LES MODALITES DU SIGNALEMENT DES ACTES DE PEDOPHILIE PAR LES ECCLESIASTIQUES

 

Secrétaire de la rédaction

Dr Gérard Lopez

« N’appelez personne votre Père sur la terre : car vous n’avez qu’un Père céleste (Mt 23,9)

 

Le cardinal Barbarin a été condamné à 6 mois de prison avec sursis pour ne pas avoir dénoncé les agressions pédophiles dans son diocèse. Le jugement pointe la responsabilité du cardinal qui a fait « le choix en conscience, pour préserver l’institution à laquelle il appartient, de ne pas les transmettre à la justice. […] En voulant éviter le scandale, causé par les faits d’abus sexuels multiples commis par un prêtre, mais sans doute aussi par la mise à jour de décisions bien peu adéquates prises par les évêques qui le précédaient, Philippe Barbarin a préféré prendre le risque d’empêcher la découverte de très nombreuses victimes d’abus sexuels par la justice, et d’interdire l’expression de leur douleur.»

Ce procès donne l’occasion de s’interroger sur les modalités du signalement des enfants en danger par les ecclésiastiques. Au-delà de toutes considérations éthiques ou morales, la conduite légale d’un ministre du culte est régie par les règles et la jurisprudence de la non dénonciation de crime et de la non assistance à personne en danger.

Nous éluderons, mais la loi et la psychologie ne font pas toujours bon ménage, le fait qu’un ministre du culte catholique soit un « père » pour ses ouailles, en dépit du verset de Mathieu cité en exergue, ce qui pose la question d’une dimension « incestuelle », aggravant les conséquences psychologiques des actes de pédophilie perpétrés par les ecclésiastiques.

SUR LE PLAN LEGAL

L’article 434-1 du code pénal sanctionne la non dénonciation de crime et l’article 223-6 la non assistance à personne en danger, deux infractions qui ne concernent pas les professionnels soumis au secret, pas plus qu’ils ne sont concernés par l’article 226-13 [1] du même code qui interdit « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire » quand, mais uniquement quand, il s’agit de violences sexuelles commises sur des mineurs, ce que confirme une circulaire de la Chancellerie signée François Molins[2] :« un ecclésiastique qui révélerait des infractions de sévices graves ou d’atteintes sexuelles sur un mineur de quinze ans (ou une personne vulnérable hors d’état de se protéger) n’encourrait aucune poursuite pour violation du secret professionnel », puisque l’article 226-14 autorise cette révélation.

Cependant, une jurisprudence[ 3] constante considère que les ministres des divers cultes ne sont astreints au secret professionnel que dans le cadre étroit de la confession ou lorsqu’ils ont appris les faits en leur qualité de ministre du culte (à l’exclusion de toute autre qualité comme par exemple celle d’ami, de parent, ou de médiateur). Dans les autres cas, les ecclésiastiques ne sont pas exonérés de l’obligation de révéler les faits comme le rappelle une jurisprudence[4] citée dans la Circulaire qui conclut :« Il apparaît clairement que les qualités, voire les conditions dans lesquelles un ministre du culte a appris une information ne sont pas indifférentes à la qualification de “secret professionnel” de celle-ci, et, par voie de conséquence, à l’étendue de l’obligation de révélation dudit ministre du culte. »

Il résulte de ces dispositions légales qu’un prêtre, professionnel soumis au secret professionnel, n’est pas tenu de signaler un délit ou crime subi par un mineur s’ils ont été obtenus dans le cadre de la confession ou en raison de sa qualité [5]. Dans les autres cas [6],  il doit tout mettre en œuvre pour faire cesser la situation de danger. Rappelons à ce sujet que l’ex-évêque d’Orléans, M. André Fort, a été condamné en novembre 2018 à 8 mois de prison avec sursis pour n’avoir pas dénoncé les agissements de M. Pierre de Castelet, un prêtre condamné à 2 ans de prison ferme pour actes de pédophilie.

