’agrégation des consciences individuelles est un élément déterminant pour une prise de conscience sociale, et un facteur de pression « individuelle » par l’intermédiaire des associations de victimes.

  1. Les différentes approches sociologiques américaines actuelles

La sociologie américaine, globalement empirique, s’inscrit dans le courant pragmatique et réformateur anglo-saxon, très différent des modèles idéalistes et révolutionnaires typiquement français. Tocqueville pensait que certains aspects de la philosophie des lumières françaises découlaient du centralisme administratif qui écartait les philosophes de la gestion des « affaires », contrairement à leurs collègues anglo-saxons. D’une façon générale, la sociologie américaine est faite pour les sociologues et non pour le public éclairé. Elle se présente comme une sorte de « bricolage ». Elle répugne aux grandes constructions théoriques européennes. Chaque école est autonome : « C’est l’histoire du développement de l’ensemble de la société qui les produit qui seule nous fournit la clé de la succession des écoles et de leur effacement (11). »

Cette succession est résumée dans le tableau suivant qui prend en compte le modèle rationnel et leur thématique, en insistant sur les études criminologiques concernant la délinquance juvénile.

Très schématiquement, pour Frédéric Trasher (12), la délinquance est une sorte de jeu ; pour Albert Cohen (13), l’expression d’une angoisse existentielle ; pour Richard Cloward et Lloyd Olhin (14), un défi, une sorte de rite d’intégration à une bande d’adolescents ; pour l’école de la réaction sociale (Edwin M Lemert) une étiquette appliquée avec succès (15).

A partir des années 1960, l’inquiétude résultant de la perception de l’augmentation de la criminalité va déboucher sur les grandes enquêtes annuelles (National crime survey). A leur égard, les critiques ne sont pas uniquement méthodologiques, mais elles insistent sur une certaine exploitation idéologique à des fins de politiques criminelles de plus en plus répressives. D’une façon générale, ces sondages ne peuvent prétendre qu’à l’étude de segments sociaux. La limitation du choix des indicateurs, construits parfois à priori, nécessiterait des vérifications au moyen d’autres variables. Ce n’est pas le cas et cela réduit fortement leur intérêt scientifique. D’autre part, certains indicateurs ont une valeur très ponctuelle comme l’habituel vol de bicyclettes qui n’est pertinent qu’en Chine ou aux Pays-Bas et ne permet pas d’études comparatives.

Les différentes écoles de criminologie nord-américaines, d’après Nicolas Herpin (1973)

Modèle rationnel Thématique
Ecole de Chicago : la ville– Park- Burgess– Trasher (1927)– Shaw et Mac Kay (1940) Ecologie Equilibre entre groupes (biotic community) en compétitionOrganisation / désorganisation – Equilibre d’une communauté géographique (area)– Variation des conditions d’habitation : innovation technique – mouvements de population – composition démographique. – qualifications sociales.
Culturalisme : la famille– Lewin- Strauss- Lazarfeld- A Cohen (1955) Psychanalyse : Personnalité, intériorisation des modèles culturels, modalités de satisfaction pulsionnelle, changements sociaux. Sous cultures +++– Différence de socialisation selon les classes sociales.- Analyse des médias.
Fonctionnalisme : l’entreprise– Merton- Parsons- Cloward et Olhin (1966) Biologie – physiologieFonction vitale – mécanisme de compensation. – définition des rôles et des statuts sociaux.- Pluralité en (in)compatibilité des différents rôles.- Attente et anticipation en fonction des différents rôles
Interactionnisme : la réaction sociale– Goffman- Becker (1963)– Lemert (1955)Matza (1964)Cicourel (1968) Théorie des jeux – Validation par consensus / dissensus- Etiquetage (label) ; stigmatisation
Intégration et régulation sociale– Durkheim (1887)- Matza (1964)- Cusson (1981)- Hirschi (1969)- Frechette, LeBlanc (1987) Contrôle social Ensemble des processus par lesquels les membres d’un groupe s’encouragent les uns les autres à tenir compte de leurs attentes réciproques et à respecter les normes qu’ils se donnent. – Déviance- Délinquance juvénile

Source : Herpin, 1973

Maurice Cusson dresse un tableau centré sur les théories socio-criminologiques selon les théories multifactorielles, culturalistes, anomiques et enfin celle qu’il privilégie : l’analyse stratégique de l’acte criminel.

