MANIFESTE DE LA GRAVITE DU VIOL : deuxième partie

Yan Warcholinski

 

EXPLICITER LA GRAVITE DU VIOL

 

          Ce qu’est la gravité

La mort correspond au plus haut degré de gravité, quand aucune nouvelle organisation n’est possible. Ainsi, on comprend pourquoi la gravité ne dépend pas de la contrainte : quand un acte affecte une organisation, quand il porte atteinte à un élément vital, la contrainte n’a rien à voir à l’affaire.

          Le type de gravité du viol

On ne parle de gravité que lorsqu’un organe vital est atteint. Ainsi, expliciter la gravité du viol nécessite de savoir quel organe vital est affecté, quel élément de l’organisation ne fonctionne plus. Mais d’abord de quelle organisation s’agit-il ? Biologique ou psychique ? Cette question est minée parce qu’à chaque fois les réponses expéditives affluent. On parle de blessures, de lésions internes ou de MST. Ce qui est vrai. Le problème étant que cela ne concerne pas toutes les victimes. Réduire la gravité du viol à des conséquences biologiques collatérales, c’est exclure les cas où celles-ci sont limitées, quand les séquelles physiques sont temporaires (la durée étant signe de gravité), voire même inexistantes, quand le corps est intact, quand la victime n’a pas résisté, parce qu’elle a obéi, parce que terrifiée. Ce qui entretient la désaggravation.

Par contre, si on revient aux symptômes traumatiques abordés plus haut, ceux-ci visent à montrer que l’organisation atteinte par le geste du viol n’est pas biologique, mais psychique. Pourquoi les symptômes traumatiques témoignent de la gravité du viol ? D’abord par leur durée, leur insistance (peu comprise par les victimes elles-mêmes, qui ont souvent du mal à contenir l’agacement de leur entourage), mais aussi parce qu’ils sont identiques d’une victime à l’autre. Ce qui témoigne l’existence d’une mécanique indépendante des individus.

La gravité du viol ne serait donc pas physique, mais psychique. Ce qui ne simplifie rien. Si la gravité du viol se traduit par une blessure psychique, cela nécessite de dire pourquoi un geste corporel est insupportable pour le psychisme. En somme, si la désaggravation perdure, ce n’est pas plus compliqué que ça : la question du rapport corps / psychisme n’a pas encore été résolue. Car c’est bien ici que tout spécialiste échoue : dire pourquoi entrer dans le corps peut provoquer une effraction psychique. C’est que la difficulté est considérable : il s’agit d’expliquer rien de moins que le rapport du corps au psychisme, ce qui revient à montrer ce qui relie la substance pensante à l’étendue. Bref, réussir là où Descartes a échoué. La poisse. Comment faire ? Où est le mode d’emploi ? Par où commencer ? Pour ça, il faut d’abord trouver ce qui peut être vital pour le psychisme. Et ça, on sait pas. Si on connaît toutes les nécessités de la craie, en ce qui concerne l’idée de la craie, c’est une autre histoire. Le piège étant d’expliquer l’un par l’autre : Il peut être tentant d’aller puiser les nécessités psychiques à l’extérieur, au sein du fonctionnement biologique du cerveau. Mais cela relève du naturalisme. Non. Expliciter la gravité du viol est un défi parce qu’il s’agit de trouver ce qui peut être vital pour la pensée, trouver un fait psychique à l’intérieur du psychisme, pas au dehors. Ce qui implique de savoir de quoi est fait le psychisme, quelle est sa matière. Ce qui est intéressant.

          L’organisation psychique : Le besoin vital

Comprendre la gravité nécessite de connaître les éléments vitaux d’une organisation. Ce qui suppose de connaître les besoins vitaux. En somme, pour comprendre la gravité psychique du viol, il s’agit non seulement de savoir quel organe vital est atteint, mais aussi le besoin vital psychique auquel il correspond. Et là, il y a un problème. Pour l’organisation biologique, c’est envisageable puisque les besoins sont connus : eau, oxygène, nutriments… Mais en ce qui concerne l’organisation psychique, rien n’est moins sûr. Pourquoi le psychisme posséderait des besoins en dehors du biologique ? La vie psychique n’a rien de concret, il ne semble donc pas possible d’en déduire le moindre besoin vital. Il y a surtout deux raisons. D’abord, si le psychisme possédait un besoin vital, tous les psychismes se ressembleraient, or, tout le monde est différent. Rien de plus personnel et variable que ce qui relève du psychologique. Ça dépend. Et même s’il existe des types psychologiques, leurs combinaisons sont nombreuses, et les nuances entre individus varient à l’infini. L’autre raison est d’ordre moral. Qui dit besoin, dit obligation, ce qui nierait la liberté de tout être humain. Insérer de l’obligation au sein de la pensée, donc au sein de la volonté, reviendrait à réduire les humains à des automates, dont la liberté ne vaudrait guère mieux qu’une pendule qu’on remonte de temps en temps. Face à la liberté, toute mécanique psychique est hors de question… Par rapport à ça, je n’ai pas de solution, si ce n’est que comprendre la mécanique psychique permettrait de savoir pourquoi la liberté nous est si chère. Comprendre l’organisation psychique, c’est peut-être aussi comprendre ce qui fait vouloir la liberté. Quoi qu’il en soit, tout ce que je sais est que cette allergie ne peut qu’entretenir l’ignorance du mécanisme psychique. Ce qui est exclu, parce que si l’organisation psychique n’existe pas, on peut faire une croix sur la gravité du viol. Expliciter la mécanique psychique n’est donc pas une option… Ce qui suppose de trouver un dénominateur commun dans la multitude des comportements humains, une constante dans l’infini des particularités. Facile.

C’est vrai que tous les humains sont différents, mais quand même, quand on les observe bien, on remarque qu’ils partagent un truc spécial, une particularité, commune à tout humain, autrement dit un truc universel : la verticalité. Qu’est-ce à dire ? C’est que pour l’humain, un paysage n’est pas seulement blanc ou froid, il peut aussi être noble et majestueux. Chez l’humain, l’environnement ne se réduit pas à une masse de choses qui seraient « à manger » ou « à attaquer ». Elles peuvent aussi être belles, vraies, ou injustes… Mais bon… il faut admettre que ce n’est pas ça qui est universel. Le bien, le beau, le vrai, nombre d’humains s’en passent, ou n’en ont même jamais entendu parler. Par contre, il y a bien quelque chose que nous faisons tous, de manières différentes bien sûr, mais le but est toujours le même : fabriquer de la valeur. Malgré des différences infinies entre individus, nous faisons tous une seule et même chose : fabriquer de la valeur. Car nous ne faisons pas que boire et nous nourrir. Pourquoi cherche-t-on à être compétent ? Pourquoi les enfants imitent les grands ? Pourquoi passe-t-on du temps avec des amis ? Pourquoi tomber amoureux, s’aimer, se haïr ? Pourquoi chercher le pouvoir, la richesse, la domination, ainsi que la beauté ? Toutes ces choses non biologiques, communes à tout humain, consistent à fabriquer de la valeur. C’est cet unique et même besoin qui pousse tout humain à avoir des amis sympathiques, un bon métier, de bonnes notes, une bonne situation, à vivre dans une belle maison, réussir, faire carrière, ou suivre la mode, accomplir des exploits, défendre les plus faibles, faire rire, ou encore à être le plus habile, le plus fort, avoir raison, être le plus malin. C’est aussi la raison pour laquelle nous n’aimons guère la critique ou les insultes, qui disent que nous n’avons pas de valeur.

Comme le coupe-papier tranche, tout humain a besoin de fabriquer de la valeur, et tout le pousse à cela, de toutes les façons possibles, au détriment d’autrui ou non.

Bien. Tout humain cherche à fabriquer de la valeur… Mais ce qui est universel n’est pas pour autant vital, dixit la télé, les portables. Cependant, pour le psychisme, il semble bien qu’avoir de la valeur ne soit pas une option, car il ne lui est pas possible de s’en passer.

