Résumé
Les théories explicatives du crime sont un sujet de préoccupation ancien, mais la criminologie, ainsi dénommée par Raffaele Garofalo dans son ouvrage publié en 1885, a pris son essor France puis en Italie au 19° et au début du 20° siècle.
D’une façon générale, notre démarche est conforme à l’approche du laboratoire d’éthique médicale et de médecine légale de l’Université Paris-Descartes qui privilégie une éthique fondée sur la recherche scientifique, à condition toutefois qu’elle soit secondairement confrontée à l’épreuve des pratiques concrètes de terrain pour éviter tout détournement idéologique, nous en aurons une illustration à propos de l’expertise collective de l’Inserm sur le trouble des conduites. A défaut, sont acceptées les « théories » qui reposent sur une éthique de la discussion, les consensus pour l’essentiel. Sont fermement rejetées toutes les approches qui se fondent sur la conviction d’experts ou sur des idéologies.
La Partie 1 est consacrée aux fondements des premières recherches scientifiques sur le crime. Nous abordons ensuite certaines théories politiques explicatives du crime, prototypiques de nombreuses dérives idéologiques. Les sciences humaines, et en particulier la psychanalyse freudienne et le structuralisme, ont développé différentes théories avant que les sciences du comportement ne les contestent.
La Partie 2 est consacrée aux très nombreuses théories explicatives actuelles : multifactorielles, culturalistes, fondées sur le concept d’anomie, sur la réaction sociale ou encore sur la criminologie de l’acte, mais nous nous centrerons essentiellement sur les approches psychocriminologiques.
La Partie 3 est consacrée au débat qui déchire actuellement, en France, les psychocriminologues tenants des sciences humaines et ceux qui privilégient la recherche scientifique.
I.- L’ECOLE FRANCAISE ET L’ECOLE POSITIVISTE ITALIENNE
1. L’école sociologique franco-belge
La plus célèbre théorie issue de l’analyse des statistiques naissantes est la « loi thermique » d’André-Michel Guerry (2) inférée du fait que les crimes contre les personnes prédominent dans les régions du Sud (la Corse) pendant les saisons chaudes, et les crimes contre les biens dans les régions du Nord pendant les saisons froides.
Adolphe Quételet (3) examinant les statistiques criminelles des années 1826-1830 établit la loi de constance du crime : « Nous devons, avant tout, perdre de vue l’homme pris isolément, et ne le considérer que comme une fraction de l’espèce. En le dépouillant de son individualité, nous éliminerons tout ce qui n’est qu’accidentel ; et les particularités individuelles qui n’ont que peu ou point d’action sur la masse s’effaceront d’elles mêmes, et permettront de saisir les résultats généraux (Essai de physique sociale, p. 4 et 5) »
2. L’école positiviste italienne
Enrico Ferri (4), l’un des trois protagonistes de l’école positiviste italienne, s’inspire de Quételet et établit deux lois complémentaires : « la loi de saturation » déterminant le nombre exact de crimes en fonction de données objectives, et la « loi de sursaturation » régissant l’augmentation de la criminalité en période de crises sociales. Sous son impulsion, le criminel devient le protagoniste de la justice pénale. C’est autour de sa personnalité que s’organise le système répressif. Ses conceptions aboutissent logiquement à une tentative de classification des criminels :
- le délinquant occasionnel « victimes » de circonstances exceptionnelles ;
- le criminel passionnel, émotif dont le crime accidentel est en réaction contre des circonstances extérieures (faute d’autrui) ;
- le criminel né (de Lombroso) ;
- le délinquant professionnel ;
- le criminel aliéné.
Ferri propose l’examen médical du criminel pour apprécier l’éventuelle « récupérabilité » du criminel anticipant les expertises médico-psychologiques actuelles. Les peines, totalement arbitraires, sont déterminées par la « dangerosité » supposée du criminel :
- aux délinquants occasionnels et passionnels de peines légères d’intimidation ;
- aux criminels nés et aux professionnels du crime de lourdes mesures de sûreté, indépendantes de la gravité des infractions.