Les différentes approches explicatives du crime d’après Maurice Cusson

Théorie Méthode
Multifactorielle– Glueck, 1950 (16)- West, 1973, 77 (17) Analyse des nombreux facteurs supposés responsables de la criminalité.
Culturaliste– Sellin, 1938 (18)     >- Sutherland,1939 (19)> Apprentissage de normes hors la loi (sous cultures)conflits de culture et par conséquent des normes (notamment émigrés)théorie des associations différentielles
Anomie– Merton, 1938 (20)- Cloward, 1960 21) La frustration qu’entraine l’adhésion à des modèles inaccessibles (mode, médias, publicité), serait cause de transgression.
Analyse stratégique– March (1956)- Crozier (1963)- Cusson (1981, 83, 86, 89, 92) Criminologie empirique.

3- Théorie d’intégration et de régulation sociale (Durkheim, 1887)

A/ Définition:

Elle est : « L’ensemble des processus par lesquels les membres d’un groupe s’encouragent les uns les autres à tenir compte de leurs attentes réciproques et à respecter les normes qu’ils se donnent. (Cusson, 1992) » Selon cette théorie, les comportements criminels seraient fréquents chez les individus mal intégrés.

B/ La « Strain theory »

Robert King Merton a développé la « Strain Theory » qui postule que la criminalité serait une stratégie adaptative pour résoudre les tensions (strain) qui se créent entre les normes sociales partagées par le plus grand nombre et les moyens dont disposent les individus pour les respecter, tensions auxquelles se surajoute l’adhésion à un groupe de référence (dont certains exercent des activités criminelles).

Mode d’adaptation entre les normes sociales et les individus selon Merton

Normes idéalisées Moyens licites Exemples cliniques
Conformisme partagées acceptés citoyens
Innovation partagées rejetés (la fin justifie les moyens) vol, deal, criminalité col blanc
Ritualisme contestées acceptés peur de la compétition sociale, routine
Retrait rejetées rejetés Marginaux, exclus, toxicomane, handicapés
Rébellion contestées rejetés contestataires, terroristes

C/ Le rôle de l’éducation est essentiel.

David Matza, Travis Hirschi (22), Marcel Frechette et Marc LeBlanc (23), estiment que la délinquance résulte d’un affaiblissement des liens sociaux.

Pour Hirschi, les meilleurs indicateurs d’intégration sociale sont : 1/ l’attachement à autrui, 2/ l’engagement dans un projet professionnel ou académique très investi, 3/ une activité qui laisse peu de prise à l’oisiveté, 4/ la conviction que les lois doivent être respectées, ce que ne permettent pas les parents de délinquants, volontiers inconstants, peu impliqués, mauvais éducateurs.

D/ Rôle des conditions socio-économiques. Délinquance et pauvreté.

La hausse de la criminalité dans les pays occidentaux coïncide avec la période de forte croissance économique des années 70. Il semblerait, d’autre part, que la crise actuelle et le chômage touchent davantage les personnes faiblement intégrées, parmi lesquelles se recrutent les parents mauvais éducateurs et les immigrés. De plus, la justice stigmatise plus sévèrement les classes défavorisées.

Cependant, les résultats de nombreuses enquêtes par questionnaires d’auto confessions objectivent que la délinquance est une folie de jeunesse (Cusson, 1981) qui s’améliore vers la 19° année. Selon cet auteur : « l’adolescent cueille sa jeunesse avec d’autant plus d’ardeur qu’il sait qu’il ne risque pas grand-chose ». En France l’acmé de la criminalité déclarée se situe entre 18 et 25 ans.