Nous avons tous des modes d’existence différents, c’est-à-dire des façons de fabriquer de la valeur. Et il arrive que ces méthodes ne marchent plus, ne produisent plus aucune valeur. On pourrait alors s’attendre à ce que le psychisme entre en repos, en pause, dans l’attente de trouver une nouvelle manière de fabriquer de la valeur. Il n’en est rien. Sans valeur, le psychisme cesse de fonctionner, il est « fatigué ». Ce qui correspond à la dépression. Quand les chemins pour avoir de la valeur ne mènent plus à rien, le monde cesse d’avoir de l’intérêt et le psychisme tombe en panne.

Ainsi, tout comme l’organisme a besoin d’eau et d’oxygène, le psychisme a besoin d’avoir de la valeur. Étape nécessaire pour connaître l’organe vital du psychisme, afin d’expliciter la gravité du viol. Ce qui est loin d’être évident, car comment localiser un organe psychique, que l’on ne peut ni toucher, ni voir ? Comment identifier un truc abstrait ? Pour répondre, il est bon de rappeler que ce n’est pas la dissection qui a permis de repérer les organes biologiques (dont l’imbroglio faisait dire aux grecs que cela ne pouvait être que l’œuvre d’Épiméthée, celui qui ne réfléchit pas avant d’agir), mais leur fonction. Si les médecins ont su distinguer le foie de la vésicule, et de la rate, ce n’est pas parce qu’ils les ont découpés, parce qu’ils ont regardé les couleurs. Au contraire, s’ils ont localisé les organes, s’ils ont pu les délimiter, c’est parce qu’ils ont d’abord compris à quoi ils servaient.

          L’organisation psychique

L’organe et sa fonction (l’âme, l’identité, ce qui perdure)

Trouver l’organe psychique suppose de comprendre à quoi il sert. Voilà pourquoi il était nécessaire de connaître le besoin vital psychique. C’est la fonction qui fait l’organe. Prenez les poumons, ils existent parce que l’oxygène doit être acheminé à l’intérieur de l’organisme. Ainsi, expliciter l’organe psychique suppose de connaître sa fonction quant au besoin d’avoir de la valeur.

Quand on a besoin de fabriquer de la valeur, l’ennui est que le monde ne va pas trop dans ce sens. Il y a la moquerie qui rabaisse, le mépris, les reproches, le jugement, et j’en passe. Ce qui pose question par rapport au besoin psychique. Le besoin de tout humain étant de fabriquer de la valeur, pourquoi certains mentent, humilient, menacent, escroquent ? Si l’humain est en quête de valeur, pourquoi dévaloriser ? C’est que le bénéfice est immédiat : la supériorité, le triomphe sur autrui. Cela correspond au principe cannibale qui consiste à détruire de la valeur, à rabaisser qui en possède, pour en acquérir. Il faut dire que fabriquer vraiment de la valeur, valoriser autrui, n’est pas ce qui vient en premier. Parce que cela fait appel à plusieurs compétences, telles que la générosité, ou l’intelligence qui permet de comprendre autrui et se mettre à sa place. Alors que rabaisser ne requiert pas de compétence particulière, c’est à la portée de n’importe qui. Ainsi, le besoin de valeur nous jetterait d’office dans un monde de compétition, où le principe dominant consiste à se fabriquer de la valeur au détriment d’autrui, parce que plus facile, plus pratique. Le paradoxe est donc le suivant : Le besoin psychique de valeur nous jette dans un monde fait de violence qui rabaisse.

Pourquoi ce détour par la violence ? Elle est ce qui rabaisse, ce qui dévalorise. C’est donc la violence qui permettra de comprendre la fonction de l’organe psychique. La difficulté avec la violence est qu’elle est galvaudée. De la foudre à une sonnerie de portable, on parle de la violence à propos de tout et n’importe quoi, sa perception se réduisant à quelque chose de négatif, de désagréable. Mais la violence n’est rien de tout cela, elle est typiquement humaine. Les menaces climatiques par exemple. S’il est vrai que les tsunamis, les tornades, les tremblements de terre sont destructeurs – terrifiants même -, au plus leur connaissance augmente, au plus on peut les anticiper, et donc s’en protéger (en posant des récepteurs tectoniques ou en construisant des abris). Au plus on apprend, au moins ces phénomènes seront destructeurs. C’est en cela qu’ils se distinguent de la violence : Pour tout danger climatique, le savoir réduit la menace, mais pour la violence, c’est l’inverse. Face à la violence, ce genre de précaution est inutile puisque ce qui arrive ne dépend pas de mécanismes tectoniques ou de lois atmosphériques, mais seulement de l’intention d’un agresseur, qui est arbitraire, qui peut donc se renouveler, être créative, et ne pas avoir de fin. Car la violence ne se réduit pas à un choc ou à de la brutalité, elle consiste à faire comprendre à la victime que dorénavant, elle devra obéir. Ici réside l’esprit de la violence, et le but de tout agresseur : que la victime se rentre dans le crane, qu’elle sache que désormais, il faudra modifier son comportement. Le but étant de faire comprendre que tel quartier, tel métro appartient à l’agresseur, que dorénavant, il faudra les éviter ; ou qu’il ne faut pas parler à d’autres garçons, qu’il vaut mieux éviter de se promener trop tard dehors, ou ne plus sortir du tout, ou ne plus aller à l’école, etc. Car la violence c’est du savoir. C’est d’ailleurs pour ça que tout agresseur se prend pour un donneur de leçon.

Contrairement à des menaces climatiques qui diminuent avec l’augmentation du savoir, la violence a cela de spécifique qu’elle démarre au moment même où la victime apprend l’intention de son agresseur, car alors, son sort est livré non plus aux lois de la nature, mais à l’arbitraire de l’agresseur. Pour rester compréhensible, le monde doit être stable, or, les règles décrétées par les agresseurs peuvent changer comme bon leur semble. Voilà pourquoi toute violence est un choc, car elle soumet la victime, lui annonçant ainsi : « tu n’as pas de valeur ». Ainsi, la violence marque un avant et un après. Après la violence, on sait que ce genre de chose arrive, peut toujours arriver, ce qui change tout.

S’il y a bien un truc qui pose problème, c’est la violence, qui dévalorise, face à laquelle le psychisme se trouve bien démuni puisqu’il n’est pas possible de s’en prémunir. Alors, si le besoin humain consiste à fabriquer de la valeur, comment faire dans un monde qui dévalorise ? Car la violence arrive. Facile, pratique, souvent efficace, elle s’avère tentante. Elle restera donc très répandue. Dès lors, si le psychisme ne peut pas vivre avec la dévalorisation, ou sa menace, comment résiste-t-il quand la violence est inévitable ? Pourquoi chacun d’entre nous n’est pas voué à l’infériorité ? Pourquoi certains peuples n’ayant jamais connu que la dictature et la soumission, du jour au lendemain, se dressent contre l’oppresseur, quitte à sacrifier leur vie ? Quelle est cette chose que des humains placent au dessus de tout ? D’où vient ce que Camus nommait le sentiment de révolte ? Cette irrépressible colère ? Car la logique de la violence n’est pas respectée. Après avoir été agressé dans le métro, il vaudrait mieux ne plus l’emprunter. Après un cambriolage, mieux vaudrait rester chez soi. Pourtant, on se déplace quand même, on sort quand même. Bref, ça passe. C’est qu’il y a quelque chose en nous qui se maintient malgré l’adversité, qui va de l’avant, quelque chose de constant, qui arrive à dépasser ce qui dévalorise, qui éloigne la menace, une sorte de filet de sécurité qu’une discussion amicale, une geste affectueux permettra de rétablir. En face de la violence qui essaie de me faire croire que je ne suis rien, autre chose affirme que j’ai de la valeur, de toute façon, parce que c’est comme ça. Un peu comme de l’or que la boue recouvre parfois, mais qui ne rouille pas. Ce quelque chose, incompatible avec la soumission, que la violence ne peut pas atteindre, est ce qui forme l’organe psychique.

