MANIFESTE DE LA GRAVITE DU VIOL : première partie

Yan Warcholinski

 – Alors, ça y est ? Tu recommences ? Tu remets ça ?
– Il le faut bien, puisque jusqu’ici, j’ai échoué.
– Mais pourquoi t’obstiner à expliciter la gravité du viol ?
– Parce qu’elle n’est encore qu’implicite.

SINGULARITE DE LA GRAVITE

 

Un choc, ça existe. Il s’agit d’un truc bizarre, qui pousse à agir dans l’urgence, qui oblige… et pas que deux ou trois personnes, mais toute une population… Pas tout le temps bien sûr, de façon ponctuelle, mais régulière. Je parle du moment où la gravité devient perceptible. Ce qui s’avère bizarre à deux titres. D’abord, si la gravité pousse à agir, c’est sans la moindre contrainte, sans menace, seulement parce qu’elle se présente comme l’évidence. Évidence de quelque chose à faire, qui va de soi parce que très importante, la seule qui semble exister dans l’immédiat. Toutefois, il se trouve que cette évidence n’apparaît pas tout de suite, elle n’est pas instantanée.

Ainsi, la gravité est une perception qui s’impose à nous, qui va de soi, mais qui n’est pas pour autant immédiate. C’est que la perception de la gravité suppose deux conditions.

La première est l’élément de gravité, un signe qui permet de rendre la gravité manifeste. Exemples. En France, jusqu’en 2003, une forte chaleur pouvait faire penser à des vacances à la mer, aux tropiques. Mais lorsque les urgences ont révélé la surmortalité causée par la canicule, cela a modifié nombre d’attitudes. Depuis, des proches, des voisins sont devenus plus attentifs aux personnes fragiles. Pourquoi ce changement ? Nous avons appris le caractère grave d’une canicule. Idem pour les irradiés du CHU de Toulouse Rangueil : 145 patients présentaient divers handicaps survenus suite à des radiations effectuées au CHU en 2006-2007 : surdité, hydrocéphalie, hémiplégie, paralysie faciale, voire décès. Tous ces symptômes n’avaient pas suffi à faire admettre la responsabilité de l’hôpital, ce dernier imputant les douleurs et les décès à des maladies antérieures. Conséquence : le remboursement des assurances était difficilement accordé, tardif et faible… C’est la révélation d’une erreur de paramétrage des machines qui a nettement modifié les discours et les décisions : les patients avaient subi une surdose de radiations de 225% (la limite de tolérance aux radiations est de 25%). Qu’est-ce qui a changé ? Les chiffres ont rendu perceptible la gravité de la situation. Moins spectaculaire pour la cigarette, parce que plus progressif, mais résultat similaire : Durant les années 60, 70, il était impensable de l’interdire à l’intérieur des cafés. Ce qui a changé depuis est le savoir quant à la mortalité du tabac. Dernier exemple : Une dame de soixante ans contracte un diabète de type 1, qui la rend chroniquement incapable de faire le moindre effort. Comme ce type de diabète n’apparaît généralement que durant l’enfance ou l’adolescence, personne n’y songe. L’entourage, patient dans un premier temps, s’agace et se met à l’accuser de paresse et de simulation. Tout s’arrange lors du diagnostic : « diabète », c’est le pancréas qui ne marche plus. Tout le monde redevient compréhensif puisque la gravité de la maladie est devenue perceptible.

Ainsi, pour que la gravité pousse à agir, il faut que soit révélée une dimension vitale. Condition nécessaire mais pas suffisante, car, pour que la gravité apparaisse, il faut aussi que les victimes soient perçues comme des semblables : Cela faisait plusieurs années que l’Europe entendait parler de migrants qui mouraient en méditerranée, mais il aura fallu l’image du petit Aylan échoué sur une plage en 2016 pour prendre conscience de la gravité de la situation. Pourquoi cela ? C’est que jusque là, même si on savait que des migrants mouraient, ils étaient perçus comme des étrangers, des gens « pas comme nous ». Avec Aylan c’est différent puisque c’est un enfant, donc reconnaissable comme un proche, un semblable.