Cependant, la misère est responsable d’un certains type particulier de délinquance, comme celle des africains au chômage qui commettent un délit pour être incarcérés, travailler en prison et pouvoir envoyer leur pécule au village.

E/ Régulation sociale et urbanisation:

Dire que la ville, le plaisir et le crime sont liés, ne permet pas d’établir un lien de causalité. La criminalité « nerveuse » (vol avec violence ou à main armée) affecte plus particulièrement la région parisienne et le Sud-Ouest, la criminalité « calme », les autres régions.

La fréquence des crimes est indéniablement proportionnelle à la taille des villes mais elle affecte tout particulièrement des aires dites de délinquances où règnent alcoolisme et toxicomanie. Là, précisément, se trouvent des individus isolés, des familles monoparentales, des personnes économiquement assistées, des écoles à problèmes, des enseignants démotivés, etc.

En fait, plus que par opposition ville-campagne, ces zones se caractérisent par la pauvreté des échanges sociaux qui y règne, et un sentiment, largement subjectif, d’insécurité qui victimise la population.

F/ Populations étrangères et délinquance

Tous les observateurs sont frappés par la quantité de délinquants d’origine étrangère.

Un raisonnement en terme d’intégration parait une banalité, mais il est un fait que les familles d’émigrés sont souvent débordées par les attentes sociales qu’ils rencontrent, parfois très différentes de celles de leurs pays d’origines (choc des cultures). Les valeurs parentales perdent souvent toute crédibilité aux yeux de leurs enfant (acculturation) qui ne reçoivent pas une éducation conforme à ce qu’attendrait leur société d’origine, tandis qu’ils ne peuvent totalement s’insérer et que l’intolérance et la répugnance vis à vis du droit à la différence entraîne leur stigmatisation sociale et une humiliation identitaire aisément exploitable par des fanatiques qui haïssent les valeurs du grand Satan occidental que ces jeunes exclus partagent, comme beaucoup d’autres adolescents.

G/ Toxicomanie – alcoolisme et délinquance.

L’alcool et les psychotoxiques lèvent les inhibitions, ils sont un classique facteur de récidive

Le nombre de délits contre la propriété dépend de la quantité de drogues consommées : « Cependant, dire que la drogue conduit au crime n’est qu’une vérité partielle, car la plupart des narcomanes […] avaient débuté leur activité délinquante avant d’avoir consommé de la drogue. (Cusson, 1992). »

C’est donc le manque d’intégration qui conduirait à la drogue, parfois par délinquance interposée, et non le crime.

H/ Polymorphisme de la délinquance.

Diverses déviances ont tendance à s’agglutiner, il s’agit essentiellement du vol, de la violence, de la toxicomanie et de l’alcoolisme. On imagine que cela est dû au fait que les multirécidivistes ne sont que rarement des spécialistes mais des opportunistes prêts à tout pour satisfaire leurs désirs (drogue, argent, puissance, plaisir, etc.). Cela pose le problème d’une prédisposition à la déviance (personnalité antisociale) dont certains psychologues pensent connaitre plus ou moins les causes, mais personne ne saurait dire pourquoi elle s’actualise sur un type de délinquance plutôt qu’un autre.

Maurice Cusson apporte un éclairage sur les motivations des délinquants. Il s’agit du paradigme actionniste dont nous verrons les principes dans le chapitre suivant.

4- Théorie de la réaction sociale (criminologie critique) ou « Labelling Theory »

Elle répudie les théories empirico-positivistes et privilégie les études qualitatives (observation participante) au détriment des études quantitatives. Cette contestation a été initiée par Erwing Goffman, Edwin M Lemert et Howard S Becker. Goffman a étudié la stigmatisation en réaction à une « contretypie » ou « stigmate » (immigré, marginal, handicapé, etc.) ; Becker a rédigé « Outsiders » en fréquentant le milieu de musiciens de jazz fumeurs de cannabis ; Lemert estime que : « Ce n’est pas la déviance qui conduit au contrôle social, mais le contrôle social lui-même qui conduit à la déviance ».