Organe, parce que producteur de valeur. Mais pas n’importe laquelle, car les valeurs ne se valent pas toutes. Certaines sont variables, parce que relatives à mes compétences : Si je travaille bien, je serai apprécié ; si j’écris bien alors beaucoup de gens me liront ; si je présente bien mon produit, mon chiffre d’affaire grandira. Tout cela se borne à nos capacités propres, à des critères variables tels que l’argent, le niveau social, nos origines, notre beauté, notre intelligence, notre charisme, notre humour, etc. Le problème étant que cela nous persuade que ce que nous valons est soumis à conditions. Ça dépend. Ça peut donc aussi dépendre de la violence. Or, il existe un autre type de valeur non variable, non tributaire, par là plus solide, inaliénable par la violence, mais plus rare. Pour quelle raison ? Pourquoi n’est-ce pas notre priorité ? Ce genre de valeur ne dépend pas de nous, nous n’en avons pas le contrôle, il est donc moins recherché, donc moins répandu. De quoi s’agit-il ? Quelle pourrait être cet antidote qui met à l’abri de la violence?

Étymologiquement, ce qui met à l’abri, à part, correspond au sacré, dont la fonction est de protéger, de mettre en paix. Mais nous voilà bien avancés. Le sacré relève plutôt de l’absolu, du sans cause. Comment fabriquer ce genre de truc, qui n’est pas représentable ? Une statue ? Elle peut se détériorer, casser. Quelque chose de plus grand alors, comme un temple ? Israël s’y est bien essayé, mais sans succès. Le temple de YHWH, censé être éternel, donc indestructible, a été détruit. Deux fois… Il n’existe pas de substance à la hauteur du sacré parce que toute matière est corruptible. Il existe bien l’or, inoxydable, mais justement, il fait l’objet de toutes les convoitises. Ainsi, comment créer un lieu de paix, un lieu qui mette à part ? La méthode est scandaleuse de simplicité : Il s’agit de tracer une limite, qui sépare le dedans du dehors et fabriquera ainsi un habitacle, une enceinte hors d’atteinte de la violence, garantissant la paix. Ainsi, l’organe psychique, ce serait de la frontière, fabriquant un lieu inaccessible à ce qui rabaisse, et donc garant de l’identité, de ce que nous sommes.

Pourquoi avons-nous conscience ? D’où vient que la conscience existe ? La première condition est l’intériorité. Pas de conscience sans un intérieur. Si le psychisme n’est pas que pensée, mais étendue, c’est parce qu’il s’agit là de sa condition d’existence. Si le psychisme est étendue, c’est parce que son organe central se présente sous forme d’un lieu, d’un abri, qui formera un dedans et un dehors. Sera sacré ce qui se trouve après cette limite, au-delà, et formera le socle de la valeur d’un humain, sa dignité.

C’est donc le sacré, l’irreprésentable, qui structure le psychisme. Son besoin est de fabriquer de la valeur, et face à ce qui rabaisse, la parade consiste à se doter d’une valeur constante, c’est-à- dire une identité. L’organe psychique adoptant la forme de frontière, garante de notre valeur, de ce que nous sommes. Il y en a trois.

LES TROIS FRONTIERES PSYCHIQUES

 

Avant de commencer, j’aimerais préciser qu’il ne faut pas s’attendre à une démonstration mathématique. Une frontière qui délimite le sacré réclame un acte de foi. L’ingrédient de base de toute valeur étant la parole (qui demande crédit), si nous nous sentons sacré, à part, ce n’est pas parce qu’on nous l’a prouvé, mais parce qu’on nous l’a dit. Quand ça ? À chaque fois qu’une personne a affirmé son amour, qu’elle a fait comprendre que nous avions de la valeur, sans condition, et quoi qu’il arrive. Nous sommes à part parce que nous avons été mis à part, par quelqu’un qui nous l’a fait comprendre. C’est pourquoi il ne s’agira pas de démontrer le sacré et ses frontières, mais d’en donner une description, qui nécessitera votre adhésion.

Comment repérer les frontières du sacré ? Comment faire pour reconnaître une frontière psychique ? Elles possèdent deux caractéristiques inhérentes aux deux propriétés de la violence, dévalorisante et arbitraire. Face à la violence qui dévalorise, le sacré garantit notre valeur, ce que nous sommes. La première propriété d’une frontière psychique est donc relative à l’identité. Ensuite, face à l’arbitraire imposé par la violence, le sacré consiste à mettre en ordre, en séparant, en faisant frontière, au delà de laquelle se jouent des lois à part, c’est-à-dire particulières, singulières. « Sacré » provient du latin sancire, qui signifie à la fois délimiter et interdire. Le sacré est donc là où on ne fait pas n’importe quoi, le principe étant que c’est la règle qui fabrique la frontière, la loi fait frontière.

La violence arrive, et rien n’échappe à la violence. La stratégie du sacré consiste donc à être ce qui est totalement pas pareil, du tout autre. C’est pourquoi le sacré se signale par des lois dénuées de toute logique, distinctes du monde normal où réside la violence. Ainsi, entrer dans le sacré, c’est entrer dans un monde à part, un autre monde, régi par d’autres lois, qui n’ont rien à voir.

          La patrie

Une des trois frontières délimite notre territoire. Sa taille varie du village tribal à l’empire, en passant par la nation, le pays. Parmi toutes ces dénominations, ce qui ne varie est l’aspect identitaire. Je ne suis jamais allé en Alsace, et je n’y connais personne, pourtant, si un pays voisin l’envahit, il envahit aussi la France, ce qui fait que je me sentirai personnellement agressé. Et même en temps de paix, je ne connais pas personnellement Zidane, pourtant, lorsqu’il marque un but contre le Brésil, j’ai l’impression que c’est moi qui gagne.

Voilà pour l’aspect identitaire. Quant à l’aspect sacré, il y a des résistances. En effet, ne serait-ce pas réactionnaire que de parler du caractère sacré d’une nation ? En fait, c’est pire que ça. Il faudrait plutôt dire archaïque, parce que originel. D’où la force et la puissance de cette identité, qui peut aussi produire de la haine. Mais bon, pourquoi le territoire formerait-il une frontière sacrée ? C’est que ce lieu produit des règles singulières, à part, deuxième propriété du sacré. Quelles sont- elles ? Un territoire est fait d’une langue partagée par ses membres, mais aussi de chants, des façons de manger, de fabriquer des objets, de parler, de se saluer, de se laver, de faire la fête, bref, de l’ensemble des traditions, des usages, c’est-à-dire les us et coutumes qui fabriquent un pays. Ce qui veut dire que ce sont les règles culturelles qui fabriquent un territoire, et non l’inverse. Car c’est l’identité qui fabrique le sentiment d’appartenance, fabriquée par les us et coutumes, atelier de fabrication de la valeur d’un peuple. Mais en quoi ces règles fabriquent-elles du sacré ? En quoi formeraient-elles un lieu à part ? C’est que la culture, c’est ce qui va de soi. Ça ne s’explique pas. D’où la singularité des règles culturelles, qui marquent ainsi la dimension sacrée de la frontière territoriale.

          Le chez soi

Une deuxième frontière psychique correspond au foyer. Pour l’identité, c’est simple. Le foyer est le lieu où on se sent bien, au chaud, là où il devient possible de baisser la garde, de se relâcher, d’être soi-même, parce que c’est l’endroit où se trouvent nos objets personnels, intimes, les meubles à notre goût, mais aussi nos proches, ceux que nous aimons, bref, tout ce qui forme un chez-soi, qui se traduit littéralement par « le lieu de l’identité » : là où moi se retrouve. Cette frontière psychique n’est pas faite de brique ou de béton, mais de la déco intérieure : les meubles que nous avons choisis, les couleurs, la façon dont nous disposons nos objets, qui parlent de ce que nous sommes. On remarque bien ce processus au temps de l’adolescence, quand l’identité se mue vers l’âge adulte, où l’ado trouvera refuge dans sa chambre et repensera alors toute l’ancienne déco, devenue sans aucune valeur puisque choisie par les parents.

