Dr Gérard Lopez
- Expert judiciaire
- Chargé du cours de victimologie à l’Institut de Criminologie de l’Université Paris 2.
- Coordinateur des diplômes de victimologie et de psychotraumatologie à l’Université Paris Descartes.
RESUME
La clinique concernant les séquelles des accidents ou des agressions a beaucoup évolué, s’agissant surtout des conséquences des événements traumatiques répétés (maltraitances, violences familiales, séquelles de guerre, emprise sectaire, etc.) lesquels entrainent de graves troubles de la personnalité. Ces conséquences ne sont pas prises en compte dans les barèmes existants qui ont par ailleurs été construits avant que la nomenclature Dinthilac bouleverse l’évaluation des chefs de préjudices. L’élaboration d’un nouveau barème construit sous la direction d’universitaires qualifiés en médecine légale s’impose pour éviter tous conflits d’intérêt.
Mots clés : Personnalité traumatique complexe – Nomenclature Dinthilac – Conflit d’intérêt – Barème d’évaluation universitaire
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Toute évaluation commence par une analyse clinique précise des différents troubles fonctionnels imputables de façon directe et certaine à l’accident ou à l’agression incriminée en tenant compte des fragilités antérieures du sujet. Les barèmes indicatifs d’évaluation en droit commun[1] servent ensuite à harmoniser l’évaluation chiffrée des préjudices.
Nous étudierons successivement : 1) les problèmes médico-légaux que posent l’évaluation des dommages psychiatriques, 2) les difficultés que soulèvent les barèmes actuels, 3) la nécessité d’élaborer un barème consensuel.
Cet article, légèrement modifié, a été publié dans la Gazette du Palais, édition spécialisée, dimanche 15 au mardi 17 février 2015 – n° 46 à 48.
1) PROBLEMES MEDICO-LEGAUX POSES PAR L’EVALUATION DES DOMMAGES PSYCHIATRIQUES
Ils sont essentiellement psychopathologiques et concernent l’absence de prise en compte des immenses progrès qui ont été réalisés dans la compréhension des troubles psychotraumatiques.
1-1. La psychopathologie psychotraumatique à la lumière de la recherche scientifique.
Les psychiatres chargés d’évaluer en droit commun le déficit fonctionnel d’un trouble psychiatrique imputable à un accident ou à une agression se fondent sur des critères cliniques assez flous, très variables selon leur référentiel théorique, trop souvent éloignés des données récentes de la recherche scientifique. S’agissant des troubles psychotraumatiques, on dispose actuellement d’une banque de données considérable qui devrait tordre le cou aux dérives idéologiques ou aux idées fausses.
On distingue les conséquences des événements traumatiques uniques (accident, catastrophe, agression) et les conséquences des événements traumatiques répétés.
1-1-1. Les conséquences des événements traumatiques uniques[2]
Le trouble psychotraumatique spécifique après un accident ou une agression est « le trouble de stress post traumatique » (TSPT) ou « névrose traumatique ». Il s’agit d’un trouble de nature biologique dont les conséquences, très étudiées, sont observables en imagerie médicale. Le TSPT se résorbe souvent sans soins mais persiste dans environ 20 à 30 % des cas après un accident grave ou une agression.
Les états dépressifs dont le risque majeur est le suicide, surviennent dans 50% des cas.
Les troubles anxieux comorbides et certains troubles somatoformes sont des complications fréquentes.
1-1-2. Les conséquences des événements traumatiques répétés[3]
Les préjudices résultant des psychotraumatismes complexes sont extrêmement fréquents et très mal évalués. Ils sont pour l’essentiel, en expertise, des conséquences de la maltraitance infantile (dont la violence sexuelle) qui touche 10% des enfants dans les pays à haut revenu[4], mais aussi d’événements traumatiques répétés (harcèlement durable, violences familiales variées, emprise sectaire, guerre civile, etc.)
Ces sujets présentent des troubles de la personnalité que les chercheurs dénomment : « traumatisme complexe »[5], DESNOS[6] (Disorder of Extrem Stress Not Othewise Spécified) ou « trouble de développement traumatique »[7].