Le stigmate modifie l’identité du sujet pour se conformer à ce que le corps social attend de lui, notamment en matière de déviance, ce qui parait évident, et rejoint les théories d’identification psychologique. Cependant, la « réaction sociale » a tendance à banaliser le crime et donne parfois des arguments au déviant pour se justifier, comme les pédophiles par exemple qui se disent stigmatisés et espèrent que les victimes aient pris du plaisir.

Le CESDIP, centre de recherche du ministère de la justice, est le héraut de la théorie de la « réaction sociale » en France. Il publie la lettre « Questions pénales » et participe au comité de rédaction de la revue « Déviance et société ».

5- La criminologie empirique

A/ Critique du « psychologisme »

Essentiellement nord-américaine, la criminologie empirique commence à intéresser certains criminologues en France. Son point de départ est le constat d’échec de la criminologie clinique qui ne serait pas parvenue à contrôler la délinquance ni à prévenir les récidives comme l’attestent les statistiques criminelles.

Robert Martinson (26) publie en 1974, un article qui aura un retentissement considérable. Son « Nothing works ! » influencera une politique pénale sécuritaire qui va bien au-delà des intentions de son auteur.

Les chiffres concernant l’évolution des crimes et délits en France (et dans le monde occidental) entre 1960 et 1980, particulièrement éloquents, étayeraient la thèse, qui affirme que les références aux sciences humaines, seraient dénuées de toute efficacité du triple point de vue : 1/ de l’étude pluridisciplinaire des causes de la délinquance, 2/ de sa prophylaxie, 3/ du traitement et de la réinsertion des criminels. Certains dénoncent les effets pervers de l’enquête de personnalité, conséquence du processus d’individualisation de la peine (recommandé par le Code pénal) qu’ils estiment excessif. Les expertises médico-psychologiques seraient contraires à la présomption d’innocence. Quelles que soient les compétences de l’expert, le doute ne profiterait jamais à l’accusé qui court le risque de se faire étiqueter dans une rubrique nosologique après un trop bref examen. Enfin, cette exigence d’enquête approfondie alliée à l’échec global de la criminologie de traitement serait en partie responsable du surpeuplement de prisons (devenues des hôpitaux) où 45% des détenus seraient innocents au regard de la loi.

Progressivement cette vision sécuritaire sera combattue par de nombreux criminologues, et rapidement par Martinson lui-même, dépassé par le succès et la déformation politico-médiatique de sa thèse : « Contrairement à ma position précédente, certains traitements ont des effets appréciables sur la récidive. […]. Toute conclusion dans la recherche scientifique tient provisoirement et est sujette à d’autres faits […]. De nouveaux faits tirés de notre recherche actuelle me conduisent à rejeter ma conclusion originale […]. J’avais hésité jusqu’ici mais les résultats de notre enquête sont simplement trop concluants pour ne pas en tenir compte (Martinson, 1977) (27). »

Quoi qu’il en soit, la criminologie tend à ne plus uniquement se polariser sur la mystérieuse personnalité du criminel mais sur l’acte criminel. Ainsi en 1981, dans « Délinquant pourquoi ? (28) », Maurice Cusson faisait une analyse des mobiles crime sans tenir compte de la personnalité du délinquant :

Les fins : en vue de quoi le délit est-il commis ?