Quant à la deuxième propriété du sacré, les lois singulières, il suffit d’imaginer un invité posant les pieds sur la table. Pour l’en empêcher, on ne va pas se mettre à lui démontrer qu’il n’est pas bon que les germes de ses pieds se déposent sur un endroit où l’on mange. Dans ce cas, la logique ne marche pas puisqu’elle est inappropriée à la sacralité du lieu. Ce serait même un aveu de faiblesse, de non-valeur de la part de l’hôte. L’interdit ne peut donc se présenter que sous forme d’affirmation, selon la sempiternelle et indispensable formule : « C’est chez moi ici ! » Ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’argument, c’est comme ça, il n’y a pas de logique. C’est bien pour ça que les lois du chez-soi sont singulières, d’autant plus étranges qu’il arrive d’interdire chez soi ce que nous tolérons partout ailleurs. Règles qui ne devront être ni expliquées, ni justifiées puisque chez-soi, c’est sacré. C’est comme ça et c’est tout. Chez soi, on est souverain, voilà pourquoi il arrive qu’on s’y sente si bien.

          La frontière corporelle

Cette troisième frontière est celle qui intéresse notre propos, elle finit d’expliciter la gravité du viol. En ce qui concerne le rapport à l’identité, il est évident. C’est par mon corps que s’exprime qui je suis, ma personnalité, mon humeur, mais aussi mon appartenance sociale, mon genre sexuel, mon âge, etc. Ce qui est moins évident, ce sont les lois singulières qui feraient du corps un lieu sacré… Pour une culture ou un foyer, on comprend que des personnes se mettent d’accord sur des règles, mais pour le corps, quelles sont-elles ? Quelle est la loi du corps ? Elle est très ancienne en fait, mystérieuse même, car personne ne semble l’avoir choisie, aussi originelle que l’humain, ancestrale. Je parle du propre et du sale, du pur et de l’impur, où le corps forme le cœur de cette loi, son noyau, qui se répand sur la totalité des objets du monde. Tout ce qui entre dans le corps doit être propre, et ce qui en sort devient excrémentiel. Cette loi du corps, le pur et l’impur, est bien sûr archaïque puisque originelle, donc, tout à fait inexplicable. D’où son caractère singulier, et par là, sacré.

Ce serait donc la loi du pur et de l’impur qui ferait du corps un lieu sacré, à part, et formerait la réalité de la frontière corporelle… Mais reste un problème, celui de la matière de cette frontière corporelle. Car à la différence de la patrie faite de culture, ou du chez-soi fait de la déco intérieure, le corps n’est pas fabriqué, il est déjà là. Dès lors, comment en faire un lieu sacré ? Car de la valeur, ça se fabrique. Pour transformer un vieil os en relique, en trésor, on le met dans un sac, on interdit l’entrée, on le met hors de portée, on met un cadenas et on s’en va avec la clé. Bref, on crée quelque chose. Ce qui pose problème pour la frontière corporelle : Comment pourrait-elle être construite ? Ça ne peut pas être la peau, qui est déjà là, elle existe dès avant la naissance… Non, ce qui forme la réalité de la frontière corporelle, ce qui la matérialise, ce sont nos habits, qui ne servent pas seulement à nous protéger des intempéries, mais témoignent de notre appartenance sociale, notre sexe, notre âge, nos goûts, bref, tout ce que nous sommes. Précisons que les habits ne se limitent pas aux vêtements, mais à tout ce qui crée de la valeur, comme la coiffure, les bijoux, du parfum, les tatouages, les piercings… Tous ces marqueurs identitaires forment autant de littératures du corps, qui placent le corps dans une verticalité.

Récapitulons. Pour rendre manifeste la gravité du viol, il faut savoir quel organe psychique est atteint. Face à ce qui dévalorise, la parade, c’est la dignité, le sacré, qui ne peut pas être subordonné. Le sacré existe sous forme de trois refuges, trois habitacles, trois frontières que sont la culture, le chez-soi et la frontière corporelle. Ces trois frontières forment corps, c’est-à-dire unité et identité, que sont le corps propre, la famille et la patrie. Enfin, ces trois frontières forment autant de digues face à la violence car elles attestent de ma valeur, qui je suis. Face à la violence qui rend le monde invivable, les habits, l’habitat ainsi que les habitudes culturelles forment les frontières qui rendent le monde habitable.
La conséquence pour le corps est donc radicale : Il n’est plus seulement une étendue physique, mais une extension du psychisme. Si le corps semble appartenir au monde étendu, il est en fait un produit de la pensée. Le corps, en tant que lieu de production de l’identité n’est plus seulement une masse biologique, mais un concept concret. Ce qui veut dire que la réalité corporelle n’est pas physique et horizontale, mais psychique et verticale. On comprend donc que ce qui relie le corps au psychisme n’est pas une simple connexion : ils ne sont pas seulement reliés : le corps est le psychisme.

RETOUR SUR LA GRAVITE DU VIOL

 

Définir le viol uniquement par la notion de contrainte échoue à rendre sa gravité manifeste, c’est même participer à la désaggravation puisque les actes définis exclusivement par la contrainte ne contiennent pas de gravité. Reste l’acte même. Le problème étant que la notion de « pénétration sexuelle » présente dans la loi ne semble pas contenir de gravité, contrairement à celle de frontière corporelle, organe psychique vital. C’est pourquoi une nouvelle définition du viol pourrait être proposée : Effraction de la frontière corporelle. Ici, le terme d’effraction contient la notion de contrainte, mais aussi de gravité, qui consiste à contester une frontière vitale pour le psychisme, le geste de l’intrusion se formulant ainsi : « Tu vois, tu n’as pas de frontière, car je peux entrer à ma guise, et tu n’y peux rien ». Imaginez que quelqu’un entre chez vous quand bon lui semble, qu’il y reste tant qu’il le souhaite, et qu’il y fait ce qu’il veut. Peut-on encore penser avoir un chez-soi ? Le psychisme se structure à partir de frontières. Le viol est traumatique pas seulement parce qu’il va à l’encontre du désir de la victime, mais d’abord parce que ce geste conteste la frontière corporelle, ce qui désorganise le psychisme. Or, ce sujet est très peu abordé lors des procès… Faudrait-il déjà que la justice s’organise pour arrêter de renforcer l’effraction en trifouillant à plusieurs reprises dans la tête des plaignant-e-s. Ça pourrait être pas mal.

Voilà donc le but atteint, voilà donc la gravité du viol explicitée… Mais à quoi bon ? Est-ce que cela pourrait arrêter les agresseurs ? Je n’en sais rien. Ce qui est sûr, c’est que cela leur rendrait la vie plus difficile, car jusqu’ici, leur meilleur allié est le silence, entretenu par le phénomène de désaggravation, l’enfer consistant à devoir démontrer qu’on souffre, beaucoup et tout le temps. L’autre but serait de modifier l’ambiance des procès pour viol. D’où la redéfinition du viol. L’intérêt étant de ne plus être empêtré dans la notion de pénétration sexuelle, on ne peut plus connotée, mais de se centrer sur la notion de frontière. Et puis régler le problème de la preuve qui se pose lors de tout procès. Et pour cause, si la gravité du viol ne tient qu’à la contrainte, comment la démontrer ?

Comment démontrer de la subjectivité ? Comment prouver ce produit mobile et complexe, qui prend un caractère différent selon l’intention qui l’anime ? Si les avocats y vont au cas par cas, selon moi, tant que le viol sera défini selon la contrainte, la suite des procès ne fait aucun doute : la gravité disparaîtra avec la mise en débat de la contrainte. D’autant plus quand l’agresseur prend l’obéissance des victimes, leur silence, leur terreur, pour du consentement. Comme l’argument du consentement est la justification tarte-à-la-crème, il est primordial d’expliciter la gravité du viol, afin de la distinguer de la contrainte, et ainsi lui donner une chance de ne pas s’évaporer lors de la mise en question de la contrainte.

Pour finir, il est temps d’aborder le gros problème que révèle l’autonomie de la gravité, principe déclencheur de cette réflexion… le fond du problème en fait, origine de la désaggravation du viol et matrice de tout dysfonctionnement. En effet, l’autonomie de la gravité amène à séparer contrainte et gravité, ce qui contredit totalement notre perception, selon laquelle la contrainte sépare le viol grave d’une relation sexuelle sans gravité. Ce qui donne l’impression que c’est bien la contrainte qui déclenche la gravité. Ce qui n’est pas le cas. Ce n’est pas la contrainte qui fait que, tout à coup, la frontière corporelle deviendrait vitale. Elle l’est toujours. Selon l’autonomie de la gravité, un acte demeure grave indépendamment de la contrainte. À l’instar de la mort ou d’une ablation d’organe qui demeurent graves consentis ou non, si la pénétration corporelle contrainte comporte de la gravité, cela devrait aussi être le cas quand elle est consentie. Alors, qu’en est-il de notre perception ? Si c’est la contrainte qui semble faire surgir la gravité du viol, elle n’en est pas la cause, mais elle la dévoile. La contrainte révèle la gravité sexuelle.