Cesare Lombroso (5), en pleine période évolutionniste, examine 386 crânes et croit établir le profil du criminel né déterminé par sa morphologie et son fonctionnement physiologique. Sa théorie purement innéiste contredit celle de la dégénérescence de Bénédict-Augustin Morel (6). Selon lui, le criminel né est caractérisé par une fossette occipitale plus proche de celle des mammifères que de celle de l’homme moderne ; l’homme enclin au viol par la longueur des oreilles, l’écrasement du crâne, les yeux obliques et très rapprochés, le nez épaté, la longueur excessive du menton, etc. Lombroso est considéré comme le père de la criminologie. En vieillissant il s’adonne au spiritisme. Il meurt discrédité par ses pairs. Il est cependant considéré comme le chef de file de l’école positiviste italienne qui, très déterministe, nie toute responsabilité au criminel.
Raffaele Garofalo (7), disciple de Ferri et de Lombroso, pose les bases de la « défense sociale » : « Nul n’étant libre, nous ne punissons plus en fonction du degré de liberté, mais en n’ayant en vue que l’intérêt de la société (Garofalo, 1885). » Il élude les mises en garde de la possible utilisation de ses idées par des régimes dictatoriaux en disant que les manœuvres policières ne résisteraient pas à l’analyse de citoyens avisés… ceci avant l’éclosion des totalitarismes européens.
3. L’école du milieu social lyonnaise
Gabriel Tarde (8) et Alexandre Lacassagne (9) décrivent les racines sociales de la criminalité : « Une société a la criminalité qu’elle mérite. » « Le milieu social est un bouillon de culture de la criminalité ; le microbe, c’est le criminel, un élément qui n’a d’importance que le jour où il trouve le bouillon qui le fait fermenter. »
La « loi des contrastes entre les degrés d’urbanisation des localités » de Tarde, ses idées concernant le rôle de l’imitation ont toujours la faveur de certains sociologues actuels.
Durkheim et Tarde s’opposent violemment.
4. L’école sociologique française classique
Emile Durkheim (10) considère qu’il faut envisager les faits sociaux comme des choses. Par observation-induction, il s’évertue à découvrir les lois qui régissent les phénomènes sociaux (le suicide par rapport au réseau relationnel des individus, par exemple). Il donne des définitions pertinentes qu’il ne prétend pas explicatives mais pragmatiques, « un crime est un acte punissable » par exemple. Sensible au désarroi de la société de son époque qui déjà fustige l’individualisme, il oppose le fait social. Pour lui, la règle sociale, relativement stable, est transcendante à l’individu auquel elle s’impose pour en faire un être civilisé. Les faits sociaux et les représentations collectives (juridiques, politiques, morales, religieuses, etc.) sont cependant susceptibles d’évoluer bien qu’elle soient vraies pour une époque déterminée. De ce constat découle l’idée du possible rôle éducatif de la sociologie sans lequel il ne se serait pas consacré une minute à cette discipline. Pour Durkheim, enfin, le crime est non seulement un fait punissable qui « offense les états forts et définis de la conscience collective » mais aussi un fait inévitable qui n’épargne aucune société. Sa théorie du contrôle social et des risques de l’anomie a été reprise par des socio-criminologues actuels.
Marcel Mauss (11) va se séparer rapidement de Durkheim, son oncle. Il considère que les phénomènes sociaux sont des phénomènes mentaux. Il faut, selon lui, saisir les conduites humaines dans toutes leurs dimensions : sociales, historiques et psychologiques, non plus comme des choses, mais bien du dedans comme des réalités vécues, d’où l’intérêt des études empiriques de terrain, en ethnologie comme en criminologie. L’Essai sur le don (1923) exprime déjà des préoccupations structurales, c’est le passage du conflit à la règle. Claude Lévi-Strauss et Georges Devereux (un des fondateurs de l’ethnopsychiatrie) en feront leur maître respectif. Maurice Cusson (12), s’inspirant de Mauss, pense que le voleur brise le processus d’échange symbolique généralisé, ce puissant régulateur social mis en évidence dans l’Essai sur le don.