Nous allons successivement examiner les éléments constitutifs de l’infraction de non assistance à personne en danger qui sont réunis : 1) quand la personne en danger fait face à un péril grave et imminentqui menace sa vie ou son intégrité physique ; 2) quand le péril était connu de ou des personnes susceptibles de lui porter secours ; 3) s’il y a eu un refus délibéré d’aider la victime ou d’alerter les secours alors qu’il était possible de le faire sans s’exposer à un danger. S’agissant d’un délit, la prescription est de 6 ans.

LA « MENACE » A L’INTEGRITE PHYSIQUE

La recherche scientifique démontre sans ambigüité que les conséquences des violences sexuelles sur mineur ne sont pas des menaces ou des « douleurs » provoquant, c’est heureux, une légitime émotion comme l’ont plaidé, selon la presse, les avocats de la défense dans l’affaire Barbarin, mais de graves complications somatiques, psychiques et sociales.

Les conséquences somatiques des violences sexuelles sur les mineurs sont connues et ont fait l’objet de multiples études dont la plus emblématique est celle de Felitti[7] et collaborateurs menée en 1998 sur un échantillon de 13494 personnes ayant bénéficié d’un bilan médical récent, lesquelles ont accepté de répondre à une enquête concernant 68 questions recensant sept catégories d’actes de maltraitance. Les 9508 répondants ont permis de corréler les conséquences des événements traumatiques subis dans l’enfance (Adverse Childhood Experiences) avec le nombre des expériences subies. Le tableau concerne les conséquences à 4 évènements traumatiques:

ACE Study : conséquences de l’exposition à quatre événements de vie pendant l’enfance (n = 9 508 sur 13 494)
Conséquences Risque Conséquences Risque
Tabagisme x 2 Obésité sévère x 1,6
Dépression durant plus de 2 semaines x 4,6 Absence d’activités physiques de loisir x 1,3
Tentatives de suicide x 12,2 Toxicomanie x 4,7
Alcoolisme x 7,4 Toxicomanie parentérale x 10.3
Maladie sexuellement transmissible x 2,5 Coronaropathie x 2,2
Cancer x 1,9 Agressions x 2,4
Broncho-pneumopathie obstructive x 3,9 Diabète x 1,6
Hépatite x 2,5 Fractures x 1,6
État de santé précaire x 2,2 > 50 partenaires sexuels x 3,2
Source : Felliti et al., 1998

Cette étude a été confirmée par de multiples études en France et dans le monde.

Il en résulte que l’exposition à des événements traumatiques dans l’enfance entraine de multiples complications somatiques, en augmentant principalement le risque de déclenchement d’un trouble ou d’une maladie sur un terrain prédisposé.

Les conséquences des événements traumatiques répétés constituent un véritable problème de santé publique.

            Les conséquences psychologiques sont extrêmement graves[8]. Bien au-delà du « simple » et bien connu Trouble de stress post traumatique, les événements traumatiques, et notamment les violences sexuelles subies dans l’enfance, entrainent des troubles de la structuration identitaire et narcissique de la personnalité.

On décrit actuellement une personnalité traumatique complexe qui se manifestent schématiquement, par une dysrégulation des réponses aux signaux traumatiques (durables, répétées, non modifiées par la conscience) qui se manifeste cliniquement par :

  • une incapacité à gérer les émotions (impulsivité) ;
  • des troubles somatiques comme le prouve l’ACE Study ;
  • des troubles dépressifs avec risque de suicide ;
  • des troubles de stress psychotraumatique ;
  • des troubles du comportement (mise en danger ou au contraire conduites agressives) ;
  • des troubles cognitifs (attente d’une répétition des événements traumatiques, confusion, dissociation) ;
  • des troubles relationnels (violence, opposition, méfiance, hyper conformisme) ;
  • de la honte et de la culpabilité ;
  • un manque total de confiance en soi et en toutes formes d’aide ;
  • des perturbations scolaires, relationnelles, professionnelles, judiciaires.

Les victimes n’ont pas tendance à relier spontanément leurs immenses difficultés à leurs traumatismes infantiles.

Ces difficultés nécessitent des prises en charge longues et difficiles et ont un coût énorme sur le plan personnel et social.

            Les conséquences sociales des viols pédophiliques ont été largement étudiées. Les traumatismes répétés sont directement corrélés à l’abus de substance toxiques, à l’inadaptation ou pire à l’exclusion sociale, à la prostitution et à la délinquance.