Ce qui fait que tout ne s’arrête pas ici. Si la gravité ne dépend pas de la contrainte, expliciter la gravité du viol, c’est expliciter la gravité sexuelle tout court. Il s’agit donc maintenant de dire en quoi consiste la gravité sexuelle, comment elle se traduit quand elle est consentie.

LA GRAVITE SEXUELLE : LES CONDITIONS DE REALISATION

 

La recherche, en gros, c’est plutôt insipide, mais le côté intense, c’est quand on tombe sur un truc qu’on cherchait pas, c’est-à-dire quand on fait une découverte. Ce moment est vraiment un temps à part. En un instant, le truc qui n’a rien à faire là met tout en place, en ordre, explique tout. Le morceau qui crispe si on le rejette, mais qui rendra toute chose simple si on l’intègre, et deviendra central, puisque élégant. Quand j’ai commencé à réfléchir à la gravité du viol, je ne m’attendais pas à tomber sur un si gros morceau : la gravité sexuelle. Pour moi, c’était d’abord inattendu, mais elle s’est peu à peu installée en moi, pour se muer en évidence. Car comprendre ce qu’est la gravité, c’est savoir que si la pénétration corporelle contrainte est grave, celle-ci ne peut pas disparaître avec le consentement. Le raisonnement pouvant se résumer comme suit :

1) La gravité ne dépend pas de la contrainte,
2) La pénétration corporelle contrainte est grave,
3) Alors la pénétration corporelle consentie comporte aussi de la gravité.

Comprendre la gravité, c’est comprendre qu’elle est indépendante de la contrainte, tout comme l’euthanasie ou le don d’organe demeurent grave, malgré le consentement. Si la gravité consiste à porter atteinte à un organe vital, alors le consentement ne peut pas modifier cela.

Ainsi, la gravité du viol me conduisait inexorablement à la gravité du sexe. C’était fort de café. Mais ça expliquait l’omerta qui existe autour de la gravité du viol. Si la gravité du viol est si difficile à clarifier, c’est parce qu’expliciter sa gravité, c’est aussi révéler la gravité sexuelle. Ce qui est exclu. Impossible que le sexe contienne de la gravité : Tout ce qui est grave est dangereux, alors, de la gravité dans le sexe, on aurait fini par être au courant, non ?… La conséquence étant que cela empêche aussi d’expliciter la gravité du viol, qui se réduit donc à la contrainte, et toute la désaggravation qui va avec.

De la gravité sexuelle. Mais le danger alors, ce serait quoi ? La pénétration corporelle. Si la frontière corporelle est vitale pour le psychisme, toute entrée dans le corps présente un danger… Le problème étant que cette hypothèse ne correspond pas aux faits. Qu’est-ce qui pourrait laisser penser que la pénétration corporelle, même consentie, contiendrait de la gravité ? Cela a été abordé en première partie : la pénétration sexuelle est soumise à conditions, qui permettent à la gravité de ne pas être néfaste. C’est le cas pour tout acte qui comporte de la gravité : euthanasie, don d’organe, opération chirurgicale, test clinique, ou encore avortement, interdit au delà de quatorze semaines d’aménorrhée. Le terme même de « consentement » suppose l’existence de conditions et de risques inhérents à la gravité de l’acte, parler de consentement « éclairé » revenant à faire la lumière sur ces conditions et risques, sans quoi le consentement ne saurait être valable. C’est pourquoi le consentement ne doit pas être confondu avec un simple « oui », qui n’est qu’une distinction subjective entre ce qui fait envie ou non. Confusion qui contribue souvent à décrédibiliser le consentement sexuel, et par là entretenir la désaggravation du viol.

En fait, par rapport à l’ensemble des actes graves, ce qui spécifie la gravité sexuelle n’est pas l’absence de gravité, mais l’ignorance de celle-ci. Ce qui fait que le consentement sexuel soit le seul qui n’ait jamais vraiment été éclairé. La suite consistera donc à clarifier les conditions de la pénétration sexuelle, afin de savoir ce que, en matière sexuelle, signifie vraiment « consentir ».

LES CONDITIONS DE LA PENETRATION CORPORELLE

 

S’il nous arrive d’être dévalorisé, il est possible d’en souffrir, mais pas toujours. Il y a des personnes que la dévalorisation atteint, qui considèrent que leur identité est abîmée… parce qu’on ne leur a pas donné les outils pour penser autrement. Mais il est des personnes sur qui cela glisse. Tout coule. Pour quelle raison ? Ils sont dotés d’une petite partie de conscience, un habitacle, un jardin qui échappe à toute dévalorisation, qui reste indemne dans la plupart des circonstances. Habitacle garanti par de la frontière. Pour le psychisme, préserver ses frontières est primordial, parce qu’elles forment le socle de son organisation. Le mieux serait donc qu’elles ne soient jamais franchies. Ce qui s’avère compliqué en ce qui concerne la frontière corporelle.

Pénétrer une frontière ne remet pas obligatoirement celle-ci en question. Cela sera traumatique si n’importe qui, n’importe quand, peut y entrer. C’est pourquoi laisser quelqu’un entrer nécessite des conditions, afin de préserver la frontière. La première correspond à ce qu’on fait toujours quand on passe la douane : vérifier l’identité de l’entrant. Ce qui correspond au rituel de la séduction. À l’entrée d’un territoire, on vérifie le passeport, le visa. Voilà pourquoi deux personnes peuvent souhaiter passer du temps ensemble avant d’avoir une relation sexuelle : faire connaissance.

Notons que cette condition est loin d’être négligeable car elle renverse l’argumentation que ressassent les agresseurs sexuels, lesquels, ayant à peine parlé à la victime, se contentent de dire qu’elle n’avait pas dit non, et prétendent alors qu’elle aurait pu être consentante… alors qu’ils ne connaissent même pas leur prénom ! Cette logique se tient tant que la gravité du viol ne dépend que de la contrainte. Mais si toute pénétration corporelle contient de la gravité, alors, une des conditions est le temps passé à faire connaissance. Si cette condition n’a pas été respectée, le questionnement concernera alors moins la victime (savoir ce qu’elle aurait pu dire ou non) que l’agresseur, à qui on pourra demander ce qui lui permettait de croire à un consentement.

Éclairer un consentement signifie transmettre des informations, ce qui demande du temps. Voilà pourquoi faire connaissance n’est pas une option (sauf pour les sexe-friends, mais eux auront passé un accord préalable). Le mieux étant de préserver l’entrée à un nombre minimum de personnes, voire une seule. Cela correspond à la solution du mariage ou des sentiments amoureux, qui reviennent à faire du partenaire la personne élue, celle à qui l’entrée est réservée. Pour qu’une frontière demeure sacrée, à part, il est bon que la personne qui pénètre le soit aussi.

C’est aussi pour cela que le sexe implique la fidélité. Il est vrai que si le sexe était anodin, l’exigence de fidélité pourrait être interprétée comme de la possessivité. Par contre, s’il est nécessaire que la personne qui pénètre la frontière soit unique, toute infidélité sera trahison parce qu’elle comporte des conséquences quant à l’intégrité de la frontière corporelle antérieurement pénétrée. L’infidélité dit : « Tu vois, je suis entré en toi, mais je peux aussi entrer chez quelqu’un d’autre, ce qui fait que ta frontière corporelle n’a rien de sacré. »

          Transformer la pénétration corporelle : la cachette de la gravité sexuelle

Mais quand même, si le sexe contient de la gravité, pourquoi on ne s’en rend pas compte ? Le sexe est le genre de truc qu’il nous arrive de faire parfois. S’il contenait de la gravité, on aurait dû s’en apercevoir, non ? La réponse est non. C’est qu’il existe une autre méthode pour transformer la pénétration corporelle : la falsification. Si la pénétration est pour de faux, elle ne peut pas être vraiment grave. Or, le domaine de ce qui est « pour de faux », « pour rire », est celui du jeu, là où on fait semblant. On comprend mieux pourquoi le sexe commence souvent par un simulacre de bagarre, de la chamaillerie, c’est qu’il s’agit de mettre en scène, de savoir qu’on entre dans le monde du jeu, grâce à tous les gestes qui précèdent la pénétration corporelle, appelés aussi préliminaires… lesquels n’ont pas toujours porté ce nom, on appelait ça les préludes, c’est-à-dire ce qui précède le ludique, le jeu.