5. La naissance de la psychocriminologie : Étienne de Greef et Jean Pinatel
Étienne De Greef (13), professeur d’anthropologie à Louvain, a étudié le processus du passage à l’acte décliné en plusieurs phases étalées dans le temps et le sentiment d’injustice que ressent profondément l’auteur d’un acte criminel. Ce dernier adopte à l’égard d’autrui un comportement revendicateur, et légitime l’acte posé.
Son disciple Jean Pinatel (14) a développé la théorie du « noyau central de la personnalité criminelle » comportant quatre traits distinctifs : égocentrisme, labilité, agressivité, indifférence affective, lesquels sont présents chez tout un chacun mais de façon exacerbée chez le criminel.
II.- LA CRIMINOLOGIE IDEOLOGICO-POLITIQUE
1. Karl Marx
La philosophie de Karl Marx (15) et Friedrich Engels a promu le matérialisme historique. Cette théorie s’appuie sur la méthode dialectique. Marx a promu deux idées théoriques dont lui sait gré Claude Lévi-Strauss (16) : « 1. […] si l’on veut atteindre des réalités plus solides, il faut descendre en dessous de la conscience. 2. Marx m’a enseigné, parce que je crois que c’est lui qui l’a inventé, la méthode des modèles dans les sciences humaines et sociales […] cet énorme « Capital » n’est rien d’autre qu’un énorme modèle construit en laboratoire, que l’on fait fonctionner et que l’on met à l’épreuve des faits ethnographiques ».
Pourtant le but du marxisme n’est plus uniquement d’interpréter mais de transformer le monde, de rompre avec toute abstraction. L’homme rationnel devrait prendre le parti du prolétariat dans l’inéluctable lutte des classes et le guider vers la victoire.
Les comportements criminels sont la conséquence de l’injustice de classe, la pauvreté expliquant cela.
La philosophie marxiste a subi une dérive militante et idéologique qui l’a fait sortir du champ philosophique et lui a permis d’exercer une véritable dictature intellectuelle. Qui n’était pas marxiste était frappé d’excommunication, les milieux intellectuels français n’y échappèrent pas. Au matérialisme historique fut substitué le matérialisme dialectique (Lénine). Cette dérive dogmatique eut des conséquences épistémologiques exemplaires illustrées, jusqu’à la caricature, par Trofim Lyssenko président de l’Académie des Sciences de l’ex-URSS, qui prétendait obtenir de meilleurs résultats agricoles en appliquant à l’agriculture les enseignements du marxisme-léninisme. Cet exemple illustre, parmi d’autres, et particulièrement en criminologie, les risques de rigidification dogmatique que font courir certaines hypothèses posées comme postulat duquel sont déduites des conséquences que l’on ne se donne plus la peine de mettre à l’épreuve de la réalité. Dans le champ particulier du marxisme, cette attitude va à l’encontre de la dialectique hégélienne qui pose par principe qu’il faut opposer un point de vue contraire (plus que contradictoire) à un autre afin de les dépasser dans un mouvement dynamique. L’histoire récente confirme qu’une justice dogmatique est toujours inquisitoriale (au sens historique), l’opposant devient un criminel ou un malade mental.
2. La défense sociale et la criminologie clinique
Fondée sur les principes de l’école positiviste, la défense sociale critique « l’illusoire position rétributive » au profit de mesures appropriées à la nature du délit et à la dangerosité du criminel dans le but de prévenir le crime et la récidive. Elle s’accompagne également d’un projet de réforme pénitentiaire qui s’inscrit dans le vaste mouvement qui a fait abandonner l’idée de châtiment exemplaire (XVIII° s.), puis celle d’amendement et de rédemption (XIX° s.) au profit d’une position médico-sociale de réinsertion-soins-rééducation, caractéristique de la criminologie clinique.
Sur le plan historique, l’Union internationale de Droit pénal fut fondée en 1889 par Adolphe Prins, Frantz von Liszt et Gerard Anton Hamel. Elle influença largement une politique criminelle de dépénalisation et de réforme pénitentiaire dans les pays démocratiques. Cet élan fut brisé par la seconde guerre mondiale.