Voilà donc la bizarrerie de la gravité : Elle pousse à agir, avec ampleur et urgence… mais pas tout de suite. Il faut un déclencheur. Un signe de gravité est nécessaire, qui délimite un avant et un après. Ayant ce principe en tête, il est bon d’observer un acte dont la gravité passe encore étrangement inaperçue.

LA DESAGGRAVATION DU VIOL

 

Finalement, j’ai renoncé à supprimer le viol, je ne crois pas que cela soit possible, pas plus que tous les autres crimes persistants. Par contre, ce qui doit cesser, c’est que le viol continue à passer incognito. Voilà sa spécificité, et donc l’action envisageable : S’il y a autant de chance de supprimer le meurtre que le viol, pour ce dernier, on peut au moins supprimer le silence ambiant.

Comme la gravité du viol va de soi, une victime qui révèle ce qui lui est arrivé devrait être crue, soutenue dans ses démarches. Mais ça, c’est quand ça se passe bien. Les réactions sont souvent surprenantes… Bon, on peut concevoir qu’un agresseur soit dans le déni : admettre la gravité, c’est avouer sa culpabilité, ce qui n’est pas dans son intérêt. Mais l’entourage… Pourquoi certaines personnes font comme si de rien n’était ? C’est que lorsqu’une victime témoigne, quand elle parle de sa souffrance, vous aussi vous l’apprenez, alors vous aussi vous avez mal. Il peut alors être tentant de faire en sorte que ça n’existe pas. Nier en bloc, c’est plus simple. Encore plus simple quand le viol a lieu au sein de la famille, ça fait beaucoup trop désordre. Comment croire que ce père de famille bon-vivant, tellement sympa, pourrait faire une chose pareille ? Qui irait soupçonner cet oncle rigolo ? La famille, c’est sacré ! Y mettre la pagaille demande grande réflexion. Grave décision. Mieux vaudra alors temporiser, remettre le pire (la plainte) à plus tard, ça peut attendre. Face à la honte, à la perspective du chaos, croire que la victime fabule devient alors une solution beaucoup plus simple, plus facile. Ce qui s’imposera comme la logique à suivre, et du coup, facilitera pas mal l’impunité des agresseurs. Quand le viol arrive, le monde entier dit, insiste, que ce n’est pas le cas. Contagion qui atteindra même les victimes, qui finiront par comprendre qu’il vaut mieux ne pas en parler. Elles font alors silence. Depuis la nuit des temps.

Et puis, pour faire taire les victimes, ce ne sont pas les moyens qui manquent. À part le déni, la minimisation aussi est très pratique. Les agresseurs bien sûr, qui, plutôt que l’acte, nieront seulement sa portée. C’est que pour renommer le viol, ce n’est pas l’imagination qui manque. Ils parleront de « querelle d’amoureux », de « séduction » de « donner de l’amour », de « jeux d’enfants », d’« éducation sexuelle », d’« initiation » qui « libère les enfants », ou encore de « lutte contre les interdits sexuels culturels et arbitraires »… Quand il s’agit de fuir leurs responsabilités, les agresseurs sont très créatifs en général.

La dernière méthode pour faire disparaître la gravité du viol est de questionner la victime : pourquoi était-elle seule ? dehors ? si tard ? dans ce quartier ? Le but de ces questions assassines répondant à la logique suivante : Tant que les viols se passent à la télé, dans des pays lointains, c’est gérable, puisque c’est loin. Mais quand ça arrive à un-e proche, la menace se rapproche. Le réflexe consiste donc à savoir quelle erreur la victime a commise, afin de ne pas faire la même. Sauf que l’erreur à éviter, c’est la victime qui se la prend en pleine figure… Certes, l’entourage ne pense pas vraiment à mal, les gens veulent « juste » se protéger (donc fréquemment), mais au passage, c’est la victime qui doit endosser le poids de la faute. Or, si la faute est partagée, si « elles y sont quand même un peu pour quelque chose, avec leurs jupes qui montrent tout, leurs attitudes provocantes, si elles cherchent quand même un petit peu », c’est que ça ne doit pas être si grave que ça.