Il faut que le sexe reste le domaine du jeu parce que face à la pénétration corporelle, le psychisme ne « s’habitue » pas. Ce n’est pas parce qu’on l’a fait plein de fois que la pénétration corporelle cessera d’être grave… Car la gravité peut toujours resurgir, lorsqu’une des conditions n’a pas été respectée, comme avoir fait connaissance, sentir qu’on n’a le droit de dire non, le non-respect de certains scénarios. Sans quoi la pénétration corporelle apparaîtra « pour de vrai ». Alors, l’excitation disparaît soudain, y compris le consentement… ça coupe tout… Ce n’est pas parce qu’on ne perçoit pas la gravité sexuelle qu’elle n’existe pas. Il y en a toujours. C’est pour ça que le sexe reste intense et bizarre : Il contient du danger, de la transgression… Certes, pour de faux, mais transgression quand même.

En fait, le sexe est une aporie, c’est-à-dire un problème sans issue immédiate : D’un point de vue psychique, comme la frontière corporelle est vitale, l’idéal serait de ne jamais y entrer. Le problème est que du point de vue biologique, ça va pas être possible. Si plus personne ne rentre dans plus personne, c’est la fin de l’espèce. Il faut donc surveiller la pénétration corporelle de près. Préoccupation qui concerne toutes les cultures, chacune ayant cherché des solutions pour que la pénétration corporelle soit réalisable sans être destructrice. Si les solutions varient selon les cultures, il y en a une qui est universelle, à laquelle nulle civilisation n’échappe puisqu’elle en forme la condition initiale : l’interdit de l’inceste.

          La condition du temps (l’interdit de l’inceste)

Si la gravité sexuelle n’est plus perçue par l’adulte, ce n’est pas par habitude, mais parce qu’il en a pris un contrôle suffisant. Ce qui suppose un temps de préparation, et de respecter ce temps. Si le sexe était anodin, il serait possible de le faire sans se soucier de la maturité du partenaire, mais il n’en est rien. La préparation sexuelle comporte deux étapes.

La première consiste à fabriquer la frontière corporelle, car elle n’est pas innée, c’est une construction psychique. Pour que la pénétration sexuelle soit réalisable, il faut premièrement que la frontière corporelle soit suffisamment solide pour supporter l’exception d’une pénétration. Alors, comment se consolide-t-elle cette frontière ? C’est le rôle des parents, de la famille. Être père ou mère, membre d’une famille, c’est participer à la construction de la frontière corporelle de l’enfant qui leur est confié. Cela arrive de façon ponctuelle, lorsque l’enfant ne voudra plus qu’on le lave, lorsqu’il voudra aller aux toilettes seul. Il s’agira de lui réserver progressivement de l’intimité, en se détournant de sa nudité, en lui libérant peu à peu des espaces, dans la salle de bain, puis dans sa chambre, qui finira par devenir un territoire privé, une enclave au sein de la maison parentale. La famille est le lieu de construction de la frontière corporelle, donc milieu censé être exempt de toute intentionnalité sexuelle. C’est pour ça qu’on y est en paix (chez-soi), les ambiguïtés hommes-femmes sont censées y être absentes. Par conséquent, une famille incestueuse ne saurait être une famille. Des parents qui entrent dans le corps d’un enfant l’empêchent de construire sa frontière corporelle. Ils ne sauraient donc être désignés comme tels. Ils cessent d’être parents, deviennent des géniteurs tout au plus.

Un enfant ne saurait être prêt pour la pénétration sexuelle. Il ne peut pas consentir à une pénétration sexuelle parce que c’est à son âge que se construit sa frontière corporelle. Voilà pourquoi la pénétration corporelle s’avère destructrice pour un enfant. C’est pourquoi, pour l’enfant, on ne peut parler de sexualité (qui implique la pénétration), mais plutôt d’une génitalité exploratoire.

La condition du temps est donc primordiale. D’abord pour construire la frontière corporelle, pour qu’elle puisse au moins exister. La deuxième étape est de se préparer à une potentielle entrée dans le corps. Car ça ne se fait pas comme ça. Si la pénétration corporelle ne semble pas poser de problème pour l’adulte, c’est qu’il a eu le temps de domestiquer la signification de la pénétration corporelle. Or, ce temps est celui de l’adolescence, qui consiste à passer d’une identité enfantine à une identité sexuée. Voilà pourquoi l’adolescence est le temps de la crise, le psychisme est désorganisé : son organe vital, la frontière corporelle, doit passer d’un truc étanche à une sorte de douane qui doit inventer passeports et visas. Cette réorganisation nécessite un temps d’apprentissage, progressif, et libre, où des scénarios seront élaborés et choisis, où l’élu-e sera sélectionné-e, après avoir fait connaissance. Tout cela demande donc du temps. L’adolescence est l’époque des premières fois, ce qui exige de trouver la bonne personne, de la patience, les bonnes circonstances, le bon scénario, qui feront que le jour où ça arrive sera un grand jour, et surtout, la certitude de pouvoir se refuser à tout instant, parce que encore hésitant-e, parce que pas encore prêt- e, parce que tout-à-coup ça fait peur. Ce qui implique une égalité entre partenaires, avec qui on a le droit de dire non, donc, pas avec un adulte, pour qui un refus n’irait pas de soi. Le temps de domestication de la pénétration corporelle est celui de l’adolescence. On comprend donc qu’un enfant, qui n’a pas eu droit à ce temps, ne saurait être prêt.

Ainsi, le temps permet deux choses : construire la frontière corporelle, puis domestiquer la pénétration corporelle. Deux conditions qui deviennent évidentes si on sait que le sexe contient de la gravité, pas s’il est anodin. Voilà pourquoi il est crucial de révéler la gravité sexuelle, car tant que le sexe apparaît sans gravité, cela laisse un boulevard aux pédocriminels. Pour eux, si le sexe est bon pour les adultes, ça devrait être pareil pour les enfants, ils ne leur font donc rien de mal. À les entendre, l’interdit de l’inceste ne serait que des balivernes inventées par les coincés, les hypocrites et les religieux. Difficile de ne pas être déstabilisé face à cette logique effroyable de simplicité. C’est que les pédocriminels tirent leur force de nos propres contradictions. Continuer à considérer le sexe comme anodin leur laissera toute latitude. Par contre, si la pénétration corporelle contient bel et bien de la gravité, le consentement de l’enfant devient impossible puisqu’il n’est pas prêt. Sa frontière corporelle n’est pas terminée.

Ce qui fait que l’interdit de l’inceste ne correspond pas à un choix culturel arbitraire, mais un universel. L’interdit de l’inceste forme le seuil de toute culture puisque sans cet interdit l’enfant ne peut pas construire sa frontière corporelle, et par là, son identité, vecteur de culture… Raison pour laquelle, dans la loi, l’âge ne devrait pas seulement être aggravant pour le crime de viol sur mineur, mais l’élément constitutif. Un enfant ne dispose pas d’une frontière corporelle permettant au psychisme de faire face à l’intrusion corporelle. L’inceste et la pédocriminalité ne peuvent être que sources de chaos psychique. Il faut ici préciser que les victimes ne sont pas pour autant foutues. Tout n’est pas joué, parce que de la valeur, ça se reconstruit… mais pas à l’identique. Résilience n’est pas synonyme de cicatrisation. Comme la frontière corporelle forme un organe psychique, son effraction précoce génère des lacunes psychiques, avec lesquelles il faudra composer. Mais la reconstruction (qui consiste à restaurer le savoir de la frontière corporelle et à fabriquer de la valeur, bref, se refaire un dedans) pourra être plus belle, et plus solide, parce que moins naïve. Maillée de la laideur du monde, le nouveau moi ne pourra être que poétique…

Si ce n’est pas la contrainte qui déclenche la gravité du viol, son corollaire est aussi vrai : le consentement n’annule pas la gravité, il la maquille. C’est pourquoi il est régulé par des conditions, un cadre. L’interdit de l’inceste et le couple forment le cadre sexuel, les conditions cardinales permettant de maintenir la réalité de la frontière corporelle, malgré la pénétration.

