Conférence donnée à l’Ecole nationale de la magistrature.
Session savoirs criminologiques : données scientifiques et pratiques pénales
Dr Gérard Lopez
- Psychiatre,
- chargé du cours de victimologie à l’Institut de criminologie et de droit pénal, U. Panthéon Assas Paris 2
QU’EST-CE QUE LA VICTIMOLOGIE ?
Les sciences humaines sont de fausses sciences, ce ne sont pas des sciences du tout. (Michel Foucault, 1966)
La victimologie est une interdiscipline récente fondée par des pénalistes qui voulaient introduire le rôle de la victime dans les passages à l’acte criminel, c.à.d. transgressifs. Dans ce but, les pionniers de cette discipline essentiellement juridique ont bâti des typologies de victimes, désormais désuètes, pour adapter les sanctions au rôle joué par le ou la plaignante.
On distingue deux orientations principales : la victimologie scientifique essentiellement anglo-saxonne initiée par Hans von Hentig [1], et la victimologie générale, européenne, promue par Benjamin Mendelsohn [2], un pénaliste roumain, qui émigra en Israël après la seconde guerre mondiale, humaniste, il proposait des cliniques pour victimes psychotraumatisées comme désormais il en existe.
Pour les Anglo-saxons, la victimologie est une branche de la criminologie.
Pour les Européens elle est une interdiscipline qui convoque les sciences humaines afin notamment d’étudier les représentations que se font les individus et au-delà les sociétés de la victime et de son statut défini par les lois[1], et par conséquent le législateur et les juges.
Le schéma suivant illustre les différentes disciplines convoquées par la victimologie générale :
ESSAI D’ANALYSE DES REPRESENTATIONS DE LA VICTIME
Les études anthropologiques, théologiques, historiques, sociologiques, épistémologiques, politiques, éthiques, etc., des représentations des individus et des sociétés, sont surdéterminées par les cultures et les sous cultures auxquelles ils appartiennent [3]. Un magistrat n’envisage pas les problèmes comme un psychologue, par exemple, en fonction de sa formation, mais aussi de sa culture familiale ou sa personnalité. Norbert Rouland [4], professeur d’anthropologie juridique, cite Théodore Ivainer [5], un ancien magistrat : « Dans nos prétoires et de nos jours, plus de deux litiges sur trois sont tranchés en fait, ce qui signifie que les droits subjectifs objets de contestation se verront reconnaitre, denier ou altérer par le juge, sans qu’il y ait recours à des dispositions de droit positif, si ce n’est d’une façon purement formelle”. Rouland ajoute ce commentaire : “Autrement dit, pour juger, le magistrat se fonde dans la majorité́ des cas sur autre chose que le droit : des données techniques, psychologiques, et aussi la morale et le jugement de valeurs qu’elle implique”, ce que regrettent beaucoup de théoriciens du droit qui parlent de populisme pénale.
L’anthropologie juridique explique la position qu’adoptent les différentes civilisations, vis à vis du droit notamment, selon les critères de Michel Alliot, résumés dans le tableau suivant :
D’après M. Alliot (cité par Rouland 1990)
Dans notre aire culturelle, la victime (ou la thyma grecque) est étymologiquement une créature offerte en sacrifice aux dieux, mais les dieux sont différents selon les cultures et les religions.
La victimologie, selon René Girard, ne pouvait apparaître que dans l’aire culturelle monothéiste, la seule où les victimes fondatrices, Isaac, les prophètes bibliques, Jésus de Nazareth, le prophète Mahomet, sont considérées comme innocentes par les rédacteurs des livres sacrés. En Grèce les victimes étaient invariablement coupables ; selon les lyncheurs unanimes, elles portaient la culpabilité de leurs ascendants, comme les Labdacides par exemple du fait de la faute de Laïos coupable d’un viol pédophilique sur le jeune Chrysippe, le fils du roi Pélops. Dans l’aire monothéiste, les individus sont les enfants de dieu, ce qui leur confère leur dignité. Ce n’est pas le cas dans les autres cultures – Asie, Afrique – où le sujet n’existe pas : le groupe seul compte.
Néanmoins, bien que pour René Girard l’innocence symbolique de la victime soit le concept fondateur de la société occidentale, l’apologie religieuse du sacrifice diminue singulièrement son intérêt pour la reconnaissance des victimes : “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13)”, et génère toutes sortes d’idéologies sacrificielles de domination résumées de façon non exhaustive dans le tableau suivant :
D’après G Lopez, 2019
Ces idéologies sacrificielles et les stéréotypes qui les confortent justifient toutes sortes de violences légitimées par les plus forts qui disposent de moyens de rétorsion très efficaces pour maintenir cet état de chose à leur profit.