Le Mouvement de Défense sociale nouvelle fut fondé en 1948, à l’initiative de Marc Ancel (17) en réaction à certaines positions jugées extrêmes de Filippo Grammatica (directeur du Centre d’étude de Défense sociale de Gênes) qui, au congrès de Liège en 1949 : « demanda la substitution au droit pénal d’un « droit de défense sociale » remplaçant la notion de responsabilité par celle d’antisocialité et éliminant la peine, voire même les juges, remplacés par des experts, le tout visant à la resocialisation et à l’amélioration de la personne. (Ancel 1985) ». Selon Ancel, elle est une réaction réformatrice, contestataire et humaniste. Elle n’est pas une école mais un mouvement de politique criminelle progressiste, universaliste et antidogmatique, inspiré par la tradition chrétienne de charité et de rédemption, et par les instruments internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme. « La politique criminelle, tout spécialement dans la perspective de défense sociale […] a pour objet de préparer, logiquement et scientifiquement, l’élaboration de normes pénales appropriées, elle a pour tâche également d’en apprécier (ou d’en contester) la légitimité et de rechercher spécialement des moyens extra-pénaux, sinon même des moyens extra-juridiques aptes à assurer ou à restaurer la cohésion sociale et la concorde entre les citoyens. (Ancel 1985) ». Il s’agit bien de dé-juridicisation, mais ajoute-t-il : « […] il serait absurde de prétendre « déjuridiciser » ce qui est juridique par essence (le droit pénal), mais de la politique criminelle qui prend, à côté de la loi criminelle, une vue plus large du phénomène délictueux. » En fait, pour la Défense sociale, la bonne attitude consisterait à comprendre la personnalité du criminel, à le situer dans une perspective psychosociologique pour, avant tout, lui donner sa chance grâce à des mesures éducatives de réinsertion. Il ne s’agit pas de décriminaliser ce qui ne saurait l’être (meurtre, vol, inceste, etc.), mais de dépénaliser certains délits et de créer des alternatives à l’emprisonnement de routine.
De nombreux codes pénaux modernes se sont largement inspirés des idées du mouvement de Défense sociale nouvelle, c’est le cas du Nouveau code pénal français (22 juillet 1992) qui, allant au-delà de la protection nécessaire des citoyens, se propose d’assurer en priorité la sauvegarde des droits fondamentaux de la personne humaine. Le Garde des Sceaux, Robert Badinter (18), exposant les motifs de la réforme, parle de l’évolution de la loi pénale depuis 1810 dans des termes qui rappellent tout à fait ceux de Marc Ancel. Il s’agit en vrac : « […] de prise en considération de plus en plus large de la personnalité du criminel – d’humanisation progressive de la peine – d’une gamme de peines, alternatives à l’emprisonnement inévitable ou usuel (travail d’intérêt général, jour-amende, immobilisation temporaire de véhicule…) – de soucis de favoriser l’individualisation de la peine – de deux nouveaux modes d’intervention inspirés par la probation anglo-saxonne: la mise à l’épreuve et l’injonction – de lutte contre la courte peine d’emprisonnement, dont les conséquences sont bien connues, notamment en termes de récidive – etc. »
Les acquis à inscrire à l’actif de la Défense sociale sont considérables : juge pour enfant – juge d’application des peines – examen de personnalité (qui dépasse largement l’appréciation exclusive de l’état de lucidité du criminel au moment des faits qui lui sont reprochés) – abolition de la peine de mort – humanisation du régime pénitentiaire – médiation pénale – etc. Pourtant, de l’aveu même de son plus ardent défenseur : « […] les résultats ont été finalement décevants et la répudiation du traitement de resocialisation a été quasi générale aux Etats-Unis comme en Europe, même et surtout peut-être dans les pays nordiques qui en avaient longtemps été le soutien. (Ancel, 1985) »
Les critiques adressées à la Défense pénale furent et demeurent parfois bassement partisanes, viscérales, dogmatiques et Marc Ancel parle d’opposition réactionnaire (Loi sécurité et liberté du 2 février 1981) ou gauchiste (Foucault, Marcuse).