En somme, si la gravité du viol est évidente, il existe trois manières de la faire disparaître : Le déni, la minimisation et la remise en cause des victimes. Bref, soit le viol n’a pas existé, soit ce n’est rien, ou alors la victime y est un peu pour quelque chose. Ces trois attitudes correspondent à un seul et même phénomène, qu’on appelle la désaggravation du viol. Sa singularité tient dans le paradoxe suivant : Il ne s’agit pas de nier la gravité du viol, qui ne fait aucun doute, mais cette reconnaissance se limite au principe. Dans les faits, elle a une forte tendance à s’évaporer, à s’évanouir imperceptiblement, comme si de rien n’était, jusqu’à ce que chacun-e se mette à douter.

Il s’agit donc d’abord de trouver la cause… Un coupable peut-être ?… Qui la fait disparaître cette gravité ? Qui fait évaporer la gravité du viol ? Personne. Ça se fait tout seul… Nul besoin de faire disparaître la gravité du viol puisqu’elle n’a pas encore été mise en évidence, elle n’a pas encore été explicitée Tant que la gravité du viol restera implicite, le silence restera la norme, la constante, et sa désaggravation se perpétuera, partout, régulièrement. Quand un psy déconseille de porter plainte, quand il considère que la thérapie suffit, ou quand un enseignant hésite à faire un signalement parce qu’il n’est pas sûr, ou parce que ça peut faire des histoires. Si en 2014 Matthieu Moulinas a eu l’occasion de violer et tuer une fille de son lycée (Agnès Marin, 14 ans) alors qu’il avait déjà été incarcéré pour agression sexuelle, cela est dû à une analyse psychiatrique trop légère, et une absence de suivi des éducateurs. Ou encore ce directeur d’école primaire à Villefontaine, dans l’Isère, qui a agressé sexuellement une soixantaine d’élèves de son école, alors qu’il avait déjà été condamné en 2008 pour détention d’images pédophiles. Qu’est-ce qui a permis cela ? Il n’a tout simplement pas été signalé par l’administration pénitentiaire….

Ces exemples forment un conglomérat de dysfonctionnements pouvant laisser penser qu’ils sont sans rapport les uns avec les autres… Ou alors il y a un dénominateur commun. La désaggravation du viol passe inaperçue parce qu’elle adopte des formes innombrables, mais le but est toujours le même : autoriser la bonne conscience et le mensonge, offrir une issue de secours qui permet, d’un mot, d’un regard, d’un geste, de faire évaporer la gravité du viol. Encore et encore. Souvent, dans les débats, on demande d’où vient le silence autour des victimes ? Et pourquoi elles-mêmes se taisent ? Il ne faut pas chercher ailleurs : la désaggravation est la matrice de ce silence, qui empêche de témoigner, de porter plainte, qui permet aussi aux agresseurs de faire comme si de rien n’était, ou de faire passer les victimes pour les coupables. Les formes sont variées, mais la souffrance est toujours la même, celle de n’être pas reconnue, d’être passée sous silence. Car voilà la torture, comment se sortir d’un mal qui ne dit pas son nom, qui n’est pas identifié ?

Mais bon, il ne faut quand même pas dramatiser : des témoignages existent, les victimes osent de plus en plus porter plainte, elles écrivent des bouquins. Et puis les professionnel-le-s sont formé-e-s, progressivement. Les choses avancent, elles évoluent, peu à peu, c’est une question de temps (combien ?)… Car voilà bien le problème : ni le rythme, ni les priorités ne correspondent à l’atmosphère d’immédiateté, d’urgence, engendrée par une prise de conscience de la gravité du viol. Si la désaggravation du viol perdure, si la gravité du viol échoue à modifier les attitudes, c’est parce que la gravité du viol n’a pas encore été explicitée.