En totale opposition avec les dogmes révélés, la société occidentale est également l’héritière des Hellènes qui se passaient des dieux pour expliquer le monde. Les philosophes Grecs, matérialistes, ont inventé la science. Pour Aristote, ce qui est blanc ne peut être noir ; dans les textes sacrés qui méconnaissent la logique du tiers exclu : le Dieu des chrétiens est unique mais… en 3 personnes ; YHWH est un père et une mère, il est un dieu d’amour et en même temps un dieu jaloux et vengeur. Etc. Chacun peut trouver dans ces textes ce qui lui permet de justifier ses actes, de terrorisme… par exemple.
Ainsi, nos concepts, nos pensées, notre vision de la science, nos valeurs éthiques, nos lois, sont en tension dialectique permanente entre la révélation et le logos hellène, la foi et la raison. Il suffit de penser aux oppositions entre les religieux et les scientifiques dans les comités d’éthique ou les conférences de consensus, notamment sur des sujets intéressant la criminologie : conférence sur les agresseurs sexuels, les maltraitances sexuelles, la récidive, etc.
La réflexions éthique opposent les tenants d’une éthique des pratiques fondée sur la recherche scientifique et une autre fondée sur la conviction : la foi, l’autorité conférée par un texte ou une autorité. Le livre de Maurice Cusson intitulé Prévenir la délinquance, les méthodes efficaces [6] illustre par exemple cette démarche très anglo-saxonne.
En l’absence de recherches suffisamment convaincantes, il est recommandé de se fonder sur une éthique de la discussion qui aboutit à un consensus plus ou moins mou, synthèse des opinions des uns et des autres.
ETUDE SCIENTIFIQUE DU SEXISME EN JUSTICE : L’EXEMPLE DE LA JUSTICE FAMILIALE
Les exemples abondent, mais le temps qui m’est imparti est si court qu’il m’oblige à faire court alors que j’aurais préféré échanger avec vous. Il faudrait consacrer une journée à ce sujet à mes yeux fondamental, ou même une session complète : il n’est pas interdit de rêver.
Je vais illustrer ce propos avec un exemple où sévit le sexisme, une des principales idéologies sacrificielles.
Je ne me livrerai pas, faute de temps, à une analyse du sexisme dans les lois, comme l’a fait Voltaire [7] bien avant Marie-Victoire Louis [8], directrice de recherche honoraire au CNRS. Voltaire défendait la comtesse d’Arcira cruellement punie pour adultère, alors que le comte, son mari, était le plus galant homme de la cour du Portugal : “Je me demande si la chose est juste, et s’il n’est pas évident que ce sont les cocus qui ont fait les lois” constatait-il.
Je parlerai d’un problème bien plus préoccupant à mes yeux sur le plan éthique.
Il est une matière où la justice est inflexible, contrairement au constat de Rouland et Ivainer : il s’agit du délit de non présentation d’enfant dans les querelles de droit de garde et les divorces conflictuels lorsque existent des allégations de violences, notamment sexuelles. On voit trop fréquemment des peines sévères à l’encontre de mères à tort ou à raison protectrices, et même des inversions de droit de résidence au profit d’un père qui accuse la mère de manipulations, généralement soutenu par un avocat indigné et une association de pères en colère… qui n’hésitent pas à monter sur une grue pour clamer leur douleur !
Ne faut-il pas un père et une mère, même si ce dernier est violent, même s’il a été condamné pour violence conjugale… pour se développer harmonieusement ? Rien n’est plus faux quand un parent ne dispose pas des capacités parentales nécessaires pour élever un enfant. Il s’agit là de l’idéologie familialiste, séquelle du patriarcat et des stéréotypes qu’il véhicule : le père règne, il fait la loi et apporte le pain quotidien ; la mère qui ne vaut que par le fruit de ses entrailles, est vierge avant le mariage et consolatrice ; elle doit se soumettre et ne pas entamer un combat pour disqualifier le père, comme l’explique notamment Patric Jean [9].