LA CONNAISSANCE DES RISQUES ENCOURUS PAR LE MINEUR

Il est possible qu’un ecclésiastique n’ait pas eu, surtout à l’époque des faits, une conscience claire des graves conséquences que nous avons énumérées et ce d’autant plus que les maltraitances faites aux enfants, et plus spécialement les viols, sont l’objet d’un puissant déni. Cependant, les prêtres étaient éclairés sur la pédophilie par un ministre du culte catholique, et non des moindres, se présentant comme psychanalyste, qui publiait des ouvrages[9] sur ce sujet depuis la fin des années 1980. Ce prêtre serait notamment l’auteur de directives du Vatican, faisant partie d’un programme de formation pour les nouveaux évêques, dans lesquelles il affirmait que ceux-ci n’ont pas nécessairement l’obligation de dénoncer à la justice les actes de pédophilie commis par des prêtres. Il a encore récemment participé à la rédaction d’un ouvrage sur la pédophilie publiée par la Conférence des Evêques de France en 2016[10], avant d’être sanctionné par le diocèse de Paris en juillet 2018, avec interdiction d’exercer sa thérapie et d’intervenir publiquement, car sur lui pèse, depuis de nombreuses années, des soupçons d’agressions sexuelles qu’il conteste. Pour souligner l’importance du déni, rappelons simplement que les soignants ne font que 5% des signalements de violences à enfants ou les paroles de Pierre de Castelet à son procès : « Je savais que c’était mal en règle générale, mais moi je ne pensais pas faire du mal aux enfants. »

Peut-on cependant sérieusement suivre la défense de Mgr Barbarin qui aurait affirmé selon la presse : « En quoi l’émotion est-elle un titre de droit à elle seule ? » Ou encore : « La douleur n’est pas le droit à elle seule ; elle ne crée pas le droit ; » pour conclure : « Nous devons trancher en droit. » C’est incontestable, mais l’ouvrage publié par la Conférence des Evêques reconnait, et nous-même venons de démontrer à l’aide d’études scientifiques, que les conséquences des viols pédophiliques ne sont pas des « douleurs » qui déclencheraient de l’empathie, mais des troubles médico-psycho-sociaux sérieux, évaluables et indemnisables, à condition toutefois que la victime présumée ait déposé plainte et se soit constituée partie civile avant l’âge de 48 ans[11] si les faits n’étaient pas prescrits le 6 août 2018.

L’ABSENCE DE RISQUE A FAIRE CESSER LA SITUATION DE DANGER

Il semble que des personnes bien intentionnées aient perdu leur emploi après avoir signalé des actes graves de maltraitances comme M. Paul Gobillot, directeur d’un collège catholique sous contrat à Saint-Ambroix dans le Gard, après trente-huit ans passés aux côtés de ses 300 élèves, rapporte le journal La Croix du 29 août 2018. Sa hiérarchie diocésaine lui aurait reproché de ne pas l’avoir alertée au sujet d’un viol entre élèves, avant de contacter la gendarmerie. Ce type de « représailles » qui n’est propre à l’Eglise, a-t-il pu retenir Mgr Barbarin ?

La question est d’autant plus pertinente que la défense de Mgr Barbarin plaidait qu’au-delà de la dénonciation « féroce » d’un homme, il s’agit d’attaquer l’Eglise : « Les ecclésiastiques sont tenus à une dénonciation féroce mais alors les autres, non ! On voit bien que ceux qu’on poursuit, c’est eux, pourquoi ? Parce qu’un prêtre a été un prêtre dévoyé à un moment, est-ce que pour autant ils en sont responsables à titre individuel ? » Mgr Jean-Pierre Batut, Mgr Pierre-Yves Michel et M. Pierre Durieux enfoncent le clou dans le journal La Croix du 29 août 2018 : « Nous sommes témoins que nombre d’attaques contre le cardinal relèvent davantage du règlement de comptes idéologiques que de la lutte contre la pédophilie ou de l’amour de l’Église… » Quel rapport entre les deux ?