La récente loi Taubira est fondée sur les principes de la « Défense sociale ».
III.- LA PSYCHANALYSE ET LE STRUCTURALISME
Les apports sociologiques sont plus largement traités dans le chapitre suivant. Nous allons surtout étudier le débat passionné qui oppose les théories psychodynamiques et la psychologie du comportement.
1. Apport des psychanalystes dans la compréhension des comportements criminels
Du point de vue épistémologique, la psychanalyse postule au rang et, par conséquent, adopte le modèle de sciences empiriques: Inférence inductive et déterminisme. Elle cherche à induire des lois par l’observation répétée de cas (assez) semblables en recherchant des rapports de causalité selon le principe du déterminisme psychique « en la rigueur duquel j’avais la foi la plus absolue (19), » écrit Sigmund Freud qui, mettant ses idées à l’épreuve de la réalité clinique, les a très souvent modifiées. Il y a plusieurs théories freudiennes de l’angoisse, plusieurs topiques, etc. La théorie freudienne est complexe. Le point de vue génétique décrit le développement psycho-sexuel (les fameux stades oral, anal, génital, etc.), c’est lui qui, dans la perspective analytique, prend en compte l’histoire du criminel et le développement de sa personnalité. Le point de vue topique décrit les instances psychiques (Inconscient-Préconscient-Perception Conscience ; Ça-Surmoi-Moi dans sa seconde élaboration). Les points de vue dynamique et économique décrivent les forces mises en œuvre entre le Ça (pôle pulsionnel), le Moi (pôle défensif), les exigences du Surmoi et les contraintes extérieures. Il est impossible d’en faire, ici, l’étude détaillée, mais allons dresser un catalogue succinct des grandes notions (encore présentes dans certains rapports d’expertise) qui permettent de comprendre les motivations inconscientes de certains crimes selon la théorie freudienne.
A/ Pour la majorité des auteurs, le crime est la conséquence d’un dérèglement pulsionnel.
Une pulsion a sa source dans une excitation corporelle (état de tension) ; son but est de supprimer l’état de tension qui règne à la source pulsionnelle ; c’est dans l’objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but.
L’inconscient est le pôle pulsionnel de la personnalité (20), il contient l’expression psychique des pulsions qui sont pour une part héréditaires et innées et pour une autre part refoulées et acquises (rôle de l’histoire du sujet).
En 1920, Freud introduit le couple Eros-Thanatos dans la théorie pulsionnelle, à partir du constat que la compulsion à la répétition remet en cause l’hypothèse d’une psyché placée sous le primat du principe de plaisir. Cette compulsion est un mécanisme selon lequel un sujet reproduit inconsciemment les mêmes comportements (on conçoit son importance dans les comportements criminels répétitifs). Dès lors, pour Freud, la pulsion de mort devient l’état basal, elle fait tendre l’organisme vers l’état antérieur inorganique. A Thanatos s’oppose la pulsion de vie. Ce mélange de libido et de destruction (intrication pulsionnelle) explique le sadisme lorsqu’il est orienté vers un objet extérieur, et le masochisme (primaire) lorsqu’il fait retour sur le sujet. C’est avec cet apport théorique que l’agressivité prend une place considérable dans l’œuvre de Freud.
Karl Abraham et Melanie Klein, au contraire, ont toujours mis l’accent sur l’existence d’une violence très précoce. Plus récemment, Jean Bergeret (1984) a développé l’idée d’une violence fondamentale, vitale, présente dès la naissance. Pour les psychanalystes, cette agressivité n’est jamais totalement intégrée et explique certains comportements criminels explosifs.
B/ Le Surmoi
Il fait barrage aux poussées pulsionnelles, notamment agressives. Il est l’héritier du complexe d’œdipe. Il s’édifie par identification aux Surmoi des parents qui déterminent leur propre attitude éducative. Nous verrons comment l’éducation joue un rôle fondamental dans le processus de socialisation, et par conséquent dans la prévention des comportements criminels.