Si vous voulez, avec la gravité du viol, pour l’instant, on est encore avant la canicule de 2003, il n’y a pas encore eu d’image du petit Aylan. Si tel est le cas, cela veut dire que la désaggravation continuera à passer inaperçue, elle risque donc de survivre aux efforts, aux initiatives, pour longtemps. Mais bon, cet argument d’une lacune de perception est un peu facile. Argument passe-partout en fait, qui se résume à décrédibiliser l’intelligence d’autrui. Donc, si la désaggravation du viol provient d’un défaut de perception, il faut d’abord le prouver.

L’AUTONOMIE DE LA GRAVITE (AXIOME)

 

Voilà en quoi consiste la désaggravation : la gravité du viol ne fait pas de doute, malgré cela, elle continue à disparaître, à s’évaporer, ce qui permet de faire comme si de rien n’était. Pour y mettre un terme, il s’agit donc d’expliciter la gravité du viol. Facile à dire, et pas si simple. Il y a des obstacles. Le premier étant l’évidence de la gravité du viol. Tout le monde pense qu’elle va de soi. Là est tout le problème, car allant de soi, elle demeure hors de question, et donc hors de réflexion.

Comment s’en convaincre ? Il suffit de regarder la loi. Globalement, le viol y est défini comme une pénétration sexuelle contrainte. Alors, la gravité, où est-elle ? Dans la pénétration sexuelle ? Sûrement pas. Nous le faisons, s’il y avait de la gravité, ça se saurait. Il ne reste donc que la contrainte. Et en effet, lorsqu’une pénétration sexuelle est consentie, elle est sans gravité. Par conséquent, la gravité du viol ne peut dépendre que de la contrainte. Mais là est tout le problème, car ce n’est pas la contrainte qui détermine la gravité. Voilà la trouvaille : la gravité ne dépend pas de la contrainte, elle est autonome. C’est un scoop, et la conséquence est majeure : On sait que le viol est grave, mais on ignore en quoi consiste cette gravité. Pour quelle raison ? On pense qu’elle provient de la contrainte, or, la gravité ne peut pas dépendre d’un oui ou d’un non. Comparons. Si le meurtre est grave, ce n’est pas parce que la victime n’était pas consentante, mais parce qu’elle est morte. Et réciproquement, si une personne souhaite sa propre mort, comme avec le suicide ou l’euthanasie, ce n’est pas le consentement qui va annuler la gravité de cet acte. La gravité est autonome, c’est-à-dire qu’elle obéit à une loi propre. En ce sens, ni le consentement, ni la contrainte ne déterminent la gravité. Il en va de même pour tout acte comportant de la gravité : La contrainte n’a jamais été la cause de la gravité. Si tel était le cas, seul le trafic d’organe serait grave, tandis que le don d’organe, lui, serait anodin. Ce qui n’est pas le cas quand on sait que certains donneurs prennent des traitements à vie.

Mais comparer n’est pas prouver. Peut-être que le viol fait exception ? Il faut quand même admettre que le viol a cela de particulier que tout ce qui semble le distinguer d’une relation sexuelle, c’est la contrainte. Mais ici réside la problématique -et l’enjeu- car, quand un acte ne dépend que de la contrainte, quand il ne dépend que d’un oui ou d’un non, c’est qu’il est anodin. Si vous possédiez vingt euros et que vous ne les avez plus, ceux-ci ont été soit donnés, soit volés. Seule la contrainte les distingue, or, ni l’un ni l’autre ne possèdent de gravité.

Voilà toute la complexité du viol, mais aussi l’origine de la désaggravation, qui peut se résumer comme suit :

1) Si la gravité ne dépend PAS de la contrainte,
2) Et que la gravité du viol ne dépend QUE de la contrainte,
3) La définition du viol est donc incomplète, il y MANQUE la gravité.