Mais cela pose un problème quant au principe de base de ce travail, l’axiome : le cadre sexuel contredit le principe d’autonomie de la gravité (un acte reste grave, qu’il soit consenti ou non). En effet, selon les conditions vues précédemment, il est possible que la pénétration corporelle ne détruise rien, que rien ne subisse de désorganisation, donc, ne contienne aucune gravité… C’est que, en fait, il y a quand même une conséquence.

          La conséquence de la gravité sexuelle : Ce qu’il y a entre le féminin et le masculin

Le psychisme a besoin d’avoir de la valeur. La gravité psychique consiste donc à faire croire à une personne, à la persuader, qu’elle n’a pas de valeur. Par rapport à cela, il se trouve que les humains possèdent des systèmes visant à dévaloriser non pas seulement des individus, mais des groupes entiers. Ces systèmes correspondent aux classes sociales, aux castes, ou aux races. Ces catégories, base de toute hiérarchie, sont répandues parce que très pratiques. Il suffit de faire partie de la catégorie considérée comme supérieure pour avoir de la valeur. Le problème étant que cela implique un groupe exclu de cette catégorie, qui sera de ce fait considéré comme inférieur. Voilà le grand mensonge.

Mais il existe encore une autre catégorie, moins reconnue. Celle-ci est persistante et puissante puisqu’elle va de soi. Universelle, elle est considérée comme naturelle et légitime. La catégorie dont je veux parler n’est pas une ethnie ou une caste, mais un genre, le féminin. Pourquoi parler d’une hiérarchie du masculin sur le féminin ? C’est que un peu partout, même quand les femmes ne sont pas franchement déclarées comme inférieures, elles continuent à subir des inégalités, avec moins de droit, plus de devoirs. Ainsi, le féminin ne serait pas à considérer seulement d’un point de vue biologique, mais selon une verticalité, où le féminin serait perçu comme inférieur au masculin.

Très bien. Mais qu’est-ce que la gravité sexuelle aurait à voir avec le masculin et le féminin ? Quel rapport entre le sexe et les genres ? Comprendre ce lien nécessitera un préalable qui consiste à décrire comment naissent les catégories.

Les couleurs de peau ont toujours existé, mais cela n’a pas toujours entraîné le racisme. En fait, la théorie des races a été fixée assez récemment, à l’époque de la colonisation, c’est-à-dire lorsque les noirs étaient maltraités, réduits à l’esclavage, battus et assassinés pour un oui ou pour un non. Parce qu’il ne faut pas croire, la maltraitance ne va pas de soi. Elle s’avère problématique lorsque les victimes sont nos semblables, cela génère des scrupules, de la culpabilité. Par contre, si les personnes maltraitées sont considérées comme inférieures, tout devient permis. Il n’y a plus de limite. L’humain n’a guère plus de valeur qu’une fourmi, ou une mouche. On fait ce qu’on veut à une mouche. Voilà pourquoi l’étape préalable au nazisme a consisté à appeler les juifs des « rats » ou des « poux », cela a permis d’ouvrir les vannes. La même chose au Rwanda, lors du génocide, quand les Hutus ont d’abord commencé à nommer les Tutsis de « cafards ». La procédure fut similaire pour la ségrégation aux États-Unis, l’apartheid en Afrique du sud, mais aussi dans toute situation où naissent des catégories, comme pour le harcèlement en entreprise, ou des familles maltraitantes.

Ainsi, les catégories humaines ne seraient pas un fait spontané, mais le fruit d’actes dévalorisants. Ce qui permet de revenir à la conséquence de la gravité sexuelle, ce qu’il y a entre le féminin et le masculin.

Si le féminin et le masculin sont ressentis comme des catégories, où l’un se perçoit comme supérieur à l’autre, c’est qu’il se passe quelque chose entre les deux, quelque chose de dévalorisant. Quoi donc ? Si le sexe est anodin, rien du tout. Par contre, si la pénétration corporelle comporte de la gravité, il est possible que celle-ci soit interprétée comme dévalorisante. Pourquoi cela ? Parce que tout le monde ne le fait pas. Tout le monde n’a donc pas à domestiquer la pénétration corporelle. Le féminin et le masculin ne sont pas égaux devant la pénétration corporelle. Si elle est optionnelle pour un homme, ce n’est pas le cas pour la majorité des femmes, qui ne peuvent pas se permettre de considérer la pénétration corporelle comme dévalorisante. La perspective des relations sexuelles les amène à trouver un chemin pour domestiquer le fait que quelqu’un puisse entrer, un jour, dans leur corps. C’est sans doute pour cela que chez le féminin la frontière corporelle est souvent plus sophistiquée. Le problème vient de l’autre moitié, du côté masculin, qui peut adopter une vision déformée du féminin, et se percevoir comme supérieur au féminin, principe originel de la hiérarchie des genres.

Féminin et masculin sont dotés d’une frontière corporelle, mais le génital crée une asymétrie, où le masculin peut se permettre d’être imperméable, ce qui n’est pas le cas du féminin, en général. La frontière masculine peut se réduire à un mur étanche qui interdit, tandis que la frontière poreuse du féminin consiste à réguler. Construire une frontière où personne n’entre est rudimentaire, par contre, si quelqu’un doit pouvoir entrer, il faudra au moins créer une porte, et faire respecter les conditions d’entrée. Mais certains hommes méprisent cela, par ignorance. Imaginez des personnes à qui on répète que si qui que ce soit entre chez eux, cela voudra dire qu’ils sont inférieurs (« tapette », « tarlouse », « PD », « enculé », etc.), alors, que penseront-ils des personnes chez qui ils entrent ? Ce n’est pas le lot de tous les hommes, mais cette asymétrie corporelle entre féminin et masculin offre à certains hommes la possibilité de se croire supérieurs, à cause de la pénétration corporelle, seulement parce qu’ils en sont exemptés.

Comme un pays qui fonde sa puissance sur les invasions, c’est par la pénétration sexuelle que le masculin s’imagine supérieur. Voilà pourquoi la sexualité masculine est avant tout intrusive, elle consiste à pénétrer la frontière corporelle. Pas étonnant que les vêtement transparents ou les décolletés attirent l’attention des hommes, c’est que ce genre de vêtements laisse « pénétrer » le regard. Pas étonnant non plus que la pornographie, qui ne fait rien d’autre qu’expliciter la pénétration corporelle, puisse être tellement obsessionnelle pour le masculin. Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi les hommes cherchent partout à contrôler la sexualité des femmes. Le but étant de maintenir la culpabilité des femmes quant à leur sexualité, afin que le masculin y maintienne son contrôle. Ce contrôle est de deux sortes : l’interdit ou l’injonction. L’interdit concerne les sociétés traditionnelles, où les femmes n’ont pas le droit de sortir, sont mariées très tôt, excisées (ce qui réduit grandement la possibilité du plaisir sexuel), etc. L’injonction concerne les sociétés modernes où la pornographie, la prostitution et les publicités sexistes véhiculent l’idée que le sexe c’est bien et qu’il faut le faire, sans quoi on est coincé(e), bizarre, bref, incompétent(e) et non valable.