C/ Le mécanisme transférentiel
Il est fréquemment évoqué pour expliquer certains actes criminels. « Le transfert est un processus par lequel des désirs inconscients s’articulent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établies avec eux. […] Il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécu avec un sentiment d’actualité marqué (…) C’est la relation du sujet aux figures parentales qui est revécue dans le transfert avec notamment l’ambivalence pulsionnelle qui la caractérise. […] (Laplanche et Pontalis, 1981). »
Il s’agit d’un mécanisme de défense qui s’oppose au retour des souvenirs refoulés. Il s’actualise sur un tiers qui pourrait (exceptionnellement et nul ne dit pourquoi) faire les frais d’un passage à l’acte criminel, comme cet homme jeune qui « transférait » la haine qu’il éprouvait pour sa grand-mère qui l’avait élevé après que sa mère l’ait abandonné, sur de nombreuses vieilles dames qu’il tyrannisait et tuait après les avoir dévalisées.
D/ Les difficultés identificatoires
C’est par une certaine capacité à identifier ses propres objets et ceux des autres, sans lien sexuel direct, par contagion et imitation, que Freud explique certains phénomènes collectifs: les foules hostiles, les lynchages, les pogroms. Ceci rejoint, selon nous, le mécanisme d’imitation de Tarde et la mimésis de Girard.
L’identification à l’agresseur, décrite par Sandor Ferenczi, est un mécanisme de défense psychologique fondamental pour comprendre certains mécanismes répétitifs qui font qu’une victime peut prendre le parti de son bourreau (syndrome de Stockholm), ou la transmission transgénérationnelle de la violence, par identification, disons introjection de l’agresseur, qui disparaît en tant que réalité extérieure et devient intrapsychique. Mais le changement significatif serait l’introjection du sentiment de culpabilité de l’adulte (22).
E/ Théorie lacanienne:
Pour les lacaniens, le passage à l’acte signe l’échec de la symbolisation. Jacques Lacan nomme kakon, le sentiment d’effroi de certains sujets confrontés au non symbolisable (l’inimaginable, l’indicible) qui commettent des passages à l’acte criminel. Ils distinguent : 1/ les crimes du Moi, conscients et utilitaires, 2/ les crimes d’un Surmoi sadique (autopunition), 3/ les crimes du Ça, pulsionnels pour la majorité des auteurs.
F/ Fonction paternelle et délinquance selon Lacan
Pour Lacan qui rejoint en cela nombre de sociologues, la carence du père est « la grande névrose contemporaine ». Mais pour bien le comprendre, il faut se référer au triple point de vue (symbolique, imaginaire, réel) qui structure sa pensée. 1/ le père symbolique renvoie à la structure métaphorique proférée au Nom-du-Père, référence au mythe du sacrifice du père symbolique sur lequel se fonde la prohibition de l’inceste (Totem et Tabou). La castration s’y réfère comme condition et limitation du désir humain. La forclusion de ce signifiant primordial ne permettrait pas à l’enfant de s’ancrer dans la réalité, d’acquérir des limites, et le précipiterait dans la psychose. 2/ c’est au père imaginaire, sévère ou débonnaire, qu’est attribuée la castration de la mère, au phallus absent de laquelle l’enfant s’était initialement identifié. Ce douloureux constat oblige l’enfant à se poser le problème de sa propre castration. 3/ le père réel, toujours décevant, n’a pas à édicter la Loi inscrite dans la trame symbolique préexistante où opère la métaphore au-Nom-du Père. Son rôle est d’interdire l’accès génital à la mère, en s’affirmant comme porteur du pénis réel. C’est lorsqu’il n’assume pas cette fonction que, pour Lacan, il est « carent ».
Pour la psychanalyse, la fonction paternelle est très importante, et c’est probablement par pure ignorance que certains censeurs la fustigent comme responsable d’une démission généralisée des pères, à l’origine d’une délinquance anomique.
G/ Limites de la psychanalyse dans la compréhension des comportements criminelles.