Voilà à quoi tient la désaggravation, car le viol n’est pensé que selon la contrainte. Sa définition contient une lacune béante, déconcertante : il y manque la gravité du viol. Résultat ? La perception de la gravité du viol ne tient que tant que la contrainte ne fait aucun doute. Voilà pourquoi l’imaginaire se focalise sur les viols, dans un parking, la nuit, avec un agresseur armé, un sale type, une vraie tête de méchant, bref, quand la contrainte est palpable. Tant que la contrainte est évidente, quand il y a présence d’arme, ou séquestration, la gravité l’est tout autant. Mais ces cas où la contrainte est indiscutable relèvent de la caricature, ils sont donc minoritaires. Pour toutes les autres situations, quand la contrainte ne va plus de soi, lorsque le viol a lieu lors d’une fête, lors d’un rendez-vous, ou au domicile de la victime, ce ne sera plus la même limonade. Quand l’agresseur est le conjoint, le petit ami, un pote sympathique, ou un membre de la famille rigolo, un type bien, les réactions risquent d’être surprenantes puisque l’unique critère du viol, la contrainte, sera mis en question. La perception de la gravité se brouillera également.

Imaginez que lors d’un procès pour homicide, plutôt que sur les éléments physiques du meurtre, l’instruction de la preuve se focalise sur la contrainte. L’état psychologique de la victime serait alors à examiner, ainsi que tout indice pouvant confirmer son consentement. Une ordonnance pour des neuroleptiques, un état dépressif ou un journal intime contenant des idées suicidaires deviendraient de vraies pièces à conviction… L’ambiance deviendrait pour le moins étrange, car alors, une vie humaine ne dépendrait plus que d’un oui ou d’un non… Fort à parier que des réactions ne se feraient pas attendre. « Mais non enfin ! On s’en fiche du consentement de la victime ! Elle est MORTE ! » On sait qu’un meurtre est un meurtre.

De toutes façons, à quoi bon cette abstraction ? Impossible que cela puisse un jour arriver. c’est que la vie ne manque pas d’imagination.

En 2001 en Allemagne, Armin Meiwes, le « cannibale de Rothenbourg », passe une petite annonce à la recherche de volontaires prêt-e-s à se faire manger, et tuer, et manger. Blague ? Canular ? Quoi qu’il en soit des candidats se sont présentés. Plusieurs. Précautionneux, Armin Meiwes avait filmé la totalité du processus, annonçant la suite aux volontaires et vérifiant leur consentement à chaque étape. Autrement dit, non seulement le candidat était consentant, mais son consentement était éclairé. Les assurances ne prennent pas tant de précautions. Le hic sera qu’au procès, lorsque Armin Meiwes présentera les enregistrements attestant le consentement des victimes, le juge lui expliquera qu’une condamnation pour homicide ne saurait dépendre d’un simple consentement.

Que la contrainte devienne l’élément central lors des procès pour homicide serait pour le moins déconcertant. C’est pourtant ce qui se passe pour nombre de procès pour viol, qui se focalisent sur la question de la contrainte, unique critère de gravité du viol. Conséquence ? Comme des actes qui ne dépendent que de la contrainte sont anodins, et comme c’est la contrainte qui détermine la gravité du viol, pour que celle-ci s’évapore, il ne sera pas nécessaire de réfuter la contrainte, seulement la mettre en cause. Ce qui est inévitable lors des procès, où la contrainte sera inexorablement questionnée, mise en doute, et la gravité du viol avec. Fin de la gravité du viol.

Le viol est le seul crime dont la gravité ne dépende que de la contrainte. Dès lors, que peut-il bien se passer dans la tête des juges ? Vous croyez qu’ils vont se mettre à douter de la gravité du viol ? Ils savent bien que le viol est grave. Oui, mais pas ce viol là. Pour celui-ci, le manque de clarté de la contrainte instillera le doute. Un viol sans contrainte claire n’est pas ce qu’on attend d’un viol. La conséquence étant que le viol en question, ce viol-là, en particulier, cessera d’être considéré comme un vrai viol. C’est que la justice est le reflet de la société : les juges, les avocats ne sont pas des devins, ils estiment les situations en fonction du savoir qui a jusque ici été explicité. Dans ce contexte, quand on leur demande ce qu’ils pensent du phénomène de désaggravation, ils répondent que chaque procès est à considérer au cas par cas. Mais que se passe-t-il au cas par cas ? Comme la gravité du viol est censée être évidente, dès qu’il y a le moindre doute, la logique hurlera qu’il ne peut plus être question d’un viol, mais d’autre chose, un truc moins clair, plus compliqué, moins grave donc.