Ces troubles ressemblent à s’y méprendre aux « états limites » ou borderline. Ils se manifestent essentiellement par :
- un manque total de confiance en soi et en toute forme d’aide possible,
- une grande difficulté à gérer les émotions : impulsivité, troubles caractériels, comportements paradoxaux mal compris par la justice, en lien avec des défenses de type dissociatif au sens de Pierre Janet (addictions, auto agressions, comportement à risque, antécédent judiciaires),
- une tendance à répéter littéralement le scénario traumatique en s’exposant à revivre des situations traumatiques (agression, harcèlement divers, rejet par les intervenants chargés de les prendre en charge et notamment par les médecins, les experts, les magistrats, les travailleurs sociaux…) ou en s’identifiant à l’agresseur expliquant la transmission intergénérationnelle de la violence.
Le trauma complexe est désormais reconnu par la CIM 11 de l’OMS.
1-2. L’état antérieur
Tous les troubles post traumatiques ne peuvent être entièrement imputables à l’évènement traumatique[8]. Un ou des événements traumatiques peuvent avoir aggravé, révélé ou encore décompensé un état antérieur qui aurait pu rester stable ou ne jamais se manifester. L’examen clinique est par conséquent là encore essentiel.
1-2-1. Etat antérieur et TSPT
Il est clairement établi que le TSPT est indépendant de l’état antérieur du blessé. Le TSPT est un trouble psychotraumatique spécifique. Le « Guide-barème pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre (J.O. du 12.01.1992) » se fondant sur la Classification internationale des maladies (CIM-10) et la recherche scientifique, affirme à juste titre :
“[…] un tel syndrome n’est pas déterminé par un état pathologique névrotique antérieur latent et manifeste. Il ne s’agit pas d’une simple décompensation névrotique sous l’effet d’un stress. Il faut se débarrasser de la notion de vulnérabilité préexistante aux troubles, de la suspicion d’hystérie bien souvent conçue comme une simulation et le soupçon encore plus lourd de sinistrose […]
Une des erreurs logiques la plus fréquemment rencontrée et qui est absolument inacceptable consiste à attribuer à un état antérieur des désordres psychiques […] Il est des cas (comme la névrose traumatique par exemple) ou :
– il n’existe aucun état pathologique antérieur ;
– une vulnérabilité antérieure n’a aucun rapport avec la survenue d’un syndrome psychotraumatique ;
– une vulnérabilité psychique a pu simplement assombrir le pronostic du syndrome, sans l’expliquer d’aucune manière.
Il est cependant scientifiquement probable qu’un amoncellement de stress entraîne une vulnérabilité accrue.”
Pourtant, certains experts psychiatres continuent d’affirmer (il s’agit en effet d’une croyance et non pas d’une donnée scientifiquement établie) que la survenue d’un TSPT est due à un état antérieur. C’est à ce sujet que l’on peut parler de l’état antérieur de l’expert, état antérieur qui a un poids infiniment supérieur au soi-disant état antérieur du psychotraumatisé pour l’évaluation du préjudice.
1-2-2. Etat antérieur et troubles comorbides des événements traumatiques uniques
Les états dépressifs sont le plus souvent résolutifs et par conséquent habituellement pris en compte au titre des souffrances endurées avant consolidation.
Les troubles anxieux comorbides et les troubles somatoformes posent le problème de la fragilité antérieure du blessé et nécessitent une analyse clinique approfondie pour déterminer si l’événement traumatique les a aggravés ou simplement révélés.
1-2-3. Etat antérieur et conséquences des événements traumatiques répétés
Deux situations se présentent : 1) l’évaluation concerne les séquelles d’événements traumatiques anciens ; 2) l’évaluation concerne les séquelles d’un événement traumatique récent survenant sur une personnalité traumatique complexe.
1- Les personnalités traumatiques complexes présentent parfois des troubles qui peuvent en imposer à tort pour une psychose chronique.
Parfois le sujet présente au contraire des troubles d’allure névrotique. Selon les barèmes actuels :
Si après un accident, apparaissent des manifestations déficitaires telles qu’une paralysie, une cécité, dont la nature névrotique peut être affirmée, on ne peut considérer le traumatisme que comme ayant joué un rôle favorisant ou déclenchant de la manifestation hystérique, mais non comme responsable de la structure elle-même. […] L’organisation névrotique de la personnalité se révèle par une attitude ambigüe faite à la fois d’une dépendance à l’égard de l’entourage et d’une revendication. La note revendicatrice peut prendre le devant du tableau.