Personne ne conteste qu’un enfant puisse être manipulé par un parent, son père plus souvent mais parfois sa mère, ou qu’il puisse mentir. Les experts savent qu’il est parfois très difficile de démêler le vrai du faux. Rappelons toutefois que les fausses allégations de maltraitance physique ou sexuelle ne représentent que 0,8 à 5 % des cas selon la recherche [10] et non 80% des cas comme l’affirment les “adeptes” du SAP [11] qui ignorent probablement qu’il s’agit du seul et unique cas où le chiffre noir est infiniment supérieur aux chiffres de victimation recensés par les autorités répressives.
Au civil, le juge aux affaires familiales adhère fréquemment à l’idée que les mères sont “aliénantes” pour leurs enfants. Il conforte sa conviction sur une expertise ou les rapports des services de protection de l’enfance.
De nombreux experts et travailleurs sociaux adhèrent à un prétendu syndrome d’aliénation parentale (SAP) qui résiste en France bien qu’il n’ait aucune validité scientifique. Les adeptes de cette idéologie éminemment sexiste se prévalent de centaines d’études “scientifiques” qui ont toutes été invalidées par les comités d’experts qui n’ont pas retenu le SAP dans les nomenclatures psychiatriques comme le DSM 5 ou la CIM 11 de l’OMS. Le Dr Maurice Berger, coordinateur du Diplôme d’expertise légale en pédopsychiatrie et psychologie de l’enfant, vient de publier deux articles critiques sur le SAP [12] où il fait un point complet sur les travaux de recherche le concernant.
Lorsqu’il n’est pas possible de se fonder sur une éthique scientifique, il est indispensable de se référer aux consensus. Or, aucune des deux conférences de consensus françaises, l’une sur les maltraitances sexuelles, l’autre sur l’expertise pénale, ne fait référence à un SAP. Elles recommandent :
- de disposer de diverses sources d’information sur le développement de l’enfant ou de l’adolescent : dossier, procès-verbaux des officiers de police judiciaire, informations provenant de l’école, des éducateurs en cas d’assistance éducative,
- de rencontrer les parents et l’entourage familial. En effet, l’examen clinique ne suffit pas pour expliquer si le comportement délictueux est l’expression de troubles structurés évolutifs ou s’il s’agit d’un moment de crise développementale,
- d’officialiser la communication du dossier d’assistance éducative aux instances pénales pour la conduite des investigations et demander sa transmission aux experts et aux parties,
- de favoriser le recours à une expertise précoce qui peut être réalisée comme l’autorise la loi du 17 juin 1998 [13] à la demande du parquet ou sur réquisition dans une unité médico-judiciaire pour mineurs,
- de visionner l’enregistrement audio-visuel réalisé pendant l’audition de la victime,
- d’évaluer soigneusement les mécanismes de l’emprise que peut exercer le ou les adultes sur le mineur,
- de recourir à l’entretien familial, essentiel pour la compréhension de la dynamique interne à la famille et à l’évaluation de la récurrence transgénérationnelle des traumatismes d’ordre sexuel.
C’est pourquoi, ces expertises particulièrement difficiles, requièrent plusieurs jours d’investigation et non pas quelques heures comme c’est la règle en France où le juge choisit librement un expert dont il connaît par avance les prises de position théorique. En Suisse, à titre de comparaison, ces expertises sont confiées à des services universitaires où opèrent des psychiatres qui ont une surqualification de psychiatrie forensic de 2 années d’études supplémentaires. Ces expertises pluridisciplinaires prennent de 50 à 70 heures de travail [14] … ce qui ne paraît pas excessif compte tenu des enjeux, même si cela semble actuellement utopique compte tenu de l’organisation de la justice dans notre pays (déficit du nombre d’experts, honoraires, etc.)
Le ministère de la justice des Etats-Unis, interpelé par la communauté scientifique, a diligenté une étude scientifique très documentée qui a démontré les conséquences particulièrement délétères du SAP [15].
Ce prétendu syndrome n’étant ni reconnu par la recherche et n’étant pas consensuel, il dépend de la conviction d’experts et d’associations de pères, ce qui explique qu’il soit particulièrement polémique.
De façon plutôt étrange encore, ces experts ignorent ou ne parlent jamais du protocole du NICHD [16] adopté par le ministère de l’intérieur et la chancellerie, lequel est actuellement enseigné aux officiers de police judiciaire pour améliorer le recueil de la parole de l’enfant, ce qui interroge sur leur conviction sexiste apparemment inébranlable.
CONCLUSION
La victimologie générale se fonde sur les sciences humaines pour analyser les représentations sociales concernant les victimes et le statut que leur confère la loi.