En somme, si la gravité du viol va de soi, elle est mal définie. Pour le meurtre, quand bien même la question de la contrainte deviendrait prépondérante, celle-ci n’effacerait pas la gravité de la situation, car la gravité de la perte de la vie est explicite. Ce qui n’est pas le cas du viol, dont la gravité est subordonnée, donc dissimulée, par la question de la contrainte. Ce qui veut dire que sa gravité ne tient jamais qu’à un fil… d’autant plus ténu que la gravité du viol est censée être évidente. Il ne faut donc pas s’étonner que la gravité du viol ait si fortement tendance à s’évaporer. Ce qui donne aussi une idée de l’ampleur des violences sexuelles, pourquoi elles sont aussi répandues et pourquoi elles continueront à l’être. Car quelque chose les permet, les autorise… C’est que la gravité sexuelle n’a pas été explicitée… Pas encore… Le but étant de mettre fin à la désaggravation du viol… Ce dont il sera question ci-dessous.

 IL EST INTERDIT D’EXPLICITER LA GRAVITE DU VIOL (LA FAUTE CACHEE DEPUIS LA NUIT DES TEMPS)

 

La gravité du viol pas encore clarifiée ? … Allez dire ça à des professionnels, à des juristes, des psychiatres, des sexologues… Comment leur dire que la gravité du viol n’a pas encore été explicitée ? Qu’ils sont tous passés à côté ? Et qui peut croire cela : la gravité du viol latente ? Ce qui ne peut être que faux puisqu’on la connaît ! Il s’agit d’une intrusion de l’intimité ! La mort de l’âme ! … Ce qui est vrai, et l’idée est exacte, mais abstraite. On ignore en quoi l’intimité pourrait être vitale, ce qui fait que ces notions ne vaudraient que comme des symboles, des métaphores sans aucune prise sur le réel, donc irrecevables lors des procès. D’autres pensent régler la question avec le concept de chosification : « Le viol est grave parce qu’il chosifie. Et comme chosifier va à l’encontre de la dignité humaine, voilà la gravité. » Mais le problème est que la chosification n’est pas spécifique au viol. On est tout le temps chosifié : quand on nous insulte, quand on nous ignore, quand on nous rabaisse. On ne peut pas parler de gravité pour autant, parce qu’on s’en remet. Alors qu’en une seule fois, en un seul geste, ou même en une seule tentative, le viol peut s’avérer psychiquement destructeur, avec la même efficacité que la torture ou la guerre.
Si. Il y a bien un truc qu’on sait : le syndrome de stress post-traumatique. Mais il ne faut pas prendre l’ombre pour la proie. Si le syndrome traumatique est décisif pour comprendre la gravité du viol, il forme une avancée, non la totalité. Les cauchemars à répétition, les retours en arrière, l’hyper-vigilance ne forment pas la gravité, mais des symptômes, insuffisants pour identifier la gravité du viol. Car il faut garder l’enjeu en tête : fournir une réalité à la gravité du viol afin de modifier les perceptions. Ce que les symptômes seuls ne permettent pas de faire. Lister tous les handicaps des irradiés de Toulouse Rangueil n’avait pas suffi à démontrer la gravité des radiations. L’étape clé fut de montrer qu’elles avaient dépassé la dose mortelle. Car toute perception de la gravité suppose de connaître sa nocivité. Le cancer renvoie à la reproduction cellulaire, le sida au système immunitaire et le diabète à la régulation de la glycémie, alors que pour les symptômes traumatiques, on ignore ce qui est atteint, on ne sait pas ce qui déclenche le traumatisme.
Précisons que le traumatisme n’est pas une absence de sens, plutôt un sens qui a débordé le psychisme. En effet, ce qui n’a pas de sens ne peut pas être pris en considération, il ne peut être que négligeable, et donc objet d’oubli. Indicible, l’objet traumatique n’aurait pas plus de valeur qu’une vieille mauvaise note de collège. Au contraire, le viol est traumatique parce qu’il dit quelque chose au psychisme qui lui est insupportable. Il est porteur d’un sens qui ne peut pas être digéré par le psychisme, qui ne peut pas être intégré, d’où la difficulté à verbaliser, à l’évacuer par les mots. D’où aussi la production des symptômes : Comme le psychisme n’arrive pas à se débarrasser de la signification traumatique, celle-ci resurgira sans cesse, par des cauchemars, des flashs-back, ou des scénarios à répétition. En somme, la gravité du viol n’a pas été explicitée parce qu’on ignore ce qui déborde le psychisme, on ignore pourquoi la pénétration sexuelle peut s’avérer psychiquement insupportable. Alors, qu’est-ce qui peut bien empêcher de comprendre la gravité du viol ? Quelle en serait la raison ? … Non pas un défaut d’idée, ou d’intelligence, mais parce que trop évident, insoupçonnable… et strictement interdit.
Développons. Selon l’autonomie de la gravité, si la gravité ne dépend pas de la contrainte, alors ce n’est pas seulement le viol qui est grave, mais toute pénétration sexuelle, contrainte ou non. Or, ça, la gravité sexuelle, c’est hors de question. Pourquoi ? Tout ce qui est grave, que ce soit la mort, une amputation ou une maladie, est dangereux. Or, le sexe, si c’était dangereux, ça se saurait… vu qu’on le fait… Pas si sûr… à bien y regarder, le sexe n’est pas une activité comme une autre. On y trouve tout un tas de fantasmes étranges et surprenants, dont les ingrédients ne sont pas seulement la tendresse et la sensualité, mais aussi la domination, la douleur, la cruauté, et des trucs pas hyper propres… Donc, rien à voir avec la fabrication d’un cake…