Nous considérons personnellement que la théorie psychanalytique, fort utile pour comprendre la personnalité du criminel et pour, s’il y avait accès, donner un sens à son acte dans son histoire particulière, n’est pas très utile dans un procès ou dans un rapport d’expertise, bien au delà de l’obscurité habituelle de son propos, pour différentes raisons: 1/ il faudrait de nombreux entretiens sur une longue période d’observation pour éviter de simplistes et ridicules interprétations sauvages, 2/ la psychanalyse ne se préoccupe pas de la réalité mais de la réalité psychique d’un sujet particulier, laquelle n’a aucune validité hors des limites étroites de la cure elle-même, 3/ il serait irréaliste de la proposer pour traiter un criminel incarcéré, même spécialement et nécessairement motivé, pour des raisons pratiques évidentes, 4/ la psychanalyse est une aventure individuelle qui n’est pas parvenue à construire une théorie convaincante des comportements criminels.
2. La critique structuraliste des sciences humaines
Selon le point de vue archéologique de Michel Foucault (23), le rapport entre le signifiant et le signifié s’élargit progressivement depuis le XVI° siècle jusqu’à la position saussurienne extrême de l’arbitraire du signe qui vide le représentant de toute présence du représenté, et à chaque écart correspondre une « épistémé » nouvelle dans son jargon particulier. Mais cette mutation (analogie – taxinomie – fonctionnement) est également la conséquence de l’irruption de l’irrationalité (l’inconscient freudien) dans le champ de la connaissance. Elle a complètement bouleversé notre vision du criminel.
De façon beaucoup plus radicale encore, certains linguistes, anthropologues, psychologues, sociologues, criminologues, historiens, écrivains (Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan, Louis Althusser, Michel Foucault) qui se reconnaissent structuralistes, on introduit une dimension nouvelle (le symbolique). Cet « espace symbolique » se situe au-delà du réel et de l’imaginaire, il est une sorte de trame de signifiants organisés en séries. Selon Lacan, l’inconscient est structuré comme un langage. Les modifications d’une série affectent inévitablement l’autre série, car elles se déterminent réciproquement dans un rapport différentiel (comme par exemple, le fameux algorithme: S/s du système lacanien). Le rôle différenciateur du symbolique (par opposition au rôle assimilateur de l’imaginaire) n’est possible que grâce à un « objet = x » qui, comme mot, parcourt la trame des signifiants, et comme objet, celle des signifiés, et qui permet ainsi que du sens jaillisse. Ainsi, si cet objet est désigné comme phallus (par exemple), il est à la fois symbolique et sexuel.
Pour les structuralistes, la place occupée dans l’édifice importe plus que celui qui l’occupe. « L’ambition du structuralisme n’est pas quantitative mais topologique et relationnelle, » écrit Gilles Deleuze (24). Il n’en était pas de même pour Freud qui se posait constamment le problème de la construction de cet inconscient individuel qui se bâtit sur les vicissitudes de l’Histoire personnelle du sujet.
Ainsi, chacun dans leur domaine, les structuralistes ont tiré les conséquences du décalage grandissant entre les mots et les choses. A force de creuser le langage, ils ont finalement mis à jour des structures logiques dont l’homme (en tant que sujet cartésien) est le grand absent. Ils ont précipité la crise du sujet, désormais décentré, exilé par rapport à lui même, surdéterminé par des structures inconscientes.
Une telle conception qui annonçait la fin prochaine de l’humanisme, l’éclatement de l’idéologie prônant l’universalité de la raison occidentale, et la mythologie du progrès linéaire, prêta le flanc à une cascade de critiques: déresponsabiliser le criminel, abolir les valeurs fondamentales de l’humanisme ordinaire, ne pas prendre en compte les apports culturels extérieurs, appauvrir et simplifier la complexité du réel et en particulier le phénomène de la criminalité. « La mythologie est un jeu de transformation. C’est Lévi-Strauss qui l’a vraiment montré […] Mais l’ethnologue s’imagine, à tort, il me semble, que le passage peut se faire dans n’importe quel sens […] ne voir que la combinatoire c’est ne voir que l’inessentiel […] Son instrument d’analyse est trop rudimentaire pour comprendre ce qui se perd au cours d’une transformation […] (R. Girard, 1982). »
C’est à partir de cette critique de rigidification du réel que Pierre Bourdieu a élaboré un structuralisme évolutif, bâti sur l’analyse des liens qui s’établissent entre les structures sociales (les classes sociales) et les structures symboliques. Il ne s’agit plus, pour lui, d’analyser les seuls rapports de forces économiques mais aussi et surtout le capital symbolique, principalement culturel, imposé par la classe dirigeante par l’intermédiaire de l’Ecole et de l’Université (violence symbolique).