Les nombreuses idéologies de domination sacrificielle recensées par les chercheurs en sciences humaines sont valorisées par le corps social dans son ensemble, c’est le cas du sexisme, malgré des avancées permanentes. Gilbert Mosse [17] considère que les attaques que subit actuellement le stéréotype masculin ne servent finalement qu’à l’adoucir sans le changer radicalement. Car le sexisme qui assigne le genre féminin à se soumettre à l’ordre patriarcal, s’origine dans les profondeurs de notre culture, notamment religieuse, avec des conséquences délétères en justice, notamment dans les divorces conflictuels et les querelles du droit de garde qui nous servent d’exemples.
De nombreux juges aux affaires familiales et des experts défendent un prétendu SAP qui n’est validé ni par la recherche scientifique ni par les consensus professionnels, mais repose sur la conviction de ses “adeptes”. Cette conviction est une forme de “prêt-à-penser” qui a des conséquences délétères comme le démontre des études américaines faites notamment à la demande des autorités judiciaires.
Les expertises dans les séparations conflictuelles, très difficiles, chronophages, réclament de nombreuses heures d’investigation, 50 à 70 heures chez nos voisins Suisses où existent une sur spécialisation de psychiatrie forensique.
Il paraît par conséquent urgent que la justice et la médecine se penchent sérieusement sur ce problème et prennent des mesures fondées sur la recherche scientifique, thème de ce séminaire. Des structures spécialisées comme il en existe en médecine légale du vivant permettraient que ces expertises soient réalisées dans de bonnes conditions, compte tenu des enjeux éthiques et des conséquences catastrophiques qu’elles risquent de générer par manque de temps et de formation, au-delà des prises de position idéologique inacceptables.
NOTES DE BAS DE PAGE
[1] Une victime est par définition une personne (ou une institution) qui a subi un préjudice reconnu par un texte, une loi ou un règlement. Elle doit porter plainte s’il s’agit d’une infraction pénale ou faire une démarche pour ce faire reconnaître comme telle si elle a subi un préjudice reconnu par la justice civile, administrative, le code des assurances ou autres, afin de bénéficier de ce statut et des droits qu’il confère.
ARTICLES ET OUVRAGES CITES
- [1] Von Hentig H., The Criminal and his Victim, Yale University, 1948
- [2] Mendelsohn B. Une nouvelle branche de la science bio-psycho-sociale, RICPT, 1956 ; La victimologie, Revue Française de psychanalyse, 1958 et RDCP, 1959 ; La victimologie et les besoins de la société actuelle, RICPT, 1973.
- [3] Lopez G. La victimologie, Dalloz, 3e éd., 2019
- [4] Rouland N., L’anthropologie juridique, PUF, “Que Sais-Je ?”, 1990
- [5] Ivainer T. L’interprétation des faits en droit, LGDJ, 1988 (préface de Jean Carbonnier)
- [6] Cusson M. Prévenir la délinquance, les méthodes efficaces, PUF, 2009
- [7] Voltaire. Adultère. Dictionnaire philosophique
- [8] http://www.marievictoirelouis.net/
- [9] Jean P. La loi des pères, le Rocher, 2020
- [10] Trocmé N, Bala N. False allegations of abuse and neglect when parents separate. Child Abuse & Neglect, 29, 2005
- [11] Delfieux JM. Syndrome d’aliénation parentale. Diagnostic et prise en charge médico-juridique, Experts, N° 67, juin 2005
- [12] Berger M. Le refus de contact d’un enfant avec un parent dans un contexte de divorce conflictuel : Recension des recherches cliniques et judiciaires, Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 2021, – Berger M, Izard E. Le refus de contact d’un enfant avec un parent dans un contexte de divorce conflictuel. Evaluation clinique à partir de l’analyse de 60 situations. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 2021
- [13] Loi no 98-468 du 17 juin 1998 relative à la prévention et à la répression des infractions sexuelles ainsi qu’à la protection des mineurs
- [14] https://www.thyma.fr/compte-rendu-du-colloque-du-14-juin-2019-lexpertise-en-pedopsychiatrie-et-psychologie-de-lenfant/
- [15] Silberg J, Dallam S, Samson E. Crisis in Family Court : Lessons From Turned Around Cases, Final Report submitted to the Office of Violence Against Women, Department of Justice 2013
- [16] Cyr M. Recueillir la parole de l’enfant témoin ou victime. Dunod, 2° éd., 2019
- [17] Mosse LG. L’image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, éd. Agora, 1999