Il faut avouer que le sexe est mystérieux. En fait, c’est une arlésienne : tout le monde en parle, mais personne ne sait ce que c’est. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller à une conférence sur le sexe, avec des psychologues, des sociologues, des ethnologues, des sexologues, et tout un tas de gens qui savent. Puis demander si quelqu’un a une définition à proposer. Les réactions sont intéressantes. On vous conseillera de lire tel ou tel bouquin, ou alors que la réponse est complexe, qu’elle en appelle à l’interdisciplinarité, qui nécessitera elle-même d’organiser une autre conférence. Bref, c’est marrant, de toute évidence personne n’a de définition à proposer. Car vous-même, posez-vous la question : si pour vous le sexe va de soi, sauriez-vous en proposer une définition qui ne se réduise pas à sa version biologique et fonctionnelle ? à un truc fade et sans saveur ? C’est que pour apprendre un secret, soit au moins une personne le connaît, soit il est à découvrir. Et en ce qui concerne le sexe, il semble que personne ne soit au courant.

Quelle pourrait en être la raison ? Avec le sexe, c’est comme si nous étions dans la caverne de Platon, où nous ne percevons encore que les ombres du phénomène sexuel. Tout comme dans la caverne, nous bornons notre compréhension à nos sensations, ce qui réduit notre perception du sexe à un point de vue d’ordre géocentrique : Comme du point de vue de la terre c’est le soleil qui bouge, on en déduisait que c’était lui qui tournait autour de la terre ; de même, comme le sexe ne nous fait pas de mal, nous en concluons qu’il est anodin. Ce dont il est question ici n’est donc rien de moins qu’une révolution copernicienne de la perception sexuelle, une vision inédite de ce phénomène, plus globale, mais qui, au même titre que la théorie héliocentrique, permettra d’expliquer les irrégularités, les bizarreries. Lesquelles ? Eh bien, le sexe, ça ne se fait pas « comme ça », comme on mange du chocolat. Il est soumis à conditions, comme tout acte qui comporte de la gravité, comme les tests cliniques, où les volontaires doivent être en bonne santé, ne pas avoir ingéré ni drogue, ni alcool et conserver la possibilité de se rétracter à tout moment. Le sexe non plus ne se pratique pas n’importe où, ni n’importe quand, et surtout, pas avec n’importe qui, car le-la partenaire doit être choisi, et surtout, être mature. Ces points seront développés plus bas.