Cette illusion de supériorité par la pénétration sexuelle se traduit aussi au quotidien. Une main aux fesses suffira à montrer aux autres hommes qu’il est possible de pénétrer la frontière corporelle de cette personne sans son consentement, et ainsi de souligner une soi-disant infériorité. On comprend mieux pourquoi le masculin aime tant les allusions sexuelles, pourquoi les blagues salaces au bureau lui procurent du plaisir, c’est que cela instaure une ambiance sexuelle, et par là, de rappeler l’asymétrie corporelle, ce qui lui donne alors l’impression d’être placé en haut de la hiérarchie. C’est tellement bête et efficace que c’est à la portée du premier venu. Ou encore ces hommes au bistro, qui marchent à la bière dès 9h00 du matin. Pourquoi passeront-ils une bonne partie de la matinée à faire des blagues salaces sur la boulangère ? Pourquoi y prennent-ils un plaisir manifeste ? C’est que même s’ils sont au chômage, sans activité, sans intérêt, ils auront au moins pu se sentir supérieurs à cette femme, socialement intégrée, vive, intelligente, et bien sûr séduisante… Ou encore, comment comprendre l’attitude de ces hommes qui passent toute une soirée à séduire une fille, qui investissent de l’argent, du temps, de la gentillesse, et qui, une fois obtenu le rapport sexuel, cessent alors de ressentir le moindre intérêt pour cette fille ? Laquelle ne peut évidemment pas comprendre pourquoi ce garçon si gentil, si charmant, déguerpit tout à coup. Mais comment aurait-elle pu deviner que ce qui l’intéresse vraiment, ce n’était pas elle, mais la pénétration corporelle, afin d’actualiser son sentiment de supériorité ? Comment comprendre que rester dans la même pièce qu’elle lui devient soudainement insupportable ? C’est que, une fois la pénétration sexuelle obtenue, la fille est soudain devenue inférieure.

Précision. Tous les hommes ne partagent pas cette vision des femmes. Tous n’ont pas besoin de ça pour exister. Seule une minorité se sent le besoin d’affirmer une supériorité par rapport aux femmes. Le problème étant que c’est cette minorité qui est à l’origine des violences sexistes, et par là entretient l’illusion de l’infériorité du féminin. Quand elles ont le malheur de sortir seule le soir, un peu dévêtue, ou comme au nouvel an 2015 à Cologne. Comme toute violence commence par une dévalorisation, comme toute agression est inaugurée par l’insulte, une société qui désigne une partie de sa population comme inférieure est une société qui autorise à priori la violence contre cette population. Ce qui donne une idée de l’ampleur des violences faites aux femmes, maltraitées là où elles sont considérées comme inférieures. À peu près partout.

Si le sexe est sans gravité, alors il est sans conséquence, la pénétration sexuelle ne devrait rien modifier entre le masculin et le féminin. Par contre, s’il contient de la gravité, il est possible que cela permette au masculin de se penser comme supérieur. Si le sexe contient de la gravité, cela veut dire que les catégories sexuelles se fabriquent au sein du phénomène sexuel, mécanisme qui se renouvelle à chaque génération entre le masculin et le féminin.

Voilà pourquoi il est primordial d’expliciter la gravité de toute pénétration corporelle, car il s’y fabrique l’illusion de la supériorité du masculin. Or, l’illusion ne supporte pas d’être rendue manifeste.

CONCLUSION

 

Voilà. Après avoir dit tout cela, que reste-t-il à faire ? Quels buts se fixer ?
A) Faire un état des lieux des cas de désaggravation, car la plupart tombent des nues. B) Contre la désaggravation du viol, montrer que sa gravité n’est pas explicite.
C) Montrer en quoi la frontière corporelle est vitale.

Ce qui revient à modifier le réel, car prouver l’aspect vital de la frontière corporelle, c’est la rendre visible, réelle donc. Impossible ? En fait, c’est déjà arrivé, au cours du XIXe siècle, avec l’apparition des microbes. Au départ, c’était une blague cette histoire de petits êtres microscopiques qui peuvent rendre malade, ou même tuer. Mais un processus scientifique a modifié les perceptions, au point où les microbes font partie de notre quotidien… Il faudrait que ce manifeste de la gravité du viol agisse de même, qu’il modifie nos perceptions quant à la frontière corporelle. D’abord, pour les victimes de viol, car jusqu’à présent, c’est à elles qu’incombe la charge de la démonstration. C’est toujours à elles de s’expliquer, d’écrire des bouquins pour convaincre, encore et encore, que ce qui leur est arrivé est grave. Car c’est ça l’enfer : devoir démontrer qu’on souffre, beaucoup et tout le temps. Le « must » étant lorsque des professionnels envoient les victimes aller voir leur agresseur pour leur expliquer qu’elles ont souffert. Ce serait marrant si ce n’était pas aussi triste.

Ensuite, modifier nos perceptions de la frontière corporelle pourrait modifier les actes du quotidien : une main aux fesses ne pourra plus passer pour une blague de potache, mais sera perçue comme une intrusion corporelle ; les blagues sexuelles ne bénéficieraient plus de l’alibi de l’humour mais passerait pour l’installation d’un climat menaçant ; la prostitution ne serait plus vue comme un métier particulier, mais comme le contrôle de la sexualité des femmes. La finalité étant de mettre fin à toute violence faite aux femmes, car le viol ne concerne pas seulement les victimes. Chaque viol est un message envoyé à toutes les femmes, comme quoi il faut éviter de sortir seule, tard le soir, et que s’il arrive quoi que ce soit, elles ne pourront s’en prendre qu’à elles-mêmes. Cela contribue à réduire leur liberté, leurs droits, à leur suggérer qu’elles ne sont pas vraiment égales, voire inférieures. Or, cela correspond au processus consistant à intégrer un sentiment d’infériorité : la condition féminine. Il s’agit d’une impression diffuse, partagée par la plupart des femmes, comme quoi, même si elles ont de la valeur, elles n’en possèdent peut-être pas autant que les hommes. Comment s’installe ce sentiment ? Il suffira d’une fois. Il suffira d’une main aux fesses, un soir, pour qu’une femme hésite dorénavant à faire ses courses chez l’épicier d’en bas ; il suffira d’un seul comportement déplacé pour renoncer à se promener dans le parc… Sans parler de tous les petits gestes, les réflexions, les blagues sexuelles, les regards, qui entretiennent un climat menaçant… Il suffit d’observer le métro : aucune loi n’interdit aux femmes seules de les emprunter après 20h00, pourtant, au delà de cette période, il est rare d’y voir une femme non accompagnée. On m’a aussi appris récemment que lors des sorties, les femmes choisissaient ce qu’elles portaient en fonction du moyen de locomotion pour le retour : Si c’est le métro, pas de jupe.

Expliciter la gravité du viol, montrer que la frontière corporelle est vitale, donc réelle, pourrait changer tout cela… Mais bon, ça, c’est moins sûr… mais il y a quand même un espoir. En effet, si la frontière corporelle est la manifestation de la valeur d’une personne, de sa dignité, la rendre visible pourrait améliorer la façon de percevoir autrui, de l’estimer comme son semblable, son prochain. L’idéal étant que toute personne bénéficie d’une frontière corporelle intègre, et donc de vivre dans un monde où chacun-e possède une valeur inconditionnelle, c’est-à-dire savoir qu’on a de la valeur de toutes façons. J’ignore si un tel monde pourrait un jour exister, mais les chrétiens appellent ça le « Royaume ». Qu’est ce que c’est ? Il s’agit d’un espoir chrétien. Ce n’est ni la vie après la mort, ni l’apocalypse, mais l’avènement du Royaume de Dieu ici-bas. Qu’est-ce à dire ? Entrer dans le Royaume, c’est entrer dans le regard de Dieu, nous voir les uns les autres comme Il nous voit, avec son amour, inconditionnel. Avoir de la valeur de toutes façons, quoi qu’il puisse nous arriver… Cela paraît impossible, n’est-ce pas ? Utopiste ? Pas tant que ça. Nous l’avons tous vécu, à un moment ou à un autre, cet instant, cette bribe de Royaume, lorsqu’il nous est arrivé de rencontrer un-e ami-e dans la rue, par hasard, un-e proche qui a su nous consoler dans les moments de découragement, qui a su trouver les mots qu’il faut lorsque nous étions au plus mal, ou un regard, un sourire, au détour de la routine, ou quand on nous a pris dans les bras, et qu’on nous a serré très fort… Le Royaume, ce n’est pas autre chose, sauf que ce regard s’applique à toutes et tous, en dehors de toute catégorie, tout le temps.

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