L’ACTION : pour déployer de l’énergie et avoir la sensation de vivre intensément

1.      L’excitation : pour éprouver des sensations fortes

2.      Le jeu : pour le plaisir de pratiquer une activité incertaine et fictive

L’APPROPRIATION : pour profiter du bien d’autrui

3.      L’expédient : pour se tirer d’affaire

4.      La possession : pour satisfaire un besoin d’accumuler des biens

5.      L’utilisation : pour se servir d’un objet quitte à l’abandonner ensuite

6.      La convoitise : pour satisfaire un désir immédiat

7.      Le supplément

8.      La fête : parties de plaisir et achats excessifs

L’AGRESSION

9.      La défense : pour se protéger

10.    La vengeance

LA DOMINATION : pour obtenir une suprématie quelconque

11.    La puissance : pour exercer un pouvoir ou obtenir la soumission d’autrui.

12.    La cruauté : par sadisme

13.    Le prestige      

 B/ Exposé du paradigme actionniste

Son postulat fondateur (de même que pour toute criminologie empirique) est la liberté de l’homme considéré comme un acteur et non comme un agent. Le malade mental qui relève des articles 122-1 et 122-2 CP est par conséquent exclu de son champ d’investigation. Ce type d’approche individualiste a été tout particulièrement élaboré par une série de sociologues dont Raymond Boudon est la figure dominante. Le domaine de la criminologie empirique est l’analyse de l’acte criminel pris dans sa finalité. Ses outils sont la méthode inductive à partir d’enquêtes sur le terrain. Son projet, éminemment social, est de proposer des solutions pratiques.

Le paradigme actionniste élaboré par Michel Crozier et Erhard Friedberg (29) consiste à faire l’analyse stratégique d’un acte rationnel mis au service d’une fin dans le but de résoudre un problème. Il revient à se poser la classique question : « à qui profite le crime ? » Même si l’on pourrait penser que le criminel s’acharne à faire son propre malheur, il agirait, dans cette perspective, pour obtenir un profit, passer d’un état qui ne le satisfait pas à un autre qu’il espère meilleur. La rationalité du criminel (ses bonnes raisons en quelque sorte) est limitée, non par des motivations inconscientes étrangères à ce type de modèle mais parce qu’il est d’une part confronté à une situation dont il ne peut contrôler ni connaître tous les paramètres (présence imprévue de témoins, cible mieux défendue que prévu, etc.) « Il est rationnel, d’une part, par rapport à des opportunités et à travers ces opportunités par rapport au contexte qui les définit et, d’autre part, par rapport au comportement des autres acteurs, au parti pris que ceux ci prennent et au jeu qui s’est établi entre eux… (Crozier et Friedberg, 1977) » et d’autre part soumis à des phénomènes affectifs et émotionnels incontrôlables : « […] la logique de sa démarche conduit l’analyse stratégique à accorder une importance primordiale au vécu des participants (Crozier et Friedberg, 1977) »

L’analyse est posée en termes économiques (30): le gain concerne le profit que le délinquant tire de son acte; le coût ce qu’il risque de perdre (ou perd objectivement) après son passage à l’acte criminel (riposte de la victime, arrestation, punition, etc.) Le taux d’élucidation des vols déclarés (15,22 % en 1990), la faible probabilité d’être incarcéré lors d’une première arrestation, et les profits réalisés, devraient tous nous inciter à devenir cambrioleurs, il n’en est rien.

Selon Maurice Cusson, ce type d’analyse communément admis pour expliquer certains aspects du vol, laisse généralement sceptique en matière de toxicomanie. Pourtant, ce n’est pas uniquement pour échapper aux effets du manque que l’héroïnomane est prêt à tout pour se procurer sa drogue, mais aussi pour planer, pour rester à l’unisson avec son groupe, pour se sentir mieux. Des études ont fait également ressortir que la dépendance était parfois fort longue à se mettre en place (1 an et plus) et que ce problème emblématique du manque masquait le fait que certains héroïnomanes restent des êtres rationnels qui modulent : « leur consommation dans le but d’en maximiser les bénéfices et d’en minimiser les coûts. (Cusson 1992). »

Cette théorie économique a permis de formaliser la théorie de la prévention situationnelle.

Pour conclure ce chapitre, nous dirons que pour le socio-criminologue actionniste, le délinquant est un être intellectuellement actif qui s’ingénie à exploiter les situations qui lui procurent les solutions les plus commodes et les moins risquées pour arriver à ses fins. Il se place résolument sur le terrain de la recherche sociologique et criminologique quantitative.