En fait, le sexe est anodin non pas parce que cela a été démontré, mais parce qu’il doit en être ainsi. Parce que sinon, si on savait que c’était dangereux ? On le ferait moins. Et ça, d’un point de vue biologique, c’est embêtant. Ce qui veut dire que ce qui empêche de comprendre le sexe n’est pas dû à un manque d’intelligence, mais parce que s’y trouve un élément qui n’est pas censé y être. La gravité sexuelle ne supporte pas la lumière du jour. Ce qui nous rend myope devant la gravité du sexe, mais donc aussi devant la gravité du viol. D’où sa désaggravation. Par rapport à cela, il faut souligner que les agresseurs jouent de cette ambiguïté. Comme la société ne cesse de répéter que le sexe c’est bien, leur mauvaise foi est toute trouvée : ils ne voient pas où est le mal. Les pédocriminels expliquent cela très facilement aux victimes : Si le sexe c’est bien pour les grands, ils ne voient pas pourquoi cela serait mauvais pour les petits. Pour eux, c’est comme les escargots, même si ça a l’air dégoûtant, les enfants finiront bien par apprécier, le tout est de les persuader. Cette logique pédocriminelle sera déconstruite en troisième partie.

C’est pourquoi le monde ne peut pas demeurer dans cet entre deux, il faut trancher : Soit la pénétration corporelle contient de la gravité, soit elle est anodine. Car le principe d’autonomie de la gravité ne dit rien d’autre : comme la gravité ne dépend pas de la contrainte, et qu’entre le sexe et le viol, il n’y a que la contrainte, soit les deux sont anodins, soit les deux comportent de la gravité.

En somme, si la gravité du viol n’a pas encore été explicitée, c’est que le secret est bien gardé : Le verrou n’est pas intellectuel, mais un interdit. Le sexe, ça ne peut pas être grave, ce n’est pas possible, il ne faut donc pas que ça se sache. Bref, c’est tabou, au sens fort du terme : non pas juste comme quelque chose de gênant, mais ce qui ne doit pas être su, qui doit demeurer caché, parce que le dévoiler serait synonyme de chaos, c’est-à-dire un désordre sans retour à l’ordre antérieur… Cependant, le transgresser sera le prix à payer pour que la gravité du viol devienne manifeste, et ainsi mettre fin à la désaggravation du viol. C’est pourquoi expliciter la gravité du viol consistera aussi à dévoiler la gravité du sexe, son secret. Telle sera la conséquence de ce texte.

Non, la gravité n’est pas relative, « ça ne dépend pas ». On parle de gravité quand une organisation est atteinte. Qu’est-ce à dire ? Par exemple, la différence entre une chaise et un humain, c’est qu’une chaise cassée ne se répare pas toute seule, contrairement à un humain. Contrairement à l’inerte, tout vivant possède une organisation, faite d’organes qui maintiennent la vie, capables de s’entretenir et de réparer toutes sortes de blessures. Mais pas toutes. Et c’est justement là que réside la gravité. Une blessure anodine cicatrise toute seule, mais deviendra grave si elle se mue en septicémie. Le stade de la gravité concerne donc ce qui fait qu’un être vivant est en vie, et s’y maintient : une organisation. On parle de gravité quand des organes vitaux sont atteints, ou quand elle n’est pas capable de réparer la blessure infligée. Bien sûr, le stade de la gravité dépend des capacités de l’organisme. Pour un humain, une amputation comporte de la gravité, pas pour un lézard, qui possède la capacité de régénérer ses membres.

Cette notion d’organisation n’est pas réservée au biologique, elle peut aussi être économique, politique ou institutionnelle. On parle de crise lorsque les organes régulateurs sont atteints.

(A suivre)

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