Mais de nombreux articles scientifiques récents, décrivent un trouble de « Dissociation somatique » post traumatique. Van der Hart[9] explique que le processus de dissociation traumatique implique une perte de la capacité à intégrer les expériences, les idées et les fonctions, qui se traduit cliniquement par des troubles psychologique certes, mais aussi des troubles somatoformes. Ces symptômes ne pourront être reconnus et indemnisés que si l’expert apporte preuve qu’ils sont imputables aux événements traumatiques subis. C’est la raison pour laquelle l’utilisation d’outils validés par la recherche est indispensable pour distinguer une psychose schizophrénique d’un trouble dissociatif durable ou une conversion hystérique d’un trouble dissociatif post traumatique. Ce n’est pas l’objet de décrire ces outils dans cet article mais le lecteur intéressé pourra se rapporter au chapitre consacré à ce sujet dans un livre récent consacré à l’expertise civile psychologique et psychiatrique[10].
2- Les personnalités traumatiques complexes peuvent par répétition littérale subir des agressions répétées comme un nouveau viol par exemple. Si la mission d’expertise concerne l’évaluation du viol le plus récent, il est clair que les troubles antérieurs, fussent-ils psychotraumatiques, constituent un état antérieur qu’on ne peut totalement imputer à l’événement traumatique actuel. Une analyse clinique fine est indispensable pour discriminer ce qui relève de l’état antérieur (les conséquences de maltraitances ou traumatismes anciens) et ce qui relève de l’événement actuel.
2) LES PROBLEMES QUE POSENT LES BAREMES ACTUELS
2.1 Les barèmes reposent sur des notions psychopathologiques dépassées
Les barèmes actuels utilisés en droit commun, ne prennent pas en compte les données cliniques récentes, surtout en ce qui concerne les conséquences des événements traumatiques répétés.
2.2 Les barèmes ont été construits sur des notions médicolégales dépassées
Les barèmes actuels ont été construits sur la notion d’« incapacité permanente partielle » (IPP) qui n’a plus cours depuis la généralisation de la procédure dite Dinthilac qui l’a remplacée par le « déficit fonctionnel permanent » (DFP).
Le DFP, outre les atteintes fonctionnelles, prend en compte les souffrances physiques et psychiques ressenties de manière permanente ainsi que les atteintes à la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence.
2.3 Les taux d’incapacité sont très différents d’un barème à l’autre.
A titre d’exemple, les taux d’IPP que proposent les barèmes du Concours Médical et celui de la Société Française de Médecine Légale sont très différents :
Barème du Concours Médical | Barème de la Société Française de Médecine Légale |
Névroses traumatiques :– manifestations anxieuses discrètes spécifiques, quelques réminiscences pénible, tension psychique : jusqu’à 3%
– manifestations anxieuses phobiques spécifiques avec conduites d’évitement et syndrome de répétition : 3% à 10% – anxiété phobique généralisée avec attaques de panique, conduites d’évitement étendues, syndrome de répétition, diurne et nocturne : 10% à 15% – exceptionnellement jusqu’à 20% État dépressif résistant pouvant justifier un taux d’incapacité permanente allant jusqu’à 20% |
– névrose post traumatique sans caractère de réelle gravité, où domine l’anxiété diffuse 5% à 10%– névrose post traumatique de gravité moyenne, restreignant l’activité générale, associant un état anxio-dépressif chronique, des troubles somatiques de caractère hystérique, des plaintes hypochondriaques épisodiques de 15% à 20%
– névrose post-traumatique sévère, avec angoisse permanente, désintérêt majeur, repli sur soi, rumination hypochondriaque incessante de 25% à 35% – les formes majeures, rares, avec état de régression affective et de dépendance, peuvent justifier une incapacité permanente plus élevée jusqu’à 60% |
Sans insister sur le fait que la névrose « post » traumatique dont parle le barème de la SFML n’est pas une notion admise en psychiatrie, les différences sont considérables allant du simple au triple, de 20 à 60%.