Mais bien au delà du structuralisme, c’est le corpus complet des sciences humaines qui est critiqué par certains épistémologues qui, se fondant sur les critères comtiens, hiérarchisent les sciences et excluent la criminologie du champ scientifique.
Pour eux, seules les sciences hypothético-déductives sont réellement scientifiques. La criminologie ne mériterait pas ce rang car, bien qu’elle utilise (ou devrait utiliser) la méthode inductive, elle est, comme toutes les sciences humaines, le domaine évident de la métaphore, du comme si, de la polysémie, de décalages et de déplacement de sens : « Les sciences humaines sont de fausses sciences, ce ne sont pas des sciences du tout. (Foucault, 1966) »
Les autres critiques les plus sérieuses font part de la difficulté, pour le criminologue, d’être juge et partie, c’est à dire d’être à la fois l’observateur et le sujet même de l’observation.
Enfin, pour des raisons éthiques évidentes, les sciences humaines et sociales ne peuvent prétendre au rang de sciences expérimentales. Il serait invraisemblable que les criminologues se livrent à des expériences sur l’homme.
(A suivre)
NOTES
- Lacassagne A. (1878). Précis de médecine judiciaire. Paris : Masson (en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k28587k/f7.image)
- Tarde G. (1886). La criminalité comparée. Paris : Alcan, 1907
- Garofalo R. (1885). La criminologie. Paris : Alcan, 1905.
- Morel BA. (1857). Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine. Paris : JB Baillière
- Lombroso C. (1895). L’homme criminel (3 vol.). Paris : Alcan, 1976.
- Ferri E. (1884). La sociologie criminelle. Paris : Alcan, 1905
- Quételet A. (1835). Physique sociale ou essai sur le développement des facultés de l’homme, Tome II. Bruxelles : Muquart, 1869
- Guerry A. (1833). Essai sur la statistique morale de la France. Paris : Crochard
- (2005). Expertise collective : Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent. Paris : Inserm
- Durkheim E. (1897). Le suicide. Paris : PUF, 1960
- Mauss M. (1973). « Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et Anthropologie. Paris : PUF
- Cusson M. (1993). Interview. Revue Forensic, N° 4
- Degreeff E. (1942). Amour et crimes d’amour. Bruxelles : C. Dessart, 1973
- Pinatel J. (1975). Traité de droit pénal et de criminologie. Paris : Dalloz – Pinatel J (1963), Tome III : La criminologie. Paris : Dalloz
- Marx K. (1993). Le capital. Paris : PUF
- L’Express du 17 au 23 octobre 1986.
- Ancel M. (1954). La Défense sociale nouvelle, un mouvement de politique criminelle humaniste. Paris : Cujas, 3° éd. – (1985). La défense sociale. Paris : PUF, Que Sais-Je ?
- Badinter R. (1993). « Exposé des motifs du projet de loi portant réforme du code pénal », in Nouveau code pénal, mode d’emploi. Paris : éd. 10/18
- Freud S. (1969). Cinq leçons sur la psychanalyse. Paris : Payot
- Laplanche J et Pontalis JB. (1981). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF
- Freud S. (1969). Pour introduire le narcissisme, in la vie sexuelle. Paris : PUF
- Ferenczi S. (1982). Psychanalyse IV, Œuvres complètes. Paris : Payot
- Foucault M. (1966). Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard
- Châtelet F. sous la dir. (1992). La philosophie du XX° siècle. Verviers : Marabout
Gérard Lopez
Secrétaire de la rédaction
Président de l’Institut de victimologie