(A suivre)

NOTES

  1. Skinner BF. (1972). Par delà de la liberté et de la dignité. Paris : Laffont
  2. Girard R. (1982). Le bouc émissaire. Paris : Grasset
  3. Proulx J et Sauvêtre N. (2005). Meurtriers sexuels et violeurs : aspects psychopathologiques, in Proulx J, Cusson M, Beauregard E et Nicole A. Montréal : PUM
  4. Les meurtriers sexuels: Analyse comparative et nouvelles perspectives, in Cusson M., Guay S., Proulx J., Cortoni F. (2013). Traité des violences criminelles : les questions posées par la violence, les réponses de la science. Montréal : Hurtubis
  5. Million T. (1983). Million Clinical Multiaxial Inventory Manual, Minneapolis, Interpretative Scoring Syste
  6. Dauver B, Belveyre E, Durand C, Hardouin F, Brochet S. (2002). Éléments statistiques descriptifs concernant une population de 400 détenus au centre pénitentiaire de Caen, Forensic, n°1
  7. Pilon M, Séguin JR. Neuropsychologie des comportements antisociaux et de l’agression physique, in Cusson M, Guay S, Proulx J, Cortoni F. (2013). Traité des violences criminelles : les questions posées par la violence, les réponses de la science, Montréal : Hurtubise
  8. Ouellet-Morin I. (2013). L’étiologie génétique et environnementale de la violence ; une perspective intégrative, in Traité des violences criminelles : les questions posées par la violence, les réponses de la science. Montréal : Hurtubise
  9. Bourdieu P. (1996). Sur la télévision, LIBER édition
  10. Touraine A et Grisoni D. (1977). Un désir d’histoire, Paris, Stock
  11. Baechler J. (1975). Les Suicides, Paris, Calmann Lévy.
  12. Herpin N. (1973). Les sociologues américains actuels, Paris, PUF, col. Sup
  13. Trasher F. (1927). The gang, Chicago, University of Chicago Press
  14. Cohen A. (1958). Delinquent Boys: the Culture of the Gang, Glencoe (IL), Free Press
  15. Cloward R et Ohlin L. (1960). Delinquency and opportunity, New-York, The Free Press
  16. Lemert L. (1967). Human Deviance, Socials Problems and Social Control, Englewood Cliffs, N.J. Prentice-Hall
  17. Glueck S, Glueck E. (1950). Unraveling Juvenile Delinquency, Cambridge, Haward University Press
  18. West DJ, Farrington DP. (1973). Who Becomes Delinquent, London, Heinemann – West DJ, Farrington DP. (1977). The Delinquent Way of Life, London, Heinemann
  19. Sellin T. (1938). Conflits de culture et criminalité, Paris, Pedone, 1984
  20. Sutherland E, Cressey D. (1966). Principes de criminologie, Paris, Cujas.
  21. Merton RK. (1938). Social Structure and Anomie, American Sociological Review, vol. 3
  22. Cloward R, Ohlin L. (1960). Delinquency and opportunity, New-York, The Free Press
  23. Hirschi T. (1969). Causes of delinquenc., Berkeley, University of California Press
  24. Frechette M et LeBlanc M. (1987). Délinquance et délinquants, Chicoutimi, Gaétan Morin
  25. Becker HS. (1963). Studies in the Sociology of Deviance, Traduction française, Métallier, 1985
  26. Lemert E. (1967). Human Deviance, Socials Problems and Social Control. Englewood Cliffs, N.J. Prentice-Hall
  27. Martinson R. (Spring 1974). What Works? – Questions and Answers About Prison Reform. The Public Interest
  28. Martinson R et Wilks J. (1977). Save parole supervision. Federal Probation, 41
  29. Cusson M. (1981). Délinquant pourquoi ? Montréal : Bibliothèque québécoise inc.
  30. Crozier M, Friedberg E. (1977). L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective. Paris : Le Seuil
  31. Becker G. (1968). Crime and Punishment : an Economic Approach. of Political Economy, march

Gérard Lopez

Président de l’Institut de Victimologie

Secrétaire de la rédaction

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