Ni l’un ni l’autre barème ne prend en compte les troubles de la personnalité consécutifs aux violences répétées.
2.4 Un lien d’intérêt pose des problèmes éthiques[11]
Le barème dit du Concours Médical, référence la plus couramment admise, a été élaboré par l’AREDOC (Association pour l’étude de la réparation du dommage corporel), émanation directe des sociétés d’assurances qui établissent la règle du jeu dont elles vont être l’un des acteurs principaux !
Les mises à jour successives de ce barème se sont toujours faites à la baisse.
3) EN GUISE DE CONCLUSION : NECESSITE D’UN BAREME CONSENSUEL
Les barèmes actuels sont totalement obsolètes. Ils ne prennent pas en compte les dernières données de la recherche scientifique et notamment les troubles psychotraumatiques complexes qui sont aussi fréquents que l’est la maltraitance infantile.
Pourtant, les troubles psychotraumatiques sont continuellement convoqués en réparation juridique du dommage corporel. C’est rappeler l’importance de faire respecter le caractère contradictoire des expertises civiles amiables ou judiciaires en sollicitant l’assistance d’un médecin qualifié indépendant des organismes payeurs.
En outre, les barèmes actuels ne prennent pas en compte le DFP mais l’IPP.
Certains, d’autre part, ont été établis dans des conditions qui posent de sérieux problèmes de lien d’intérêt.
C’est pourquoi, nous appelons de nos vœux pour des raisons éthiques et scientifiques évidentes, l’élaboration d’un barème construit sous la direction d’universitaires qualifiés en médecine légale dans un esprit de concertation avec tous les professionnels parties prenantes dans le domaine de l’évaluation juridique du dommage corporel, dans la logique d’une éthique fondée sur la recherche ou à défaut la discussion.
NOTES
[1] Dreyfus B. (2013), « Les barèmes », in L’aide mémoire de l’expertise civile psychologique et psychiatrique, Paris, Dunod
[2] Cédile E. (2013), « Etat de stress post-traumatique et troubles comorbides », in L’aide mémoire de l’expertise civile psychologie et psychiatrique, Paris, Dunod
[3] Lopez G. (2013), « Expertise des troubles psychotraumatiques complexes », in L’aide mémoire de l’expertise civile psychologique et psychiatrique, Paris, Dunod
[4] Gilbert R., Widom C. S., Browne K., Ferguson D., Webb E., Janson S., Child Maltreatment 1. Burden and consequences in high-income countries, 3 décembre 2008, www.thelancet.com, 2009.
[5] Herman J. (1992), Complex PTSD: a syndrome in survivors of prolonged and repeated trauma, J Trauma Stress, 5 – Pelcovitz D., van der Kolk BA., Roth S., Mandel F., Kaplan S., Resick. P (1997), Development and validation for the Structured Interview for Disorders of Extreme Stress, J Trauma Stress, 10 – Van der Kolk BA, Roth S., Pelcovitz D., Sunday S., Spinazzola J. (2005), Disorders of extreme stress: The empirical foundation of a complex adaptation to trauma, J Trauma Stress, Oct, 18 (5)
[6] Luxenberg T., Spinazzola J., van der Kolk BA. (2001), Complex trauma and disorders of extreme stress (DESNOS), Directions in Psychiatry, 21 (25)
[7] Van der Kolk BA. (2005), Developmental Trauma Disorder: Toward a rational diagnosis for children with complex trauma histories, Psychiatric Annals, 35(5)
[8] Benayoun S. (2013), « Imputabilité et état antérieur », in L’aide mémoire de l’expertise civile psychologique et psychiatrique, Paris, Dunod
[9] Van der Hart O, Nijenhuis RS, Steele K. (2010), Dissociation structurelle et traitement de la traumatisation chronique, De Boeck, 538p
[10] Cédile G, Lopez G, Labadie D, sous la dir. (2013), L’aide mémoire de l’expertise civile psychologique et psychiatrique, Paris, Dunod, 304p
[11] Hervé C. (2013), « Ethique des pratiques et conflits : comment l’évaluation des pratiques met en lumière les liens d’intérêt et permet la réflexion éthique », in L’aide mémoire de l’expertise civile psychologique et psychiatrique, Paris, Dunod