Nous contestons fermement les termes de « dénonciation féroce d’un homme ». Où se situe la férocité quand il s’agit d’une obligation de faire cesser une situation d’extrême danger à laquelle nulle ne peut se soustraire, en s’abritant notamment derrière le secret professionnel pour s’en dispenser ou protéger une institution[12] indument attaquée selon la défense ?

On peut également se demander pour quelles raisons la défense de Mgr Barbarin a éprouvé le besoin de tenter de justifier l’attitude de son client quand il aurait probablement suffi de plaider le dépassement du délai de prescription pour qu’il ne soit pas jugé ?

Etait-il vraiment nécessaire de dénigrer les troubles des victimes, qualifiés de « douleurs », que des excuses, regrets, messes, incitations (tardives) à porter plainte, auraient suffi à absoudre ?

Et n’insistons pas sur l’évidente dimension « incestuelle » symbolique des violences sexuelles commises par des « pères » sur leurs filles et leurs fils, laquelle est justement retenue comme circonstance aggravante.

 POUR CONCLURE

Ce procès a le mérite de donner aux victimes présumées, le droit de crier leur souffrance à la face de celui qui aurait pu les faire cesser en respectant la loi. Nous verrons si les experts qui interviendront dans le procès du père Peynat pour indemniser les victimes,  estimeront que les victimes ne présentent que de vagues « douleurs » ou au contraire quelques uns des graves troubles que nous avons décrits, évalués en « déficit fonctionnel » et non uniquement en « souffrances endurées », selon la nomenclature actuellement adoptée dans la réparation juridique du dommage corporel.

Enfin, nous souscrivons pleinement aux conclusions des deux prélats et de l’ancien directeur de cabinet qui défendent le Primat des Gaules : « et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera[13]. » Car c’est précisément ce que les victimes présumées attendent d’un procès. En espérant que les victimes, évidemment innocentes, ne seront pas sacrifiées au profit de l’institution comme cela transparait les arguments de la défense.

NOTES

[1]L’article 434-3 modifié par LOI n°2018-703 du 3 août 2018 – art. 1 art. 5, ne s’applique pas aux personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l’article 226-13.

[2]Circulaire relative au secret professionnel des ministres du culte et aux perquisitions et saisies dans les lieux de culte :CRIM 2004-10 E1/11-08-2004, NOR : JUSD0430163C

[3]Tribunal correctionnel de Caen 4 septembre 2001- Cour d’appel de Montpellier 19 octobre 1999

[4]Tribunal correctionnel de Dijon, 25 février 1998

[5]Code de Droit Canon n°1388,1 :« Le confesseur qui viole directement le secret sacramentel encourt l’excommunication latae sententiae réservée au Siège Apostolique ; celui qui le viole d’une manière seulement indirecte sera puni selon la gravité du délit. »

[6]L’arrêt de référence du 17 décembre 2002 (Bull. crim. 2002, no 231, pourvoi no 02-83.679) confirme le caractère non absolu du secret concernant les ministres du culte : « L’obligation imposée aux ministres du culte de garder le secret des faits dont ils ont connaissance dans l’exercice de leur ministère ne met pas obstacle à ce que le juge d’instruction procède à la saisie de tous documents, pièces ou objets utiles à la manifestation de la vérité. »en l’absence « d’un artifice ou stratagème ayant vicié la recherche et l’établissement de la vérité. »

[7]Felliti V. J., Anda R. F., Nordemberg D. et al., Relashionship of childhood abuse and household dysfunction to many of leading causes of death in adults : the Adverse Childhood Experiences (ACE) Study,Am J Prevent Med, 1998.

[8]Lopez G., Enfants violés et violentés : le scandale ignoré,Paris, Dunod, 2013

[9]Anatrella T, La différence interdite, sexualité, éducation, violence, Trente ans après mai 68,Paris, Flammarion, 1998

[10]Conférence des évêques de France, Lutter contre la pédophilie : repères pour leséducateurs,Paris, Bayard/Cerf /Fleurus-mame, 2016

[11]Loi n° 2018-703 du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes

[12]L’article 40 du code pénal s’applique-t-il à un religieux concordataire d’Alsace Lorraine ?

[13]Jn 8,32

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